de Jean-Jacques Rousseau
Même si elles partagent bien des choses, la réflexion sur le politique et la réflexion sur la société ne doivent pas être confondues. La première porte sur la direction de la société ; la seconde sur son fonctionnement. De nos jours, on distingue souvent la science politique de la sociologie, ce qui pourrait laisser croire qu’on évite ainsi cette confusion. Hélas, la science politique porte bien mal son nom. Si du temps de Maurice Duverger, elle se donnait encore l’ambition de faire l’histoire des idées et des régimes politiques, elle a depuis opté pour une forme de journalisme savant très détestable. Qui n’a vu ou lu dans les média ces soi-disants experts en politique qui font croire que les éloges ou les opprobres équilibrés sont des signes de lucidité et qui limitent leurs analyses aux péripéties politiques auxquelles l’opinion commune s’intéresse ? Ce n’est évidemment pas de cette manière qu’il faut s’y prendre si l’on veut vraiment réfléchir au phénomène politique.
Tout ce que le quotidien nous révèle du politique n’est pas apte à nous éclairer beaucoup sur ce qui conduit les sociétés et sur ce qui les amènent à se laisser conduire de telle ou telle façon. Il faut au contraire nous déprendre des courants politiques d’aujourd’hui, de leurs enjeux, de leurs oppositions, de leurs vocabulaires aussi, si nous nourrissons l’espoir d’y voir un peu plus clair au sujet de ce phénomène très complexe, assez mystérieux même, qu’est le phénomène politique.
Loin de moi l’idée que Jean-Jacques Rousseau ait dit sur la question des choses définitives. Mais il est parmi d’autres l’un de ceux dont la lecture permet d’appréhender en quoi consiste précisément l’approche anthropologique du phénomène politique. Et dans l’œuvre de Rousseau, même si ce n’est pas de manière exclusive, c’est bien sûr le Contrat social qui, à cet égard, mérite de retenir tout particulièrement l’attention. C’est dans le but d’illustrer cette opportunité que nous offrent certaines œuvres déjà anciennes que l’idée m’est venue d’évoquer une nouvelle fois le Contrat social.
Du contrat social ; ou, principes du droit politique (1) a été publié en 1762. Il a d’emblée suscité de très vives réactions (2), en France avec une prise de corps (décision d’arrestation) qui visait aussi l’Émile, et plus particulièrement à Genève où certains y virent une mise en cause directe des institutions existantes. Depuis lors, l’œuvre n’a pas cessé de susciter des polémiques. Beaucoup d’entre elles sont dues à une incompréhension qui n’a d’ailleurs fait que grandir au fil du temps. Le lecteur pressé d’aujourd’hui ne peut que se méprendre sur des idées qui s’articulent autour de mots – volonté générale, Souverain, Prince, État, que sais-je encore… – auxquels Rousseau donne un sens très éloigné de celui qui a cours de nos jours. À cela s’ajoute le fait que l’on ne peut espérer saisir pleinement la portée des propos de Rousseau que si on les éclaire du grand dessein dont toute son œuvre témoigne et que si on mesure pleinement à quelles autres conceptions il s’oppose : Bodin, Grotius, Hobbes, Pufendorf, Locke, etc.
Je pense que tenter de rendre compte du Contrat social en se risquant à présenter les structures institutionnelles qui y sont décrites n’est pas de bonne méthode. « Commençons donc par écarter tous les faits » (3) propose hardiment Rousseau à l’entrée de son Discours sur l’origine, et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes. Qu’est-ce que cela veut dire ? La question est d’importance. Et il faudra y revenir. Mais c’est en tout cas le signe que le message principal que nous livre le Contrat social n’est assurément pas dans la plomberie institutionnelle (pour reprendre une expression bien belge).
Il existe certainement bien des voies d’accès à l’œuvre. J’en ai personnellement retenu deux : celles qui me semblent les mieux aptes – mais peut-être me trompé-je – à distinguer ce que la pensée de Rousseau a de spécifique. Il s’agit d’abord de la nature ou, pour être plus précis, de l’ordre naturel des choses ; il s’agit ensuite de la religion civile, notion souvent ignorée ou négligée et qui, pourtant, me paraît essentielle.
