jeudi 7 décembre 2023

Note d’opinion : l’information

À propos de l’information

En 1948, Claude Shannon, ingénieur américain (1916-2001), a publié un article (1) qui constituera le fondement de ce qu’on appelle la théorie de l’information. Il y était notamment question des moyens permettant de faire passer un message de sa source jusqu’à un récepteur à moindre frais. (2) Trois quart de siècle plus tard, je m’interroge sur les moyens grâce auxquels je pourrais me mettre à l’abri de l’information. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, un progrès ne s’est-il pas retourné contre ses bénéficiaires ?

J’entends de plus en plus souvent des gens dire qu’ils renoncent à s’informer, entendez qu’ils n’écoutent plus les journaux parlés et télédiffusés et qu’il ne lisent plus la presse. Ils ne négligeaient pas de le faire ; ils ont volontairement dételé. Évidemment, reste posée la question de savoir s’ils ne reçoivent pas des nouvelles par d’autres canaux auxquels ils n’accordent pas toujours le rang de source d’informations.

Tout cela revient à se demander de quoi nous sommes faits. Car sommes-nous autre chose que ce qui forge notre esprit, c’est-à-dire ce qui s’y insinue de l’extérieur depuis notre naissance ? Si nous choisissons - si nous croyons choisir, bien sûr - de barrer certaines informations, il y va d’une inclination qui n’est pas neuve. Volens nolens, nous avons toujours filtré ce que notre esprit accueille. Nous pouvons le faire en bien des circonstances, souvent peu conscientes, mais nous pouvons aussi le faire de façon très délibérée, très réfléchie. Le renoncement aux journaux constitue souvent une démarche qui coûte, ne serait-ce qu’en raison d’une sorte de devoir qui enjoint au citoyen d’un état démocratique de s’enquérir de ce qui justifiera son vote un jour ou l’autre.

Qu’est-ce qui explique ce type de renoncement ? Peut-être est-ce le dégoût des mauvaises nouvelles ; peut-être aussi l’effroi devant la confusion généralisée ; la crainte enfin d’un effondrement d’on ne sait trop quoi. À quoi aspirent ainsi ceux que l’information courante décourage ? À des raisons d’espérer, parfois ; à des éclaircissements au vrai sens du mot, quelqu’autres fois ; et souvent à des projets réparateurs.

Craignant autant l’anagogie que l’utopie, j’aspire aux éclaircissements. Le mot renvoie aux Lumières, bien sûr, c’est-à-dire à un effort qu’ont consenti des auteurs du XVIIIe siècle pour orienter l’intelligence vers une compréhension approfondie du monde. Cet effort réclame de prendre le temps, à l’abri des sollicitations désordonnées dont l’information quotidienne nous bombarde aujourd’hui. Cela signifie bel et bien que l’absence des moyens techniques par le canal desquels l’information circule à présent a en quelque sorte constitué une des conditions de l’émergence de la pensée des Lumières. Voilà qui pousse à admettre que c’est un contexte objectif qui conduit au dégoût, à l’effroi et à la crainte, nous détournant d’une disposition à la rationalité qui réclame des méthodes, des ressources et une logique faites de retrait, de calme, de circonspection et surtout d’un indéfectible penchant pour la vérité.

Le 22 octobre 2022, lors d’une des Rencontres du Figaro consacrée au livre de Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne (3), Alain Finkielkraut, évoquant le péché originel, a reproché à Rousseau de lui avoir substitué le crime originel, à savoir la propriété et l’inégalité. (4) Il faisait ainsi écho, d’une certaine manière, à la doctrine qu’exposèrent Theodor Adorno et Max Horckheimer lorsqu’ils tentèrent d’établir un lien entre les Lumières et le totalitarisme (5). Je ne puis me défendre de l’impression que Finkielkraut ne peut reprendre de pareilles idées que parce qu’il se laisse pénétrer par les courants implicites que l’information ininterrompue charrie. La rage de trouver un coupable, de justifier les différences, de soupçonner des tyrannies cachées, voilà ce qui semble l’animer une fois de plus. Le crime originel, c’est là une conception à ce point radicale de la pensée de Rousseau, à ce point réductrice, à ce point piteuse, qu’elle amplifie la confusion. Non qu’il ne soit des idées de Rousseau que l’on puisse contester, mais parce que son œuvre est complexe, profuse, nuancée. Peut-on vraiment supposer qu’il envisageait « l’élimination des méchants » sans autre discernement que l’obéissance à la volonté générale ? (6)

Je m’en voudrais de paraître prendre la défense de Rousseau, dès lors que j’ai déjà dit combien je l’admire. Simplement - peut-être de manière un peu malicieuse -, je me contenterai de livrer un tout petit passage de son œuvre dans lequel il souhaite que soient lus ceux auxquels on refuse qu’ils s’expriment :
« Conoissez-vous beaucoup de Chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le Judaïsme allègue contre eux ? Si quelques uns en ont vû quelque chose c’est dans les livres des Chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osoit publier parmi nous des livres où l’on favoriseroit ouvertement le Judaïsme nous punirions l’Auteur, l’Éditeur, le Libraire. Cette police est commode et sure pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler. » (7)
Il y a aussi quelquefois plaisir à réfuter des gens qui ne peuvent plus parler.

Chaque question peut s’aborder par une recherche permettant de mieux saisir ce que le passé révèle vraiment de lui-même et en quoi il éclaire la pertinence et les enjeux de cette question, ce qui ne peut que conduire à la nuance, à la relativisation, souvent à l’apaisement. Cela réclame effectivement du temps, mais n’exige pas de se couper de l’information immédiate. Renoncer à l’information continue - ce que certaines chaînes de télévision veulent précisément nous infliger - est le symptôme d’une aspiration à une autre forme de réflexion. Peut-être celle que j’évoque, sans oser la suggérer.

(1) Claude E. Shannon, A Mathematical Theory of Communication, in Bell System Technical Journal, vol. 27, no 4, octobre 1948, p. 623-666. Le texte original de cet article peut être téléchargé ici.
(2) J’ai un peu honte de réduire cet article à ce qu’il ne dit pas explicitement. La théorie de l’information s’attaque à des questions mathématiques et physiques (probabilités, cybernétique, logique booléenne, etc.) d’un grand intérêt scientifique. Elle prétend même dire quelque chose à propos des contenus de l’information, notamment lorsqu’elle en vient à poser des paradoxes du genre de celui-ci : plus une information est incertaine, plus elle est intéressante ; tandis qu'un événement certain, dans un certain sens, ne contient aucune information.
(3) Grasset, 2022. Je n’ai pas lu ce livre.
(4) Une bonne partie de ce débat est actuellement accessible sur Youtube où fut ajouté le titre suivant : Le wokisme est-il une religion de substitution ? Les propos dont je parle ont été prononcés entre 10 minutes et 13 minutes 45’ après le commencement, mais ce n’est pas perdre son temps que d’écouter les 27 minutes 40’ proposées.
(5) Cf. La dialectique de la raison [1944], trad. par Elaine Kaufholz, Gallimard, 1974. C’est bien sûr Kant qu’Adorno et Horckheimer visaient.
(6) Il est vrai que Rousseau a approuvé la peine de mort. Il est également vrai qu’il a même écrit : « Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. » (“Du contrat social” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 376). Cela en fait-il l’inspirateur des purges staliniennes ? On peut ne pas être d’accord avec lui sans aller jusque-là.
(7) Jean-Jacques Rousseau, “Émile ou de l’éducation” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 620.

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