mardi 14 juin 2011

Note d’opinion : « Gare au totalitarisme médiatique »

À propos du journalisme

Il y a bien longtemps que j’envisage d’exprimer tout ce que la presse d’aujourd’hui m’inspire. C’est évidemment très malaisé, car elle a très généralement atteint un tel niveau de bassesse et de flatterie démagogique qu’on rêverait qu’elle disparaisse. Et l’on sait bien sûr que la disparition de la presse est la pire des solutions, puisqu’elle place inévitablement les citoyens à la merci des abus de pouvoir.

Aujourd’hui, je me suis dit que, plutôt que de disserter sur ce que la presse devrait être, un seul et bon exemple suffira. Et je me le suis dit parce que ce bon exemple m’est tombé sous les yeux. Bien mieux, exemple idéal du type de papier qu’un bon journaliste devrait livrer à ses lecteurs, l’article en question est précisément consacré au pouvoir de la presse et plus largement des médias. Qu’il ne soit pas de la plume d’un professionnel du journalisme étonnera peu de monde.

Depuis le 14 mai dernier, on a tant lu et tant entendu sur l’affaire « Dominique Strauss-Kahn » que l’on pouvait désespérer d’encore découvrir une opinion sensée à son sujet. La voici. Elle est d’Alain Finkielkraut et elle est publiée dans le numéro du 15 juin 2011 du journal Le Monde, en page 18. Une fois n’est pas coutume, je me permets de reproduire l’article intégralement, car tout y est exemplaire. Et je me tais : tout commentaire supplémentaire serait superflu.

