Sept jours dans la vie de Leibniz
de Michael Kempe
L’histoire de la philosophie présente un intérêt qui, d’une certaine manière, dépasse la philosophie. C’est que l’évolution de la philosophie témoigne d’une interaction avec ce qui n’est pas philosophique, sans qu’il soit vraiment possible de déterminer dans quel sens l’influence est la plus grande. Chaque époque a la philosophie que sa culture propre appelle et chaque culture propre se forge notamment au gré de sa philosophie.
En se penchant sur le cas de Gottfried Wilhelm Leibniz, on ne peut sans doute donner meilleur exemple de cette interdépendance. Car ce philosophe est resté obnubilé par deux questions dont la rencontre a cessé aujourd’hui de mobiliser la philosophie : Dieu et la raison. Je ne peux mieux définir cette collision que ne l’a fait Jacques Brunschwig dans l’introduction qu’il a rédigée aux Essais de théodicée (1) :
« Quand on voit, dans nos procès humains, un accusé confier le soin de sa défense à un avocat particulièrement célèbre, on se prend parfois à penser : faut-il que son affaire soit mauvaise ! À ce compte, l’affaire de Dieu, si l’on ose dire, ne serait pas loin d’être désespérée. Quelques hommes en effet, parmi les plus intelligents et les plus profonds qui aient jamais paru, païens, juifs, catholiques, protestants, ont dépensé des trésors d’énergie et de science à se faire ses défenseurs. Quels soins n’ont-ils pas mis à le laver de toute responsabilité dans le scandale du mal ! S’il est vrai, selon une expression de Kant, que la raison n’a cessé de soulever des accusations contre la sagesse suprême, en s’appuyant sur tout ce qui, dans le monde, contredit au bien, il n’est pas moins vrai que c’est encore la raison qui, au risque de se diviser contre elle-même, s’est constamment employée à justifier Dieu de ces mêmes accusations. » (2)
Ce n’est certes pas la première plaidoirie en faveur de Dieu qui prétend se fonder sur la raison. Saint Anselme et Descartes, pour n’évoquer que les plus célèbres, en ont fait dépendre son existence. Mais le procédé avait ceci de gênant - c’est du moins ce qu’en pensait Leibniz - que l’argument utilisé, la preuve ontologique, était tiré de sa définition, ce qui correspondait en quelque sorte à une rationalité qui se mordait la queue. À l’aube du XVIIIe siècle, il s’agissait d’accorder à la raison davantage de latitude, quitte à ne s’attaquer qu’aux attributs de Dieu, la question de son existence restant somme toute subordonnée à la rationalité de ses buts et de ses moyens.
Évidemment, lorsqu’on parle de la raison, il est indispensable de savoir de quoi on parle. Aujourd’hui, on s’accorde généralement à définir la raison comme la faculté permettant de discerner le vrai du faux et le bien du mal. (3) Mais c’est là une définition qui ne dit rien des moyens mis en œuvre pour obtenir ce résultat, alors même que les plus déraisonnables ne craignent jamais d’affirmer qu’ils détiennent la vérité et agissent pour le bien. Tout le monde pense avoir raison quand bien même les opinions proférées seraient contradictoires.
De quoi parle Leibniz lorsqu’il évoque la raison. Il l’a défini comme « l’enchaînement des vérités », ajoutant ceci :
« La raison, consistant dans l’enchaînement des vérités, a droit de lier encore celles que l’expérience lui a fournies, pour en tirer des conclusions mixtes ; mais la raison pure et nue, distinguée de l’expérience, n’a affaire qu’à des vérités indépendantes des sens. » (4)
C’est ce qui le conduira à opposer les vérités éternelles aux vérités positives, puis à les qualifier de a priori et a posteriori, appellations que Kant fera siennes.