Le concept de nature est parmi les plus complexes à étudier. Depuis la phusis grecque – ce tout de l’existant – jusqu’au monde romantique – celui qui se borne aux manifestations les plus enchanteresses des règnes végétal, animal et minéral terrestres –, depuis la forme platonicienne jusqu’à l’être heideggerien, en passant par la substance des scolastiques, le mot nature a sans cesse désigné des réalités variables, comme des immatérialités plus variables encore. Il est fréquent que l’on attribue à Rousseau une conception simpliste de la nature. L’exemple le plus frappant de cette erreur, on le trouve probablement chez Joseph de Maistre, lequel avait rédigé, sous le titre De l’état de nature, un pamphlet qui ne fut pas publié de son vivant et est aujourd’hui connu sous le nom de Contre Rousseau (4) Car les critiques de de Maistre – acerbes et ironiques – supposent un Rousseau convaincu que les hommes peuvent constituer la société, la faire selon leur volonté. Ce qui est fort loin de ce qui ressort d’une lecture un peu attentive de Rousseau.
Il convient d’abord d’être quelque peu circonspect quant aux convictions de Rousseau à l’égard du libre-arbitre. Parmi des textes inédits publiés en 1972 par Claude Pichoix et René Pintard (5), on en trouve un consacré à la notion de liberté qui commence ainsi : « Si les actes de ma volonté sont en ma propre puissance ou s’ils suivent une impulsion étrangère je n’en sais rien et je me soucie très peu de le savoir, puisque cette connoissance ne saurait influer sur ma conduite en cette vie et, s’il en est une autre, comme Je le crois, je suis convaincu que les mêmes moyens par lesquels je puis faire mon bonheur actuel doivent encore m’acquérir l’immortelle félicité. » (p. 1894) Loin de moi l’idée d’en déduire que Rousseau ait pu incliner vers le déterminisme. Mais il ne me paraît pas exagéré de dire que la liberté dont il parle si souvent est davantage celle d’aller et venir que celle de choisir. Ce qui reste sans doute le plus grand guide dans les réflexions que Rousseau livre à propos d’une société harmonieusement organisée, c’est la possibilité dont y jouirait chacun de pouvoir exprimer en toute liberté ses élans de cœur. Tout le reste – l’égalité relative, l’expression des intérêts communs, la minimisation des dominations,… –, ce ne sont que les conséquences de cette première liberté.
Il est important de comprendre que Rousseau, dans le Contrat social, n’expose pas une théorie parfaitement finalisée et cohérente. Il sait trop combien tout est complexe pour se risquer à ça. Le contrat qui forme le sujet de son livre, Rousseau lui-même est loin d’y croire totalement. Et ce qu’il dit de la société est souvent davantage marqué par des interrogations que par des affirmations. Dans un passage de la première version du Contrat social qu’il avait barré, on trouve ceci :
« Il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective qui ne suppose aucune union reelle entre les individus qui le constituent : Ajoutons y , si l’on veut cette Supposition ; concevons le genre humain comme une personne morale ayant un sentiment d’existence commune qui lui donne l’individualité et la constitue une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité et que la loi naturelle soit le principe actif de la machine. Observons ensuite ce qui résulte de la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses semblables ; et, tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons que le progrès de la société étouffe l’humanité dans les cœurs, en éveillant l’interest personnel, et que les notions de la Loi naturelle, qu’il faudroit plustot appeller la loi de raison, ne commencent à se développer que quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par où l’on voit que ce prétendu traité social dicté par la nature est une véritable chimère ; puisque les conditions en sont toujours inconnues ou impraticables, et qu’il faut nécessairement les ignorer ou les enfreindre. » (pp. 283-284)
Rousseau a-t-il barré ce passage parce qu’il aurait acquis la conviction que le contrat pouvait ne pas être une chimère ? Allez savoir ! Mais il n’est pas prudent, à la lecture de la version définitive du Contrat social, d’écarter trop vite l’hypothèse que l’important n’est pas le projet précis où certains ont cru voir les prémisses de la Révolution française et des idées de Robespierre, mais bien plutôt ce que nous apprennent les méandres d’une pensée (6) qui tente de rendre raison de l’histoire de l’homme et de ses façons de gouverner la société.
