dimanche 24 décembre 2023

Note de lecture : Rosita Winkler et Déborah Gol

“Monsieur Magendavid est venu nous dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945
de Rosita Winkler et Déborah Gol


En 1944, Jean-Paul Sartre a écrit un essai intitulé Réflexions sur la question juive (1) dans lequel il développa la théorie dite de « l’être par l’autre » ; ce serait l’antisémite qui pousserait les Juifs à se juger inassimilables. Avatar d’une forme d’universalisme qui aspire à une citoyenneté sans identité, les idées de Sartre sur le sujet témoigne de son attachement à une liberté responsable qui ne trouverait à se réaliser que dans l’au-delà de la culture, dans la distance prise avec les attachements. Ce qui le conduisit à circonscrire le Juif à une inquiétude née uniquement du regard d’autrui. « … la racine de l’inquiétude juive c’est cette nécessité où est le juif de s’interroger sans cesse et finalement de prendre parti sur le personnage fantôme, inconnu et familier, insaisissable et tout proche, qui le hante et qui n’est autre que lui-même, lui-même tel qu’il est pour autrui. » (2) À l’inverse, Jacques Derrida a commis deux textes - Avouer l’impossible et Abraham, l’autre (3) - dans lesquels il se pense toujours Juif alors même qu’il l’est moins qu’aucun autre, dit-il. Ce qui est une manière - fût-elle alambiquée - d’affirmer quelque chose comme une substance juive qui transcende jusqu’à l’indifférence la plus affichée.

Les deux postures sont aujourd’hui fort courantes et se rangent préférentiellement d’un côté ou de l’autre du champ politique : l’universalisme à gauche et le particularisme (pour ne pas dire l’identitaire) à droite. Elles ne tentent pas non plus les mêmes tempéraments : le goût pour les principes généraux incline vers l’universalisme, le penchant pour la casuistique incite au particularisme. En forçant à peine le trait, on peut même y voir le paradigme de ces sempiternelles oppositions qui alimentent tantôt les débats les plus féconds, tantôt les violences les plus odieuses. C’est que, comme le dit Montaigne :
« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. […] La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. » (4)

Voilà qui fait que tantôt c’est l’universalisme qui parraine l’antisémitisme, tantôt c’est le particularisme. Avec, dans chaque circonstance, un recours à ce que j’ai appelé l’extrapolation abusive (5), laquelle peut également conduire aux assertions les plus ordinaires et les plus bénignes et aux doctrines les plus abjectes et les plus criminelles.

Lorsqu’il s’agit de rappeler - rappel plus que jamais indispensable - quel exemple extrême des atrocités commises par l’animal humain fut la Shoah, c’est sans doute une même dualité arbitraire qui conduit à hésiter entre la description objective des faits et l’évocation subjective des souffrances. Car la raison et l’émotion se disputent un même empire sur nos opinions. La raison se laisse souvent convaincre par l’émotion, laquelle puise en celle-là des occasions de s’éprouver.

J’ai lu le livre que viennent de signer Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945 (6) J’en suis à regretter (manière de dire, bien sûr) l’affection que je porte à ces deux amies, tant il m’eût plu d’expliquer tout le bien que je pense de leur livre avec l’objectivité de celui qui ne les connaît pas. Mais il me faut me résoudre à endosser ma subjectivité, ce que facilite probablement l’illusoire conviction que je reste néanmoins objectif.

Ce livre est d’abord le fruit d’un long effort de documentation. Ce qui y est raconté, c’est avant tout l’itinéraire d’une famille, celle de la mère de Jean Gol (7), la famille Karny. Les efforts consentis pour sortir de la misère, pour assurer à la famille des conditions de vie dignes, pour s’attacher à la terre d’accueil, pour donner aux enfants des chances d’épanouissement, pour vivre loin des persécutions et du joug, tout cela conduisant cette part de la famille qui a raisonnablement choisi de rentrer à Liège après l’exode à trouver le supplice le plus effroyable, voilà de quoi fut fait l’itinéraire en question. Le récit détaille ces efforts ; il note le supplice, sans plus. Le plus estimable dans tout cela, c’est le ton.

Choisir un ton, c’est choisir ce qu’on va vraiment dire. Car tout est dans le ton. C’est lui, ici, qui écarte tout ce vers quoi semblable récit aurait pu dériver. Inutile de caractériser ce quoi-là - petites ou grandes dérives -, sinon en admettant qu’il s’agit de ce qui aurait permis à certains de s’autoriser à balancer de l’une ou l’autre manière. Les faits sont rapportés dans le cadre étroit de ce qu’il a été possible d’en savoir. Les souffrances sont révélées par leurs causes tangibles. Les destins sont rattachés aux aléas, sinon à l’imprévisible monstruosité d’une idéologie scélérate. Un ton juste, donc, c’est-à-dire un ton qui émeut au-delà des mots choisis, du seul fait d’une réalité qui dépasse ce que la raison peut en dire.

