La Princesse de Clèves
de Madame de Lafayette
Par les propos qu’il tint à son sujet, le président d’une république francophone suscita récemment des débats et des manifestations (1) quant à la place qu’occupe et que devrait occuper La Princesse de Clèves (2) dans l’éducation et la formation des citoyens.
Je n’ai guère de goût à combattre le philistinisme, d’autant que ceux qui s’en chargent omettent souvent de tenir compte de l’instrument de domination que la culture cultivée a pu représenter et représente encore quelquefois pour certains. Il n’est que d’observer le comportement médiatique de Philippe Sollers pour s’en convaincre. Reste que la trivialité triomphe, particulièrement au sein de l’école d’aujourd’hui, et que ce qu’on appelle les classiques de la littérature sont de plus en plus ignorés, bien davantage par exemple que les classiques de la musique ou de la peinture.
Le 25 juillet dernier, Alain Finkielkraut a consacré son émission radiophonique hebdomadaire à la question suivante : "Et si on lisait La Princesse de Clèves ?" (3) Ses invitées m’ont semblé s’épuiser à rechercher en quoi l’érudition de chacune permettait de contrer celle de l’autre, accréditant ainsi – bien involontairement – l’inanité de l’étude de ce grand classique de la littérature du XVIIe siècle. Heureusement, Finkielkraut lui-même alimenta la discussion de réflexions intéressantes, puisées pour partie chez Bernard Pingaud. Et l’idée me vint donc de relire cette œuvre que j’avais lue en 1966 (après que – ô ironie des choses – un professeur d’histoire de l’Université de Liège m’eut demandé, lors de l’épreuve orale, qui l’avait écrite).
J’avais conservé très peu de souvenirs de ma première lecture, sans doute parce que j’étais à l’époque incapable d’en comprendre la richesse. Je lui avais préféré – et de beaucoup – Les liaisons dangereuses, comme d’ailleurs je préférais alors le XVIIIe siècle au XVIIe ; ceux qui ont vécu les années 60 comprendront aisément pourquoi.
Un livre classique comme La Princesse de Clèves est tout sauf un monument devant lequel il serait bienséant de s’incliner. Il n’a d’intérêt que par ce qu’il est susceptible de nous apporter, émotionnellement comme intellectuellement. Je voudrais me borner à évoquer deux ou trois des aspects – parmi d’autres – des enseignements que l’on peut y trouver.
Arrêtons-nous un instant à la langue, celle dont use Madame de Lafayette pour nous faire le récit des amours de la princesse de Clèves et du duc de Nemours. On dit cette langue très belle, classique. Elle ne plaît pourtant pas à tout le monde, en tout cas pas à tout le monde de la même façon. C’est que la beauté de la langue n’est pas étrangère à son génie et que ce génie n’est pas également partagé, en bonne partie en raison des conditions dans lesquelles s’est forgé le rapport à la langue de chacun.
Je suis assez porté à croire qu’une langue est si bien le produit de son histoire qu’on ne peut pleinement maîtriser son potentiel expressif que si l’on se familiarise au mieux avec toutes ses variantes, y compris celles qui restent inscrites en son sein et dont le temps aurait supprimé l’usage. Il y a sans doute quelque chose de très erroné à croire qu’il existe un français du XVIe siècle, un autre du XVIIe et un français contemporain. Car il n’y a qu’un français (4). Et sa maîtrise, pour ceux dont c’est la langue maternelle (5), est sans doute un des rares véritables vecteurs – avec l’action – que l’intelligence peut emprunter. Encore l’action elle-même dépend-t-elle souvent d’un soliloque intérieur dont la qualité doit beaucoup à la langue.