Lorsque Leibniz parle de Dieu - ce qu’il fait fréquemment -, il distingue volontiers ce que serait un raisonnement de Dieu comparé à celui auquel l’homme peut accéder. Il l’avait fait à propos des points de vue, imaginant le géométral de toutes les perspectives spécifique à Dieu (5). Il l’a fait aussi à propos de la raison :
« Il est vrai que Dieu ne raisonne pas à proprement parler, en employant du temps, comme nous, pour passer d’une vérité à l’autre : mais comme il comprend tout à la fois toutes les vérités et toutes leurs liaisons, il connaît toutes les conséquences, et il renferme éminemment en lui tous les raisonnements que nous pouvons faire, et c’est pour cela même que sa sagesse est parfaite. » (6)
Ce sont là des manières de raisonner qui sont liées à une époque, d’autant que les croyants d’aujourd’hui y sont probablement assez peu sensibles. Pour moi qui préfère me passer de l’hypothèse de Dieu, elles restent pourtant très intéressantes, ne serait-ce que parce qu’elles cernent les limites de l’esprit humain d’une façon qui demeure profitable à quiconque.
Il convient bien sûr de s’arrêter un instant sur ces vérités dont l’enchaînement correspondrait à l’usage de la raison. Car il y a bien sûr présomption de vérité, ce qui rend tout raisonnement incertain. Moins que toute affirmation qui ferait fi de la raison ? Peut-être pas, puisqu’on s’applique à ce que ce que l’on croit vrai ait des chances de l’être. C’est généralement le mieux qu’on peut faire. Du moins est-ce là ce que l’on est aujourd’hui conduit à penser. Car pour Leibniz, la présomption de vérité - du moins à l’égard des vérités éternelles - était sans doute bien plus forte. Il pouvait supposer que les sens trompent souvent ; mais l’a priori se révélait de manière autrement impérieuse. Il bénéficiait de la force de ce que Descartes avait appelé l’évidence (7).
L’enchaînement des vérités présente, selon moi, une autre faiblesse. Lorsque Jacques Brunschwig évoquait cette situation où la raison courait le risque « de se diviser contre elle-même » parce qu’elle participait à justifier deux idées contradictoires, il mettait en fait le doigt sur la prémisse de l’enchaînement, laquelle ne dérive pas d’une vérité antérieure. Si l’on peut admettre que les différentes vérités - j’aimerais mieux dire les différentes propositions - qui se succèdent au fil de leur enchaînement se confortent l’une après l’autre, la première n’a aucun précédent. Elle constitue l’affirmation hasardée que la suite entend valider. Il est donc possible de raisonner au départ d’une idée fausse aussi bien qu’au départ d’une idée vraie. Reste bien sûr que l’irrationalité - dont on pourrait dire qu’elle consiste à s’en tenir à une prémisse ou à enchaîner (disons plutôt inventorier) des prémisses indépendantes les unes des autres - augmente très considérablement le risque de prendre du faux pour du vrai. La raison demeure le meilleur recours contre l’erreur, même si la croire infaillible serait une erreur de plus.
En fait, je suis porté à croire que tout l’intérêt de l’œuvre de Leibniz réside dans ce qui nous semble malaisé à approuver.
Prenons un autre exemple : celui des idées innées dont il parle au début des Nouveaux essais sur l’entendement humain, alors qu’il se consacre à construire une critique de l’Essai sur l’entendement humain de John Locke. Théophile, qui ne peut être identifié qu’à Leibniz répond à Philalèthe en déclarant notamment ceci à propos du nouveau système (celui de Leibniz, bien sûr) :
« Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu’on est allé encore. J’y trouve une explication intelligible de l’union de l’âme et du corps, chose dont j’avais désespéré auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités de substance que ce système introduit, et dans leur harmonie préétablie par la substance primitive. J’y trouve une simplicité et une uniformité surprenantes, en sorte qu’on peut dire que c’est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la matière pour un être imparfait et transitoire ; ce qu’Aristote voulait dire par son entéléchie ; ce que c’est que la promesse que Démocrite même faisait d’une autre vie, chez Pline ; jusqu’où les sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens, comment les animaux sont des automates suivant Descartes, et comment ils ont pourtant des âmes et du sentiment selon l’opinion du genre humain. » (8)
Parmi tout ce que Théophile en tire, il y a ceci :
« […] j’ai toujours été, comme je le suis encore, pour l’idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent pour d’autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau système, et je crois même que toutes les pensées et actions de notre âme viennent de son propre fonds, sans lui pouvoir être données par les sens […]. » (9)
Ce qui, à ce moment-là, fait la différence entre Locke et Leibniz, c’est que ce dernier n’a pas voulu rompre totalement avec l’aristotélisme et avec la scolastique. Leibniz est un homme conciliant qui prête à chaque auteur discuté des mérites qu’il serait dommageable d’ignorer. C’est de la sorte qu’il a traité Pierre Bayle dans ses Essais de théodicée ; c’est encore de cette façon qu’il en use avec John Locke dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain ; c’était déjà comme cela qu’il lisait Aristote ou Thomas d’Aquin. Ce n’est pas qu’il n’ait sa propre opinion, consolidée par sa foi en sa raison ; mais il le fait sans agressivité, peut-être convaincu - lui l’homme de cour - des avantages de la courtisanerie. Le monde n’est-il pas le meilleur des possibles ?