Qu’y a-t-il de naturel dans le comportement humain ? La question est à la fois importante et insoluble. Et Rousseau n’est pas dupe de la difficulté. Ainsi écrit-il :
« Aristote avait raison, mais il prenoit l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage nait pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. » (p. 353)
Oui mais alors, qu’est-ce donc qu’être contre nature ? Laissons Rousseau parler du prétendu droit de faire des vaincus des esclaves :
« […] la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin.
[…] Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : c’est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit d’esclavage, et le droit d’esclavage sur le droit de vie et de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vicieux ? » (p. 358) (7)
Où l’on voit que la raison a en quelque sorte partie liée avec la nature, puisque c’est en usant de sa raison que l’homme discerne ce qui semble contre nature. Pourtant, la raison raisonnante n’a rien de naturel. Quand donc la raison s’inscrit-elle dans le cours naturel des choses ?
Il faut repartir, je crois, de ces fameux élans du cœur que j’évoquais il y a un instant. Un passage de la préface du Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes nous y aidera :
« Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la Nature. » (pp. 125-126)
Le premier feu naturel, c’est donc une combinaison d’instinct de conservation et de pitié. De là découle ensuite un bon et un mauvais usage de la raison : le premier donne force au premier feu, le deuxième le contrarie. Et si Paul Léon a raison d’établir un parallèle avec « les deux conceptions médiévales du droit naturel, l’une secundum motus sensualitatis, l’autre secundum motus rationis » (8), il importe surtout de remarquer que la raison y perd son infaillibilité. C’est en cela que Rousseau se distingue de Grotius, de Pufendorf et de Locke.
La raison se révèle ainsi détenir un versant naturel, dès lors qu’elle s’emploie à conforter les deux principes premiers que les élans du cœur dessinent. C’est en gardant ce rouage à l’esprit qu’il faut tenter, par exemple, de bien saisir ce que Rousseau appelle la volonté générale. Il est courant d’entendre dire que le suffrage universel doit beaucoup à Rousseau et que son exercice révélerait ce qu’il appelait volonté générale. Rien ne me semble plus faux. En cherchant bien, on pourrait évidemment trouver l’une ou l’autre phrase en laquelle certains verraient une confirmation de cette filiation. Ainsi, lorsque Rousseau écrit dans une note en bas de page :
« Pour qu’une volonté soit générale il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité. » (p. 369)
Peut-on comprendre que la décision revient à la majorité ? Assurément pas. Il faut entendre tout le monde, mais s’il en est qui ne prétendent rien faire valoir d’autre que leurs intérêts personnels, alors il faudra se priver de l’unanimité. Laissons Rousseau s’expliquer :
« Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. » (p. 371)
Somme toute, la politique doit séparer les deux principes premiers que notre cœur nous dévoile et qui sont ce qu’il y a de plus naturel en l’homme. Et la raison nous dicte que la politique, l’art de vivre en société, doit reposer entièrement sur le deuxième. Non seulement l’émergence de cette volonté générale apparaît épineuse, sinon chimérique, mais nul homme, nul groupe, nul parti, ne peut se sentir autorisé à en être le porte-parole. La principale erreur de Robespierre était là.
Venons-en à la religion civile. Rousseau en parle dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, le dernier en fait, puisque celui qui suit ne comporte qu’une conclusion en huit lignes. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’instaurer cette démocratie permettant au Souverain (9) de régner et à la volonté générale de s’imposer. Car les difficultés sont extrêmes.
« Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux Nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n’en éprouvât aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulut bien s’occuper du notre ; enfin qui, dans le progrès des tems se ménageant une gloire éloignée, put travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des Dieux pour donner des loix aux hommes. » (p. 381)
Il arriva qu’un Dieu donnât ses lois aux hommes. En des temps peut-être où les choses étaient moins compliquées ? À moins que ce ne soit pas la divinité en elle-même qui soit le vrai miracle.
« Pour qu’un peuple naissant put goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudroit que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le Législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre.
Voilà ce qui força de tout tems les peres des nations à recourir à l’intervention du ciel et d’honorer les Dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux loix de l’État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique.