« DSK : on juge un homme, pas un symbole
Gare au totalitarisme médiatique


Je ne sais si Dominique Strauss-Kahn est innocent ou coupable des faits qui lui sont reprochés. Je ne sais qu'une seule chose, et malheureusement ce savoir, qui relève de l'évidence, est de moins en moins partagé : Dominique Strauss-Kahn n'est pas un symbole mais une personne singulière, avec un nom et un prénom. Même ceux qui, impressionnés par l'acte d'accusation et les indices distillés dans la presse, lui refusent la présomption d'innocence, devraient lui accorder, ce serait quand même la moindre des choses, la présomption d'individualité.
Au lieu de cela, on conceptualise Strauss-Kahn à tour de bras et à longueur de talk-shows, on en fait un spécimen, un emblème, une catégorie ; on le noie dans l'abstraction. " Qui il est " est remplacé par ce qu'il est ou ce qu'il est censé être : le dominant dans ses oeuvres, le vieux-mâle-blanc-libidineux, le membre du club des puissants que rien n'arrête et qui se croient tout permis.
Son procès devient le procès de l'Occident prédateur, le procès du racisme, le procès de l'islamophobie, le procès du sexisme, le procès de la persistance de l'Ancien Régime dans l'Europe démocratique, le procès des baisers volés, des plaisanteries grivoises et la conception française du commerce des sexes, le procès enfin de tous les violeurs, de tous les pédophiles et tous ceux qui s'obstinent à refuser de partager les tâches ménagères. Deux humanités se font face : celle qui écrase et celle qui est écrasée. Par l'entremise des femmes de ménage new-yorkaises, la seconde dit aujourd'hui à la première : "
Assez ! Dominique Strauss-Kahn doit payer pour ce qu'il nous a fait. "
Eh bien non, il ne vous a rien fait. Ce qu'il a fait, c'est à la justice de le déterminer. Si l'on transforme le procès d'un homme en procès de la domination, alors la justice se retrouve sans objet, la cause est entendue, le verdict est déjà tombé et les audiences n'ont plus lieu d'être sinon comme châtiment, comme humiliation publique, comme lynchage politico-judiciaire, comme "
Shame on you ! " (" honte à vous ").
Dans La Tache (Gallimard, 2004), ce roman qui commence en pleine affaire Clinton-Monica Lewinsky, Philip Roth dit qu'il avait rêvé d'une banderole géante tendue d'un bout à l'autre de la Maison Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo et qui proclamait : "
A human being lives here" (" Ici demeure un être humain ")...
J'ai envie moi aussi d'emballer la " luxueuse résidence " où vit celui qui a été jugé indésirable par tous les copropriétaires des appartements de Manhattan et de rappeler aux photographes, aux envoyés spéciaux, aux éditorialistes, aux touristes, aux féministes, aux déconstructionnistes de tous les pays, aux professionnels du rire, à la gauche morale et à la droite trop contente de pouvoir défendre à son tour, qui plus est contre un socialiste, la cause des opprimés, que là demeure un être humain.
Un être de chair et de sang. Certes l'agression du Sofitel (si elle est avérée) est incomparablement plus grave que ce qui s'est passé dans le bureau Ovale entre le président et sa stagiaire. Mais un être humain est un être humain. S'il y a une leçon à retenir du XXe siècle, c'est que nous devons, coûte que coûte, nous arc-bouter à cette tautologie. Et cela vaut également pour la plaignante réduite elle-même à une abstraction, instrumentalisée et désincarnée sans vergogne par ceux qui font profession de s'émouvoir de son sort.
Parmi les procès nés de l'affaire Strauss-Kahn, il y a celui de l'omerta, de la loi du silence, de la complaisance dont la presse française aurait fait preuve envers la classe politique. Au nom de la sacro-sainte séparation entre vie privée et vie publique, on aurait couvert des agissements répréhensibles et notamment celui du dragueur particulièrement lourd qu'était l'ancien directeur du Fonds monétaire international (FMI).
Certains journalistes font donc leur
mea culpa en se frottant les mains. Ils promettent de faire connaître au peuple entier les turpitudes de ses mandataires au lieu de réserver cette connaissance à un petit nombre de privilégiés. Ils s'engagent à fouiller les existences, à écouter les conversations, à dénoncer les transgressions et à ne respecter qu'un seul secret : celui de leurs sources. Le droit démocratique de savoir et l'exigence citoyenne de moraliser la vie publique leur imposent d'accroître encore leur pouvoir. Quelle aubaine !
Dans
L'Insoutenable Légèreté de l'être et dans Les Testaments trahis (Gallimard, respectivement 1984 et 2000), Milan Kundera nous raconte une histoire très instructive. Voulant discréditer deux grandes personnalités du " printemps de Prague ", le romancier Jan Prochazka et le professeur Vaclav Cerny, la police a diffusé leurs conversations en feuilleton à la radio.
"
De la part de la police c'était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant : elle a failli réussir ; sur le coup, Prochazka fut discrédité : car, dans l'intimité on dit n'importe quoi, on parle mal des amis, on dit des gros mots, on n'est pas sérieux, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités, on a des idées hérétiques qu'on n'avoue pas publiquement, etc. (...). Ce n'est donc que progressivement (mais avec une rage d'autant plus grande) que les gens se sont rendu compte que le vrai scandale ce n'étaient pas les mots osés de Prochazka mais le viol de sa vie ; ils se sont rendu compte (comme par un choc) que le privé et le public sont deux mondes différents par essence et que le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu'un homme puisse vivre en homme libre ; que le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et que les arracheurs de rideaux sont des criminels."
Cette parole antitotalitaire sera-t-elle entendue ? Ou l'affaire Strauss-Kahn achèvera-t-elle de nous convaincre que l'arrachage du rideau n'est pas criminel mais salutaire dès lors qu'il est l'œuvre de journalistes citoyens et non de policiers ?
Alain Finkielkraut
Philosophe
»

Notes ultérieures sur le même sujet :
À propos de la séduction
À propos de l'exemplarité

4 commentaires:

