À propos de Gérard Depardieu
« Ah ! Lui aussi va y aller de son commentaire à propos de Depardieu ! » J’entends déjà l’exclamation indignée de ceux qui considèrent que - décidément - ce qu’on appelle l’actualité se focalise sur les ragots. Dire du mal des gens connus, quelle revanche ! Et il y en a pour tous les goûts, car si l’on veut épargner Depardieu, il suffit de dire du mal de ceux qui en disent du mal. Et puis, quelle magnifique occasion de s’aligner : s’aligner sur les féministes jusqu’à en accepter toutes les outrances, s’aligner sur les machistes jusqu’à adhérer à leurs pires arrogances.
On peut évidemment se taire sur le sujet. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire. Mais on peut peut-être aussi y voir l’empire que le prêt-à-porter de la pensée exerce sur nous et tenter, vaille que vaille, de s’en déprendre. Curieusement, il ne me viendrait pas à l’idée de m’exprimer oralement à ce propos, fût-ce au milieu d’un conversation qui viendrait à s’en saisir, alors que me titille l’envie d’écrire ici quelques petites choses qui me démangent. On a beau dire, mais le premier attrait de l’écriture, c’est qu’elle permet de dire sans être interrompu.
Depardieu m’intéresse très peu. J’oserai même avouer qu’il n’est pas parmi les acteurs que je préfère, même s’il faut évidemment lui reconnaître une sorte d’instinct du jeu absolument prodigieux, talent qui ne me semble pourtant pas révéler nécessairement quelque génie que ce soit. Ce que l’on apprend de lui, ce que l’on dévoile ou prétend dévoiler de sa vie, cela nous dit quand même beaucoup sur les médias, sur la morale, sur la justice, sur l’art aussi.
Tiens ! Commençons par l’art.
Dans la tribune que Le Figaro a publiée le 25 décembre sous le titre N’effacez pas Gérard Depardieu et signée par 50 personnalités du monde de la culture, on trouve dès le deuxième paragraphe la phrase suivante : « Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. » Rien n’est plus faux. S’en prendre à Gérard Depardieu (l’effacer comme il est dit, c’est-à-dire appliquer la cancel culture), ce n’est pas attaquer l’art, c’est attaquer un artiste. Nombreux sont les artistes qui ont subi et à l’occasion mérité des reproches, quelquefois très graves, sinon judiciaires. L’art ne s’en est pas porté plus mal. Être artiste - qualité mal cernée et soumise à l’arbitraire de la réputation - n’exonère de rien.
Je ne prétends pas que chacun des 50 signataires ait pleinement mesuré ce que cette phrase pouvait traduire de corporatisme. Tout comme je ne prétends pas non plus que tous aient compris à quelle offensive orchestrée par les médias Bolloré ils donnaient leur concours. (1) Il y a une telle rage dans les accusations allumées par les médias que l’on imagine aisément l’envie de défendre celui que cette rage atteint. Il y a quelque chose de très ambigu dans ces enquêtes journalistiques qui prétendent révéler des choses cachées ou méconnues : souci de vérité, d’un côté, voyeurisme obscène, de l’autre ; participation à la transparence du monde social, d’un côté, activité en quête d’audience, de l’autre. Très souvent, les rouages du monde social cède bien davantage à l’intérêt qu’au souci de vérité, parfois en dissimulant celui-là derrière celui-ci.
Poursuivons avec la justice.
Entendez l’institution judiciaire, bien sûr. D’abord, il y a ce dont la justice est saisie et ce dont certains voudraient qu’elle le soit. Les violences, les agressions et les offenses sexuelles, principalement celles subies par les femmes, supposent un contexte dans lequel la plainte et la preuve sont très malaisées. Il y a là une réalité, souvent intime, qui se soumet difficilement aux impératifs légaux que l’évolution des mœurs veut plus attentifs. Laissons de côté l’accusation de viol sur laquelle l’avenir nous en apprendra peut-être. L’outrage sexiste que prévoit l’article R625-8-3 du Code pénal français a été révisé par un décret du 30 mars 2023, passant ainsi de la contravention au délit. (2) Il faut ici faire la part de ce qui devient public. Ce qui vise les gens célébrés adopte souvent une tournure qui ne touche pas la personne anonyme, et cela de plusieurs façons. Avant tout, la notoriété confère très souvent un pouvoir dont certains peuvent impunément abuser, ce qui rend encore plus malaisé de s’en plaindre. Ensuite, la mise en accusation décuple les inconvénients tant pour le coupable présumé que pour la victime présumée. Enfin, les procédures visant des gens renommés sont souvent conduites avec une célérité et une publicité qui ne sont guère accordées au commun des mortels. Tout cela, ajouté au retard endémique d’une justice débordée, fait de ce contentieux un domaine dans lequel on peut quelque peu douter de la sérénité avec laquelle sont prises les décisions judiciaires.