Cette raison sublime qui s’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprête. La grande ame du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hazard une troupe d’insensés, mais il ne fondra jamais un empire, et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre. » (pp. 383-384)
Si l’une sert d’instrument à l’autre, si la religion sert d’instrument à la politique, n’est-on pas condamnés, si l’on veut que la bonne politique soit durable, à transformer l’autre en son propre instrument, à conférer à l’autre, indépendamment de la première, cette force dont bénéficie la première ? Faute de quoi ce que fera la bonne politique, la mauvaise le défera l’instant d’après.
« Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidelle. (10) Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les loix, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. » (p. 468) (11)
Chimère dira-t-on, chimère dangereuse diront même certains. Mais la question ne se pose pas. Ce qui importe, c’est le sens de l’exercice auquel Rousseau se livre. Or, s’il pense que c’est possible, à tout le moins qu’il soit souhaitable que ce soit possible, c’est parce qu’il est convaincu que l’opinion fait l’homme et que la foi en une bonne société pourrait faire la société bonne.
« Chez tous les peuples du monde, ce n’est point la nature mais l’opinion qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes et leurs mœurs s’épureront d’elles-mêmes. » (p. 458)
La quadrature du cercle réside évidemment dans le fait qu’il faut à la fois que le peuple (12) soit uni sur certaines de ses manières de penser et que, en même temps, il reste libre de penser comme bon lui semble. C’est que la question de la tolérance est ardue !
On prête généreusement à Voltaire d’avoir dit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » (13) Si l’on veut mettre ce précepte en pratique, il convient de bien mesurer la difficulté. Car il existe comme une même façon de penser, du moins à un niveau principiel, en-deçà de laquelle, l’acceptation de la divergence d’opinion devient malaisée, voire impossible. Observez ceux qui se rengorgent volontiers en énonçant le précepte prétendument voltairien : vous ne manquerez sans doute pas de les surprendre rapidement manquant à l’une ou l’autre occasion de largeur d’esprit ; ils n’ont pas compris ce que la tolérance charrie comme contradictions, contradictions qu’il n’est possible de surmonter que par un effort exceptionnel empreint d’abnégation et d’humilité (14).
Rousseau, à certains égards, peut nous aider à prendre conscience de cette difficulté.
« Les dogmes de la Religion civile seront simples, en petit nombre, énoncés avec précision, et sans explication ni commentaire. L’existence de la divinité bienfaisante, puissante, intelligente, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, les bonheur des justes et le châtiment des méchans, la sainteté du contrat social et des loix, voila les dogmes positifs. Quant aux négatifs, je les borne à un seul c’est l’intolérance.
Ceux qui distinguent l’intolérance civile et l’intolérance Ecclésiastique se trompent. L’une mène nécessairement à l’autre, ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés. Les aimer ce seroit haïr Dieu qui les punit, il faut nécessairement qu’on les convertisse ou qu’on les persécute. Un article nécessaire et indispensable dans la profession de foi civile est donc celui-ci. Je ne crois point que personne soit coupable devant Dieu pour n’avoir pas pensé comme moi sur son culte.
Je dirai plus. Il est impossible que les intolérans réunis sous les mêmes dogmes vivent jamais en paix entre eux. Dès qu’ils ont inspection sur la foi les uns des autres, ils deviennent tous ennemis, alternativement persécutés et persécuteurs chacun sur tous et tous sur chacun. L’intolérant est l’homme de Hobbes, l’intolérance est la guerre de l’humanité. La société des intolérans est semblable à celle des démons : ils ne s’accordent que pour se tourmenter. Les horreurs de l’inquisition n’ont jamais régné que dans les pays où tout le monde était intolérant, dans ces pays il ne tient qu’à la fortune que les victimes ne soient pas les bourreaux.
Il faut penser comme moi pour être sauvé. Voila le dogme affreux qui désole la terre. Vous n’aurez jamais rien fait pour la paix publique si vous n’ôtés de la cité ce dogme infernal. Quiconque ne le trouve pas exécrable ne peut être ni chrétien ni citoyen ni homme, c’est un monstre qu’il faut immoler au repos du genre humain. » (p. 141) (15)
La chose est clairement dite : il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés. Et l’on peut évidemment comprendre le mot damnés comme désignant ceux qui sont dans l’erreur, l’erreur fondamentale. Dans un pays communiste, le contre-révolutionnaire. Pour Rousseau, la solution consiste donc à inscrire l’obligation de surmonter cette impossibilité dans le contrat social. C’est dire l’extrême difficulté à être tolérant ; c’est dire aussi l’espoir chimérique placé en ce contrat social qui est condamné, s’il veut aboutir – c’est-à-dire si l’on veut qu’il dure –, à emprunter sa force aux religions.