  1. Saint-Remi Bernadette27 juin 2011 à 06:44

    Je suis d'accord avec ce commentaire à la nuance près que je trouve un peu malhonnête de mettre tout le monde dans le même sac et d'être celui ( le seul!) qui réfléchit correctement.Pendant cette période DSK j'ai lu plusieurs articles fort intéressants et pas sur le cas spécifique de DSK mais sur la justice, les minorités américaines,les principes de colocations à Manhatan... on prend dans la presse ce que l'on veut bien y prendre et pour la télé il y a encore une simple touche à utiliser... on se laisse envahir par des commentaires souvent aussi par envie de se vautrer dedans et pouvoir s'en plaindre. Je n'ai regardé qu'une fois DSK en télé et cela m'a suffit ... on a aussi la presse que l'on mérite et que l'on entretient. Certains font un vrai boulot mais ne sont pas lus ou pas encouragés dans cette voie... Il ne faut pas jeter toute une profession c'est un peu trop facile... et les dictatures ont toujours commencé par museler cette même presse que vous décrier. Ici aussi il faut de la nuance...

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  2. J’ai bien connu quelqu’une qui portait votre nom (à l’époque, elle me tutoyait). Elle était journaliste et votre commentaire me laisse penser que vous l’êtes.
    Qu’il faille de la nuance, je serai le dernier à le contester. Encore faut-il s’entendre sur ce qui mérite d’être appelé nuance. Celle par laquelle vous commencez – à savoir qu’il est « un peu malhonnête de mettre tout le monde dans le même sac » – n’en est pas une. C’est un jugement de valeur, fort sévère de surcroît, qui fleure le syndicalisme, sinon le corporatisme.
    Quand on exerce un métier, mieux que quiconque on a l’occasion d’en voir les travers, les vices et les corruptions, surtout si soi-même on s’en garde. Mais il ne suffit pas de s’en garder, ni même de les combattre de l’intérieur ; encore faut-il autant que possible en témoigner. Et lorsque la dénonciation vient de profanes, plutôt que de se recroqueviller tel un escargot dont on a touché les antennes, il convient – au risque de compromettre sa renommée au sein du corps – d’admettre ce que l’on juge vrai et le dire. Occupé successivement par une organisation syndicale de travailleurs, dans l’enseignement et dans la fonction publique, j’ai eu l’occasion, dans chacun de ces milieux, de mesurer ce qui conduit à défendre la profession envers et contre tout. Celles et ceux qui ainsi déplorent les maux mais les taisent sont les meilleurs appuis du système. Le vrai courage n’est-il pas, lorsque l’enjeu vous dépasse – c’est-à-dire lorsque l’activité professionnelle nuit plus qu’elle n’est utile –, de lutter crânement contre ceux qui assurent votre gagne-pain, dussiez-vous le perdre ?
    La presse vaut par ce qu’elle livre aux lecteurs et non par les vains efforts que certains journalistes déploient éventuellement pour la changer. Et si je parle d’efforts vains, ce n’est certes pas pour décourager les bonnes volontés, mais bien parce que je suis contraint de constater que le mal s’aggrave. Vous mettez en cause les lecteurs et les téléspectateurs qui iraient vers la médiocrité « par envie de se vautrer dedans et pouvoir s’en plaindre » ; n’a-t-on pas « la presse que l’on mérite » ? Mais entre les médias et leur public le cercle n’est pas aussi vicieux qu’on pourrait le penser. Les premiers ont la main et, en rejetant la responsabilité de l’ornière où ils pataugent sur le second, ils admettent implicitement que le profit prime sur toute autre considération, déontologique ou autre. Bien sûr, tout ne vient pas de la presse. Elle-même subit l’influence des cuistres, des consultants et des publicitaires, par exemple. Ce qui explique que participent à la médiocrisation des gens qui ignorent ce qu’ils font. À celles et ceux qui ne l’ignorent pas de se battre !
    Il n’y rien de plus difficile que de « jeter toute une profession », tout en ne niant pas que bien des gens de talent et de cœur y travaillent, malgré que bien des gens de talent et de cœur y travaillent. Lorsqu’on le fait en en étant, on touche à ce que notre époque offre encore d’héroïque.