Je viens de lire les Sept jours dans la vie de Leibniz de Michael Kempe (10). Michael Kempe est un historien allemand diplômé en 2000 de l’Université de Constance et directeur depuis 2011 du Centre de recherche Leibniz de l'Académie des sciences de Göttingen aux archives Leibniz de la bibliothèque Leibniz de Hanovre. Il avait préalablement étudié la philosophie à Constance, ainsi qu’au Trinity College de Dublin. C’est dire s’il a une certaine connaissance de l’œuvre de Leibniz, mais aussi et surtout de sa vie.
Personnellement, j'incline à croire que l’intérêt premier du livre de Kempe réside dans la façon dont il établit un parallèle entre l’œuvre et la vie de Leibniz. J’ai jusqu’ici beaucoup insisté sur l’époque et sur la façon dont celle-ci imprime en nous les schémas mentaux qui nous font juger les choses, Leibniz lorsqu’il prend position sur les questions philosophiques, religieuses, scientifiques, historiques de son temps, nous lorsque nous jugeons Leibniz avec les schémas d’aujourd’hui. Mais je n’ai pas la naïveté de croire que les schémas d’une époque sont univoques. Ils sont au contraire très variés, dans une variété qui occupe un champ dont il est très malaisé de sortir, mais néanmoins un champ au sein duquel les controverses peuvent être nombreuses, quelquefois acharnées, d’autres fois encore productrices de violences, de guerres et d’horreurs. Ce qui fait la spécificité de Leibniz dans ce champ intellectuel qui est celui de la deuxième moitié du XVIIe siècle et du début du XVIIIe - ce qui fait qu’il se distingue de Hobbes, d’Arnaud, de Spinoza, de Locke, de Malebranche, de Bayle -, c’est ce que son histoire personnelle à imprimé en lui. Bien sûr, la genèse de chaque trait qui lui est propre est impossible. Mais il reste faisable de documenter ses écrits au départ du contexte particulier dans lequel ils ont été rédigés.
Pour approcher un seul exemple de ce que révèle le livre de Michael Kempe, je m’en tiendrai à la journée du 2 juillet 1716, la dernière des sept évoquées. Leibniz a 70 ans et mourra quatre mois plus tard. Il vient tout récemment de rencontrer le tsar Pierre Ier à Pyrmont, à qui il a suggéré de monter des expéditions dans le nord-est de la Sibérie afin de vérifier si l’Asie et l’Amérique du nord se touchent. Ce jour-là, il écrit comme d’habitude de nombreuses lettres, et notamment une à Louis Bourguet, géologue, naturaliste, mathématicien, philosophe et archéologue suisse. Du contenu très riche de cette lettre et des différentes discussions que Leibniz a présentes à l’esprit à cette occasion, Kempe donne à voir l’extraordinaire profusion des questions auxquelles Leibniz prête attention. Nombreuses sont celles qu’il échafaude lui-même ; nombreuses aussi sont celles qu’on lui impose. Lui qui fut toujours partisan de la conciliation, le voilà confronté à deux disputes assez âpres : d’abord, celle que lui font ceux qui l’accusent de plagiat dans l’affaire du calcul infinitésimal dont ils attribuent l’invention à Newton ; ensuite, celle qu’alimente le théologien britannique Samuel Clarke à propos de la trinité métaphysique de Dieu et du caractère absolu ou relatif du temps et de l’espace.
Ce qu’illustre avant tout cette lettre adressée à Louis Bourguet, c’est ce qui résulte d’une vie consacrée à la curiosité savante. Leibniz est vieux, perclus et souffrant (il est atteint d’éprouvantes inflammations articulaires) et il ne cesse pourtant de s’interroger, d’interroger ses correspondants, d’élaborer des projets de recherche. Ainsi, il discute avec Bourguet de l’âge de la Terre, réfutant audacieusement les durées en millénaires que la Bible révélerait. Il argumente à propos des fossiles, de ce dont ceux-ci témoignent. Il parle de l’évolution, conséquence du principe de continuité qui lui est si cher. Toute cela lui vient nécessairement d’une vie durant laquelle l’interrogation est devenue quelque chose comme une seconde nature. Ce qui l’a conduit à cet état de vieux hyperactif, c’est-à-dire d’un homme que le corps abandonne progressivement, mais dont l’esprit n’abdique pas.
Je suis tenté d’admirer chez Leibniz une certaine façon de ne jamais renoncer à relier tout dans un monde unique, allant du microcosme au macrocosme, sans pourtant prétendre avoir le fin mot de tout.
« Décider, après un certain temps de réflexion, de ne pas décider est typique de Leibniz. Il y voit un principe d’économie des ressources intellectuelles. Car, parce qu’il ne peut s’abstenir de s’attaquer simultanément à plusieurs tâches différentes, il lui reste notoirement peu de temps pour mener des raisonnements ou des recherches au long cours. Il se sent “comme l’animal tigre dont on dit que ce qu’il n’atteint pas au premier, au deuxième ou au troisième bond, il le laisse courir”. » (p. 298)
C’est sans doute ce qui l’a amené à accorder tant de place à la question des possibles (11)
Bref, je suis porté à croire que ce que sa propre histoire a fait de Leibniz illustre peut-être la pertinence de ce nécessitarisme auquel il a voulu résister, de la même manière que l’époque à laquelle il a vécu a produit Leibniz, parmi bien d’autres choses bien sûr. Et de la même manière aussi que notre époque conduit nombre d’entre nous à ne pas comprendre Leibniz, en tout cas comme il aurait sans doute aimé être compris.
Ce que j’en dis là est très probablement de nature à offusquer les spécialistes de Leibniz, car je n’en suis pas un. Mais dans la mesure où je l’ai lu comme j’en parle, cela représente une compréhension possible - un possible advenu, donc épistémique - qu’il n’est peut-être pas indigne de révéler.
(1) Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu la liberté de l’homme et l’origine du mal, Garnier-Flammarion, 1969.
(2) Ibid., p. 9.
(3) Cf. le portail lexical du Centre national de Ressources Textuelles et Lexicales (www.cnrtl.fr/lexicographie/raison) , I A 3 a).
(4) Leibniz, Op. cit., p. 50.
(5) Maurice Merleau-Ponty a très clairement expliqué cette comparaison : « Notre perception aboutit à des objets, et l’objet, une fois constitué, apparaît comme la raison de toutes les expériences que nous en avons eues ou que nous pourrions en avoir. Par exemple, je vois la maison voisine sous un certain angle, on la verrait autrement de la rive droite de la Seine, autrement de l’intérieur, autrement encore d’un avion ; la maison elle-même n’est aucune de ces apparitions, elle est, comme disait Leibniz, le géométral de ces perspectives et de toutes les perspectives possibles, c’est-à-dire le terme sans perspective d’où l’on peut les dériver toutes, elle est la maison vue de nulle part. » (Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, “Tel”, 1974, p. 81.)
(6) Leibniz, Op. cit., p. 385.
(7) Là où Descartes ne voyait qu’une seule connaissance, Leibniz énumère toute une série de connaissances imparfaites, claires ou obscures, adéquates ou inadéquates, intuitives ou suppositives (cf. Leibniz, “Discours de métaphysiques” [1686] in Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, pp. 66-68).
(8) Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain [1704], GF-Flammarion, 1990, p. 56. Tout comme les Essais de théodicée, les Nouveaux essais ont été écrits en français.
(9) Ibid., p. 58.
(10) Michael Kempe, Sept jours dans la vie de Leibniz [2022], trad. de l’allemand par Olivier Manonni, Flammarion, 2023. Puis-je préciser que je ne suis guère enthousiasmé par la traduction ?
(11) Sur cette question, cf. Jacques Bouveresse, Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz (Collège de France, Philosophie de la connaissance, 2013), et plus particulièrement le cours 5 intitulé “L’intellect, la volonté et les possibles”, notamment disponible sur l’OpenEdition Books du Collège de France. Une vidéo du cours (professé en 2009) est pour l’instant visible sur Youtube.
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