Venons-en à la morale.
Chaque époque a sa morale à laquelle il convient de s’adapter, même lorsque - à force de vivre longtemps - on en a connu une autre. Je suis et veux être attentif à celle d’aujourd’hui. La relativité temporelle (et territoriale) de la morale ne nous dispense pas d’être à l’écoute de celle qui prévaut ici et maintenant, parce que celle-ci représente le message collectif que la société adresse à chaque individu. On peut la discuter, en hiérarchiser les exigences, en regretter tel ou tel aspect, mais pas la réfuter au seul motif qu’elle serait en opposition avec la morale universelle et éternelle, la seule qui vaudrait. Bien sûr, la morale d’aujourd’hui n’est pas uniforme. Elle tremble sous les controverses. C’est souvent ce qui pousse les vieux à prétendre qu’ils ne comprennent plus les jeunes. Et voilà ainsi que la morale se fait politique. De quoi rit-on ? Avec qui rit-on ? Où commence la grossièreté ? Où commence l’outrage ? Peu de jeunes savent à quel point le débat d’hier était empreint de conventions bienséantes et, par conséquent, à quel point la franchise, la spontanéité, la vulgarité, la muflerie, la grivoiserie qui envahissent les médias ouvrent un champ de possibles aux outrages publics et, par voie de conséquence, aux dérapages privés. Un usage est d’abord une habitude avec laquelle la morale doit composer. Ce que l’on taisait hier publiquement, au risque d’une impunité du privé, on l’ose aujourd’hui, rendant imaginables les abus privés.
Cela dit, ce qui est privé reste appréciable en termes mesurés, même moralement. Lorsque ce qu’a dit Gérard Depardieu il y a 5 ans de cela en Corée du Nord n’est audible que de Yann Moix (parfois, ce n’est pas le cas), on voit mal ce qui mériterait de lui être reproché, même moralement. Ce n’en est pas pour autant très intelligent.
Enfin : les médias.
On parle volontiers de tribunal médiatique. On vise par là la manière dont les médias s’embarrasseraient peu de la présomption d’innocence et compromettraient imprudemment la réputation de personnes dont la preuve de la culpabilité n’a pas été jugée. Remarquons quand même que c’est l’audience qui motive toutes ces révélations et qu’il serait certainement plus opportun d’apprendre dès l’adolescence à discerner le vrai du faux, le profond du sensationnel et l’opportun du déplacé que d’incriminer des médias dont l’autonomie relative représente ce qui les distingue des médias de pays autocratiques. Couler son opinion dans ce qui se vend bien reste préférable à la soumission aveugle (3), même s’il n’en résulte ni une grande clairvoyance, ni une grande perspicacité. Je suis personnellement heureux qu’on laisse à beaucoup une possibilité de s’exprimer, comme l’on fait par exemple celles et ceux qui ont cosigné la tribune en forme de lettre au président de la République qui a été publiée par Le Monde le 27 décembre 2023, une lettre dont j’approuve l’essentiel.
La notoriété expose évidemment à des risques, comme celui d’être injustement accusé ; seuls les naïfs peuvent croire qu’elle n’apporte que des avantages.
(1) Cf. l’article de Raphaëlle Bacqué intitulé « Le cas Depardieu brouille tous les repères… jusqu’à ceux d’Emmanuel Macron » dans Le Monde le 27 décembre 2023.
(2) À noter que le comportement de Gérard Depardieu en Corée du Nord, pour autant qu’il ait été ce qu’il semble avoir été et pour autant qu’il fasse l’objet d’une procédure, ne serait passible que d’une contravention (sans parler du pays où elle aurait été commise), puisqu’il est antérieur à l’entrée en vigueur de la révision décrétale. Pourquoi pareille modification de la qualification d’une infraction a été décidée par la Première Ministre et non par le Parlement, voilà ce que quelqu’un de plus compétent que moi pourrait m’expliquer.
(3) L’emprise des puissants - économiquement et financièrement - sur les médias est très grande. Mais ces puissants-là savent que l’influence que les médias permettent d’exercer est à la mesure de l’audience qu’ils peuvent obtenir, laquelle audience réclame de suivre l’opinion autant que de la forger.
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