Prenons un exemple. Mme de Clèves explique à M. de Nemours qu’elle résistera à l’envie de vivre avec lui la passion qui les lie :
« Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments et de vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître ; néanmoins je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n’être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur que, quand je n’aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur (6). Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour ne vous pas rebuter. » (pp. 241-242)
On peut aisément isoler l’argument avancé : la fugacité de la passion, à tout le moins chez les hommes. De même les arguments prouvant cette fugacité : la nature exceptionnelle de la passion de M. de Clèves, peut-être explicable par son unilatéralité ; la fragilité de la constance du duc, qui doit beaucoup aux obstacles. Mais il y a la manière d’exposer ces arguments, c’est-à-dire l’art d’être à la fois clair et complet.
Après la langue, l’histoire. La Princesse de Clèves est un roman historique ; il met en scène des personnages renommés du XVIe siècle : Marie Stuart, Catherine de Médicis, Henri II, Diane de Poitiers, etc. Évidemment, il ne s’agit pas d’espérer en apprendre sur ces personnages et, plus généralement, sur les luttes qui occupaient la Cour à la fin de la cinquième décennie du XVIe siècle. Car le regard de Mme de Lafayette sur cette époque est celui de son propre siècle et elle prête à ses héros des sentiments et une manière de les exprimer qui sont ceux de la deuxième moitié du XVIIe. Mais c’est précisément dans cet écart que l’occasion nous est donnée de mesurer la relativité du récit historique, particulièrement lorsque l’anachronisme est inconscient. À cet écart, La Princesse de Clèves est une œuvre particulièrement intéressante.
Après la langue et l’histoire, la littérature. Mme de Lafayette écrit à la croisée de plusieurs mouvements littéraires : celui de la préciosité, d’abord ; mais aussi, celui des moralistes. Et on se plaît à dire qu’elle invente une technique romanesque nouvelle, à savoir la faculté que s’attribue l’auteur de révéler les pensées intimes des personnages. Il y a là un champ d’analyses comparatives tout à fait remarquable.
Je ne pense pas qu’il soit utile d’en dire davantage pour justifier l’opinion qu’il n’est certainement pas vain de lire La Princesse de Clèves, même s’il s’agit – il faut aussi l’admettre – d’intérêts qui coïncident essentiellement avec un souci de formation générale, peu compatible avec l’urgence de l’apprentissage d’un métier.
(1) « Lafayette, nous voici ! » lança Michel Schifres ; « Marche ou Clèves » surenchérit Agnès Varda.
(2) Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de Lafayette, La Princesse de Clèves, (1ère éd. 1678) édition de Bernard Pingaud, Gallimard, Folio classique, 2000.
(3) France-Culture, émission Répliques du samedi 25 juillet 2009, présentée par Alain Finkielkraut, avec en invitées Claude Habib et Hélène Merlin-Kajman.
(4) « Il n’y a qu’un français ! » L’exclamation – dans le sens que je lui donne – est d’un ami avec la cervelle de qui j’ai souvent le grand plaisir de limer la mienne.
(5) L’époque est au multilinguisme. Mesure-t-on toujours bien en quoi un apprentissage débridé des langues peut nuire à la connaissance de la langue maternelle ? Le latin et le grec, tels qu’ils étaient jadis enseignés, permettaient d’approfondir le français ; les langues vivantes aujourd’hui hâtivement effleurées inculquent l’idée bien néfaste qu’une langue est un code parmi d’autres. Les philologues anglais témoignent volontiers des ravages que cause à la langue anglaise cet anglais international qui triomphe dans les rencontres, colloques et autres congrès, là où précisément les échanges s’appauvrissent en même temps que tous s’appliquent à user du même baragouin. Ce qui ne doit évidemment pas conduire à prétendre qu’il ne faut pas apprendre de langue étrangère.
(6) Dommage ! cette répétition du mot malheur. Moins d’un siècle plus tard, Rousseau y eût mis un pronom : « …je doute si je pourrais me résoudre à m’y exposer. »
Je partage votre analyse et vos commentaires sur l'oeuvre et la médiatisation qui l'a entourée
RépondreSupprimerC'est un texte exigeant que l'on propose parfois trop tôt
Récemment je l'ai écouté en livre audio et j'y ai pris un grand plaisir