Nous n’avons pas fini de réfléchir à toutes ces questions.
(1) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 279-470.
(2) Même si le livre eut peu de succès avant la Révolution française, à l’inverse de l’Émile.
(3) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 132.
(4) Joseph de Maistre, Contre Rousseau (De l’état de nature), (1ère publ. en 1870) Fayard, Mille et une nuits, 2008.
(5) Claude Pichoix et René Pintard, Jean-jacques entre Socrate et Caton. Textes inédits de Jean-Jacques Rousseau 1750-1753, José Corti, 1972.
(6) Rousseau était conscient de l’enchevêtrement de ses conjectures. Alors qu’il débat de la peine de mort que le Souverain pourrait conférer sans l’exercer lui-même, il a cette phrase : « Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurois les exposer toutes à la fois. » (p. 377)
(7) Je laisse bien sûr de côté la discussion proprement dite de l’esclavage, et notamment les raisonnements que Rousseau déploie juste après l’extrait cité, page 358. La question est aujourd’hui entendue, du moins dans son principe ; à l’époque, elle était très débattue (cf. notamment ce qu’en disaient Grotius et Pufendorf).
(8) Cf. note 3 de la page 329, p. 1425. Cf. également Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps (1ère éd. 1950), Vrin, 1995, p. 166.
(9) Rousseau appelle Souverain, il est important de le rappeler, le peuple décidant pour le bien commun.
(10) Rousseau renvoie ici à une note en bas de page que je crois très utile de livrer : « Cesar plaidant pour Catilina tachoit d’établir le dogme de la mortalité de l’âme ; Caton et Ciceron pour le réfuter ne s’amuserent point à philosopher : ils se contenterent de montrer que Cesar parloit en mauvais Citoyen et avançoit une doctrine pernicieuse à l’Etat. En effet, voilà dequoi devoit juger le Sénat de Rome, et non d’une question de théologie. » C’est le caractère civique des religions de l’Antiquité dont Rousseau fait ainsi état.
(11) Je ne veux rien cacher : Rousseau a bien écrit ensuite ceci : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les loix. » Quant à l’avis de Rousseau sur la peine de mort, divers textes semblent indiquer qu’il balance (cf. notamment le chapitre V du Livre II du Contrat social, pp. 376-377, mais aussi la Ve lettre de la Ve partie de La nouvelle Héloise, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 589). Sur sa défense de la liberté de conscience, cf. la Lettre à Voltaire sur la Providence du 18 août 1756, sixième paragraphe avant la fin (la Lettre est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_%C3%A0_Voltaire_sur_la_Providence).
(12) Rousseau n’a jamais caché que le peuple qu’un contrat social pourrait rassembler est faible en nombre, trois ou quatre dizaines de milliers de citoyens probablement (cf. notamment le chapitre X du Livre II, pp. 388-391). N’a-t-il pas souvent Genève en tête ?
(13) On chercherait en vain cette phrase dans son œuvre. Voltaire, bien davantage encore que Rousseau, symbolise aujourd’hui encore bien des choses qui lui étaient fort étrangères.
(14) La notion morale et politique de tolérance, il ne faut pas l’oublier, est née des guerres de religion et des efforts consentis pour y mettre fin. C’était alors une sorte de paix incomplète permettant aux belligérants de rester irréconciliables tout en cessant les hostilités.
(15) Cet extrait provient de la première version du Contrat social. Dans la version définitive, les deux derniers paragraphes ont été profondément modifiés. Serait-ce parce que l’ouvrage devait être lu par les Genevois (Rousseau le signe en précisant sa qualité de citoyen de Genève), je me pose la question. Il y admet curieusement une possible exception au rejet de toute intolérance : « Un tel dogme [hors de l’Église point de Salut] n’est bon que dans un Gouvernement Théocratique, dans tout autre il est pernicieux. » (p. 469)
Autres notes sur Rousseau :
Jean-Jacques Rousseau
Exposé succinct de la contestation... de David Hume & alii
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire