jeudi 8 décembre 2011

Note d’opinion : le politique

À propos du politique

Des commentaires figurant au bas d’une note du présent blog m’ont donné l’idée d’expliciter quelque peu le rapport que j’entretiens avec le politique (1). Peu importe, bien sûr, ce que je pense personnellement sur la question. Mais caractériser des attitudes qui révèlent des possibles, cela importe beaucoup. Et je ne peux mieux décrire un de ceux-ci qu’en évoquant mon propre sentiment sur le sujet.

Dans son Politique, Aristote défend l’idée que « Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment [...] que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. [...] l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État. » (2) Ainsi, le langage et le politique serait si étroitement liés que ce propre de l’homme que serait le langage induirait que celui-là est irrémédiablement politique. Pourtant, toutes les tentatives visant à caractériser le politique (Xénophon, Machiavel, La Boétie, Montesquieu, etc.) ont choisi de distinguer le politique des autres activités humaines d’une façon qui suppose que, ainsi que l’homme plongé dans l’eau se met à nager plutôt que marcher, ainsi l’homme plongé dans la politique agirait d’une façon caractéristique, typique de ce qu’on pourrait appeler, par opposition au reste, le champ du politique.

Le politique, c’est donc ce champ où la politique (3) se joue. Et la première question que l’existence même de ce champ pose est celle de son accès. Non pas l’accès pour en faire - telle une candidature à une élection ou une adhésion à un parti -, mais bien plus simplement pour y prendre position. Nombreux sont ceux à qui cette simple entrée dans le champ est interdite, parce qu’ils ne disposent pas des moyens de se forger une opinion politique (4). D’autres hésitent à s’y aventurer, parce qu’ils n’aperçoivent que rarement une position qui s’y justifierait. Et c’est avec ceux-là que je me sens des accointances.

Dans le champ politique, on ne se comporte pas comme dans quelque autre champ du monde social. Non qu’il n’y ait bien des ressemblances avec les champs marchand ou religieux par exemple, mais ce qui fait la spécificité du champ politique est tel que ceux qui passent d’un autre champ à celui-là se plie à sa loi, ce qui n’est pas toujours le cas en sens inverse. Xénophon avait entrevu cette particularité, Machiavel bien davantage encore. Là réside précisément l’explication des naïvetés que manifeste l’homme ordinaire lorsqu’il parle du pouvoir politique. Qui n’a pas entendu l’un ou l’autre indiquer ce qu’il ferait, lui, s’il était ministre, affichant pour l’occasion une détermination exemplaire ? Ce qui permet à pareil tartarin de trancher sans état d’âme, c’est l’égale importance de sa foi politique et de sa méconnaissance du politique. Le ministre à la place duquel il affirme se voir a parcouru un long chemin, plein d’embûches, qui a progressivement réduit l’éventail des possibles, de telle sorte qu’il ne peut plus trancher comme le prétend le ministre d’un instant.

On pourrait penser que, à la méconnaissance du politique - laquelle frappe aussi, voire davantage, ceux qui professent de fermes convictions politiques - s’oppose un savoir détenu par les praticiens de la politique, un savoir propre à les guider vers les meilleures solutions politiques. Il n’en est rien. Car ce que les politiques savent mieux que quiconque est fort étranger à ce qui définirait une bonne politique, si tant est que pareille définition soit possible. Ce qu’ils savent tient au contexte dans lequel il sont amenés à décider, c’est-à-dire la lutte permanente qui les oppose.

Il est intéressant, à ce sujet, de se pencher sur une conférence que Bertrand Russel a prononcée à la London School of Economics le 10 octobre 1923. Elle a été publiée en 1928 dans un recueil intitulé Sceptical Essays, lequel a été très récemment traduit en français (5). Il y dit ceci :
« Je voudrais faire comprendre que, si nous devons faire quelque bien dans la politique, il faut que nous engagions le problème politique d’un tout autre biais. Dans une démocratie, un parti qui veut obtenir le pouvoir doit faire un appel auquel réponde la majorité de la nation. Pour des raisons qui apparaîtront au cours de notre exposé, un appel qui aurait un large succès ne peut pas, dans la démocratie actuelle, manquer d’être nuisible. C’est pourquoi il n’est pas probable que n’importe quel parti politique puisse avoir un programme utile, et, si des mesures utiles doivent être réalisées, il faut que ce soit au moyen de quelque autre instrument que le gouvernement des partis. Et un des problèmes les plus pressants de notre époque est de combiner l’existence d’un tel instrument avec celle de la démocratie. » (6)
De quel instrument parle-t-il donc ? Voici :
« Il existe actuellement deux espèces très différentes de spécialistes politiques. D’un côté, ce sont les politiciens de tous partis ; de l’autre, ce sont les experts, principalement des fonctionnaires, mais aussi des économistes, des financiers, des médecins savants, etc. Chacune de ces deux classes a son habileté particulière. L’habileté du politicien consiste à deviner ce qu’on peut faire croire aux gens comme leur étant avantageux ; l’habileté de l’expert consiste à calculer ce qui réellement est avantageux, à condition que les gens le croient tel. (Cette condition est essentielle, car des mesures qui soulèvent un sérieux mécontentement sont rarement avantageuses, quels que soient leurs mérites.) » (7)

Ce que Bertrand Russel n’a pas semblé apercevoir alors, c’est que tout expert qui entre de quelque façon que ce soit dans le champ politique en subit la loi. Ou il s’adapte au jeu politique - fût-ce par l’intermédiaire du politicien dont il est le conseiller -, ou il est rejeté du champ où il a eu l’imprudence de s’aventurer. (8) Il ne faut pas perdre de vue que, dans la lutte pour le pouvoir, l’argument de la compétence n’est pas négligeable. Mais la compétence dont il est question dans ce contexte est la compétence sociale (9), celle dont le titulaire arrive à se prévaloir en dépit de ses carences, et non la compétence technique effective. Ce qui revient à dire que, en entrant dans le champ politique, la compétence devient également quelque chose d’autre, davantage lié à l’apparence qu’à l’authenticité, davantage utilisé comme un moyen de vaincre que comme un moyen de démêler le vrai du faux.

En portant sur le politique ce regard quelque peu sociologique, je nourris un grand embarras de défendre ou même d’énoncer des opinions politiques. Non que je n’en aie, mais parce qu’elles me semblent si douteuses qu’elles y perdent ce caractère décidé, carré, résolu, qu’elles empruntent généralement. Le hasard m’a conduit, il y a de cela vingt ans, à participer d’assez près pendant deux ans à un pouvoir politique régional. J’y ai rapidement compris qu’il était nécessaire à l’efficacité de mon action que mon silence sur le politique soit compris comme l’effet d’arrière-pensées politiques et non comme ce qu’il était ; tant il est vrai, par exemple, qu’on ne s’oppose pas efficacement à une décision inique en s’indignant de son iniquité, mais plutôt en laissant entendre qu’elle est politiquement inopportune. J’ai trouvé l’expérience très intéressante, mais j’y ai aussi trouvé de quoi conforté mon sentiment qu’il est vain, très souvent, d’adopter (10) des opinions politiques et surtout de les afficher.

En m’exprimant comme je le fais, j’offre à certains - j’en suis conscient - le loisir de prétendre que je méprise le politique et les politiques. Rien n’est pourtant plus faux. Car je suis persuadé que le politique est tout aussi indispensable qu’inévitable. Et je sais - pour en avoir rencontré - qu’il existe des femmes et des hommes qui s’y lancent avec courage et abnégation et qui s’obstinent à y soutenir des buts louables et désintéressés (11). Les résultats qu’ils obtiennent sont d’autant plus admirables qu’il leur a fallu, pour les obtenir, sacrifier aux exigences d’un combat qui réclame des moyens souvent moins nobles que les fins poursuivies. C’est qu’ils ont cette faculté d’agir au sein de la complexité, comme celle qui consiste à distinguer continûment le mauvais moyen que la fin justifie de celui qui altérera celle-ci, de juger jour après jour de ce qui peut être fait sans perdre son âme et de ce qui ne peut pas être fait sous peine de déchoir. Je n’ai personnellement ni le talent, ni la patience, ni le courage que cette lutte réclame. J’ai aussi une vision du champ politique extérieure à celui-ci qui m’en barre l’accès.