Faut-il choisir entre l’universalisme et le particularisme ? Voilà bien la question que le livre de Rosita et Déborah suggère d’éviter. Puiser dans les deux, peut-être ; se passer de s’y référer, probablement. Car il ne s’agit pas de démontrer, simplement de montrer.

Je ne doute pas un seul instant que d’autres ont pu mûrir bien des réflexions différentes des miennes, alors qu’ils lisaient le récit des événements qui marquèrent la famille Karny entre 1908 et 1945. En ce qui me concerne, c’est l’urgence de ne rien y ajouter qui m’a semblé opportune. Pourquoi ? Je parlais de l’objectivité et de la subjectivité, de la raison et de l’émotion. M’est revenu alors en tête la fin de la Lettre morale 2 de Jean-Jacques Rousseau. Il y évoque la raison et, tout comme l’avait fait avant lui Montaigne (8), il en désigne les abus. Cette raison, qui n’a pas le même contour que celle de Leibniz (9), n’est utile face au destin des éprouvés de la Shoah que lorsqu’elle conforte sans circonlocution ce que le cœur nous apprend (pour parler comme Rousseau).

Voici la fin de cette lettre :
« L’art de raisonner n’est point la raison, souvent il en est l’abus. La raison est la faculté d’ordonner toutes les facultés de notre ame convenablement à la nature des choses et à leurs raports avec nous. Le raisonnement est l’art de comparer les vérités connues pour en composer d’autres vérités qu’on ignoroit et que cet art nous fait découvrir. Mais il ne nous apprend point à connaître ces vérités primitives qui servent d’élément aux autres, et quand à leur place nous mettons nos opinions, nos passions, nos préjugés, loin de nous éclairer il nous aveugle, il n’élève point l’ame, il l’énerve et corrompt le jugement qu’il devroit perfectionner.
Dans la chaine de raisonnemens qui servent à former un sistéme la même proposition reviendra cent fois avec des différences presque insensibles qui échaperont à l’esprit du philosophe. Ces différences si souvent multipliées modifieront enfin la proposition au point de la changer tout à fait sans qu’il s’en apperçoive, il dira d’une chose ce qu’il croira prouver d’une autre et ses conséquences seront autant d’erreurs. Cet inconvénient est inséparable de l’esprit de sistême qui mène seul aux grands principes et consiste à toujours généraliser. Les inventeurs généralisent autant qu’ils peuvent, cette méthode etend les découvertes, donne un air de genie et de force à ceux qui les font et parce que la nature agit toujours par des loix générales, en établissant des principes generaux à leu tour ils croyent avoir pénétré son secret. A force d’étendre et d’abstraire un petit fait, on le change ainsi en une régle universelle ; on croit remonter aux principes, on veut rassembler en un seul objet plus d’idées que l’entendement humain n’en peut comparer, et l’on affirme d’une infinité d’êtres ce qui souvent se trouve à peine vrai dans un seul. Les observateurs, moins brillants et plus froids, viennent ensuite ajoutant sans cesse exception sur exception, jusque’à ce que la proposition générale soit devenue si particulière qu’on en puisse plus rien inférer et que les distinctions et l’expérience la reduisent au seul fait dont on l’a tirée. C’est ainsi que les sistémes s’établissent et se détruisent sans rebuter les nouveaux raisonneurs d’[en] élever sur leurs ruines d’autres qui ne dureront pas plus longtems.
Tous s’égarant ainsi par diverses routes, chacun croit arriver au vrai but parce que nul n’apperçoit la trace de tous les détours qu’il a fait. Que fera donc celui qui cherche sincèrement la vérité parmi ces foules de savans qui tous prétendent l’avoir trouvée et se démentent mutuellement ? Pesera-t-il tous les sistêmes ? Feuille[tt]era-t-il tous les livres, ecoutera-t-il tous les Philosophes, comparera-t-il toutes les sectes, osera-t-il prononcer entre Epicure et Zénon, entre Aristippe et Diogène, entre Locke et Shafstburi ? Osera-t-il préférer ses lumières à celle[s] de Pascal et sa raison à celle de Descartes ? Entendez discourir en Perse un mollah, à la Chine un bonse, en Tarterie un lama, un brame aux Indes, en Angleterre un Quakre, en Hollande un rabbin, vous serez étonnée de la force de persuasion que chacun d’eux sait donner à son absurde doctrine. Combien de gens aussi sensez que vous chacun d’eux n’a-t-il pas convaincus ? Si vous daignez à peine les écouter, si vous riez de leurs vains arguments, si vous refusez de les croire, ce n’est pas la raison qui resiste en vous à leurs préjugés, c’est le vôtre.
La vie seroit dix fois écoulée avant qu’on eut discuté à fond une seule de ces opinions. Un bourgeois de Paris se moque des objections de Calvin qui effrayent un docteur de la Sorbonne. Plus on approfondit plus on trouve de sujets de doute et soit qu’on oppose raisons à raisons, autorités à autorités, suffrages à suffrages, plus on avance plus on trouve de sujets de douter ; plus on s’instruit moins on sait et l’on est tout étonné qu’au lieu d’apprendre ce qu’on ignorait on perd même la science qu’on croyait avoir.
 » (10)

Reprenant une expression chère à un ami regretté, on me dira que je me balade moi-même dans les considérations distinguées et que je succombe ainsi à ce que je dénonce. Peut-être. J’ai entendu dans le livre de Rosita et Déborah tant de choses que je n’y ai pas lues qu’il m’a paru utile - face à l’humilité du récit - d’expliquer jusqu’où il m’a entraîné quant aux ressorts de la compréhension des choses. Et l’utilité dont je parle ainsi, c’est celle qui détourne des raisonnements touffus, bien ou mal orientés (11), auxquels la Shoah donne souvent lieu. Une documentation rigoureuse suffit pour que les faits parlent d’eux-mêmes.