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  3. Bernadette Saint-Remi1 juillet 2011 à 10:42

    Cher Jean,

    Comme tu me connais tu sais combien je peux réagir au quart de tour !
    Néanmoins il ne me semble pas que nos positions soient si éloignées... enfin j'espère !
    Depuis ce matin j'écoute France Inter et les rebondissements de l'affaire DSK ... et je trouve les journalistes responsables et assez justes sans marche arrière ni volte face et surtout j'entends plusieures analyses différentes, c'est cela l'important. Je note aussi que la justice américaine n'est pas l'horreur décrite parfois ... c'est pourquoi je déteste de plus en plus les déclarations "noir ou blanc " ... Et les dires de Finkelkraut me semblent ( pas seulement cette fois ci) avoir souvent un petit goût de " moi seul contre tous j'analyse correctement " qui me fait réagir( je sais c'est contradictoire avec son développement qui est très étayé mais je ne peux me départir de mon impression!) ...Il me semble que DSK et sa femme tombaient eux même dans un piège ouvrant la porte aux interprétations et divagations en permettant l'accès à leur vie privée ( cfr blog d'Anne Sinclair par exemple: quelle idée de commenter pour tous sa vie privée!) difficulté d'exister médiatiquement et de défendre sa vie privée. Je pense que la relation presse et personnages politiques est bien plus complexe que cela. Mais je n'ai qu'un avis parmi tant d'autres j'essaye juste de recouper mes sources et de réfléchir avant de juger ( j'ai dit j'essaye !!) Pour détail je ne suis pas journaliste ( je suis réalisatrice nuance que je trouve importante ) et moins corporatrice que tu le penses ( enfin j'essaye) mais ( et ce n'est pas ton cas!) j'en ai marre de me faire interpellée régulièrement par ceux qui ne lisent que des journaux qui n'en n'ont que le nom et de la presse gratuite et qui n'écoutent qu' RTL ou TFI seules références. C'est vrai qu'au sein de ma propre entreprise je rencontre d'ignobles journalistes ( et je les reconnais assez facilement majorité d'arrivistes ou de paresseux car c'est plus facile ) mais aussi des gens très bien... J'ai surtout peur que la presse différente plus nuancée ne disparaisse rapidement et cela serait dommageable me semble t il pour nous tous...
    Voilà j'espère ne pas t'ennuyer avec mes commentaires de base ... merci de les lire avec mensuétude

    Je ne lis pas ton blog tous les jours mais régulièrement avec intérêt et parfois grand plaisir ...

    Bien à toi
    Bernadette

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  4. Tu n’es pas journaliste, chère Bernadette, mais bien réalisatrice ; d’émissions de télévision, me revient-il à présent. Ce n’est pas un détail. Et je comprends parfaitement que tu souhaites qu’on ne confonde pas. Même si – et nous sommes bien d’accord là-dessus – tous les journalistes ne se valent pas : il y a les pires et les mauvais, sans oublier quelques bons.
    Je voudrais revenir un instant à Alain Finkielkraut. Longtemps, j’ai déploré ses approximations en sociologie et sa hargne à l’égard de Bourdieu. Et je déplore toujours cette « approche en vrille » (pour reprendre une expression qu’Élisabeth de Fontenay utilise affectueusement à son sujet) qui l’amène régulièrement à entrer dans des lices qu’il ferait mieux d’éviter et à y souvent tenir des propos véhéments. Mais il anime une des dernières émissions de vrai débat sur France Culture ; et il le fait avec beaucoup d’intelligence, laissant ses deux invités – il n’en faut pas davantage – parler tout leur soûl.
    C’est sans doute, je crois, par où pêchent le plus les médias, de ne savoir organiser des discussions dans lesquelles, entre interlocuteurs, la parole voyage (pas trop) avec suffisamment de bonheur pour que les questions abordées soient approfondies comme elles le méritent et pour que chacun puisse développer sa pensée à un rythme qui permet de la suivre jusque dans ses subtilités.
    Bien entendu, tu ne m’as aucunement ennuyé et je n’ai aucune raison de faire preuve de mansuétude à ton égard, puisque tu n’as vraiment rien à te faire pardonner.
    Amicalement.

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