Un mot des autres. Ce qui pousse vers la politique tous ceux dont le pouvoir nuit est sans doute varié et mélangé. Le plus souvent, l’initiation au jeu politique est lente et progressive, de telle sorte que les changements qui s’opèrent dans la mentalité du candidat politicien sont suffisamment imperceptibles pour qu’ils ne donnent lieu à aucune révision déchirante, mais assurent néanmoins l’adaptation du candidat aux nécessités du combat politique.

On pourrait aussi déduire de mes propos que je rejette la politique avec l’argument du « tous pareils ». Là aussi, rien n’est plus faux. Mais il me paraît effectivement que la valeur humaine des politiciens importe davantage que la pertinence des options idéologiques qu’il défendent. Et l’un des signes majeurs de cette valeur humaine, c’est précisément l’indépendance vis-à-vis des doctrines et des organisations (partis, syndicats, groupes de pression) qui s’en prétendent les gardiennes. Rien ne m’afflige autant que ces assemblées politiques où le propos démagogique et l’interprétation malicieuse des statuts se le dispute d’une façon qui cumule les tares de la foule et les vices de la bureaucratie. Il est vrai que l’indépendance est un luxe que ne peuvent le plus souvent s’offrir que certains de ceux dont la carrière politique est déjà assurée.

Je n’ai en aucune façon décidé de me retirer sous ma tente. Et je suis prêt, comme je l’ai déjà fait, et quoi qu’il m’en coûte, à manifester, y compris dans la rue, un engagement ponctuel que je jugerais capital. Mais je ne puis énumérer les causes qui justifient selon moi de passer à l’action, tant me répugne la multitude des déclarations altruistes qu’alimente le besoin de paraître généreux. Il y a tant de programmes politiques apparemment désintéressés qui rallient des partisans crédules et enfantent des malheurs sans nombre. La désespérance politique y trouve sa principale origine.

Ce qui reste pour moi le plus douloureux, c’est d'être condamné à demeurer muet devant des amis qu’une foi politique fait vibrer, des amis qui espèrent une société autre, débarrassée des malfaiteurs et des comploteurs, et qui supposent que l’accession au pouvoir des damnés de la terre ferait naître une politique nouvelle, faite de bienveillance, d’égalité et de justice. C’est malheureusement - je crois - méconnaître le politique.

(1) Le mot politique est pris ici dans le sens de ce qui a trait à la conduite des affaires de l’État.
(2) Aristote, Politique, I, 10. Évidemment, Aristote défend là l’idée que chaque citoyen est concerné par la politique ; il définit somme toute l’homme par le politique au motif que l’homme est avant tout civique. Reste que cela suppose une égale prédisposition de tous au politique.
(3) La politique désigne ici la conduite effective des affaires publiques et la lutte pour le pouvoir qu’elle suppose.
(4) Cf. Pierre Bourdieu, « Culture et politique » in Le métier de sociologue, Éd. de Minuit, 1984, pp. 236-250.
(5) Bertrand Russel, Essais sceptiques, trad. d’André Bernard, Les Belles Lettres, Coll. “Le goût des idées”, 2011.
(6) Ibid., p. 139-140.
(7) Ibid., p. 140.
(8) Certains gouvernements européens récents, dont il fut affirmé qu’ils étaient techniques, ne manqueront pas, j’en suis persuadé, d’illustrer cette fatalité.
(9) Sur la notion de compétence sociale, cf. Pierre Bourdieu, notamment : Questions de sociologie, Éd. de Minuit, 1984 ; « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1977, n°16 ; « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981, n°36-37 ; « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, mai 1981, n° 38.
(10) Adopter doit être entendu ici dans son sens le plus littéral : se rallier.
(11) Je dois à la vérité de dire qu’ils sont très minoritaires et qu’ils ne sont que rarement parmi les plus populaires, ce qui les rend plus admirables encore.

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2 commentaires:

  1. Votre note m'a bouleversée. Elle me conduit à douter de mes engagements politiques. Je les croyais solides et voilà qu'ils vacillent. Je ne sais si je dois vous remercier.

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    1. Si vos engagements ne sont pas des alignements, pourquoi en douter ? Ce que le doute fragilise, ce sont les actions que ces engagements réclament. Le savoir sans pouvoir est une voie d’autant plus inconfortable que l’on ne sait rien, si ce n’est la fausseté des certitudes. Mais c’est aussi une voie qui préserve le sens critique et qui privilégie la pacification.
      Merci pour votre commentaire.

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