(1) Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive [1946], Gallimard, 1954. Le titre a été inspiré par ce texte de Karl Marx intitulé Sur la question juive, œuvre très controversée en raison de la façon dont on qualifie des propos qu’on y trouve, à savoir ceux-ci : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. » (La Fabrique, 2006, p. 12).
(2) Jean-Paul Sartre, Op. cit., p. 95.
(3) Avouer l’impossible a été publié dans Comment vivre ensemble (Albin Michel, 2001), fruit du 37e Colloque des intellectuels juifs de langue française. Abraham, l’autre figure dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida (Galilée, 2003). Les deux textes ont été rassemblés dans Le dernier des Juifs (Galilée, 2014), livre que je n’ai pas lu. J’admets l’audace qu’il y a à interpréter l’opinion de Derrida tel que je le fais. Voici les quelques propos mis en avant pour la promotion du Dernier des Juifs : « … quand je joue sans jouer, dans un carnet de 1976 cité dans “Circonfession”, à me surnommer “le dernier des Juifs”, je me présente à la fois comme le moins juif, le Juif le plus indigne, le dernier à mériter le titre de Juif authentique, et en même temps, à cause de cela, en raison d’une force de rupture déracinante et universalisante avec le lieu, avec le local, le familial, le communautaire, le national, etc., celui qui joue à jouer le rôle du plus juif de tous, le dernier et donc le seul survivant destiné à assumer l’héritage des générations, à sauver la réponse ou la responsabilité devant l’assignation, ou devant l’élection, toujours au risque de se prendre pour un autre, ce qui appartient à l’essence de l’élection ; comme si le moins pouvait le plus… » (cf. http://editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3433) ; rien là qui puisse m’incliner à me départir de l’avis que j’ai formulé sur Derrida dans ma note du 21 juillet 2013.
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1072-1073.
(5) Cf. ma note du 11 janvier 2021.
(6) Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945, Les Territoires de la Mémoire, Liège, 2023.
(7) Pour qui ne connaîtrait pas Jean Gol, je renvoie à l’article que lui consacre Wikipédia.
(8) Cf. ma note du 30 janvier 2018.
(9) Cf. ma note du 6 novembre 2023.
(10) Jean-Jacques Rousseau, “Lettre morale 2” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, pp. 1090-1091. Comme les 5 autres, cette lettre fut envoyée à Sophie d'Houdetot fin 1757.
(11) Les derniers en date sont de la bouche de membres du Gouvernement israélien et établissent des parallèles déshonnêtes en vue de justifier des violences aveugles envers les habitants de Gaza.

2 commentaires:

  1. Vous avez, semble-t-il, trouvé dans le livre que vous évoquez une "justesse de ton" qui a su rendre à leur clarté des choses que j'ai manqué personnellement de vous rendre admissibles lorsque je pensais les défendre. Je m'incline et je salue, sans même en connaître l'ouvrage, la performance de ses deux auteurs.

    Si vous avez "entendu dans le livre de Rosita et Déborah tant de choses que vous n’y avez pas lu", mais qu’il vous a néanmoins "paru utile - face à l’humilité du récit - d’expliquer jusqu’où il vous a entraîné quant aux ressorts de la compréhension des choses", c'est sans doute qu'un tel ouvrage contient de quoi aider son lecteur à s'atteler avec la bonne disposition d'esprit aux tâches de l'existence humaine. Et, à ce titre au moins, mérite certainement d'être lu.

    Nous pouvons, il me semble, en tirer un enseignement :
    La fragilité même de ce que Rousseau - que vous citez - appelle « l'art de raisonner » et qu'il prend la précaution de ne point confondre avec la « raison », doit nous rendre plus sensibles au fait que cet art du raisonnement, aussi admirable que soit la réalité de ses propres succès, « ne nous apprend point à connaître ces vérités primitives » (que nous apprenons d'une tout autre source que celle relative aux moyens de l'intellect) et « qui servent d’élément aux autres », privés desquelles tous les beaux raisonneurs continuent néanmoins de raisonner - certes admirablement - mais à vide.

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    1. Merci pour votre commentaire, cher David.
      Si vous cherchez le livre de Rosita Winkler et Déborah Gol, vous trouverez les divers moyens de l’acquérir sur la page internet suivante : https://territoires-memoire.be/editions.
      Bonne journée à vous.

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