dimanche 6 juillet 2014

Note de lecture : Jacques Le Goff

Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
de Jacques Le Goff


Il y a trois mois à peine que Jacques Le Goff est mort. On regrettera longtemps cette voix quelque peu emphatique et graillonneuse avec laquelle, dans l’émission Les lundis de l’histoire sur France Culture, il se plaisait à synthétiser la pensée des invités. On gardera surtout en mémoire bien de ses livres, notamment le très beau Saint Louis (1). Il aimait dire d’un livre qu’il est très beau, avec cette sorte de gourmandise particulière propre aux érudits.

Peu de temps avant sa disparition fut publié un petit livre qu’il venait de rédiger et dont il a dit : « Il s’agit […] d’un livre que je porte en moi depuis longtemps, des idées qui me tiennent à cœur et que j’ai pu formuler, ici ou là, de diverses manières. » (p. 7). Cet ouvrage s’intitule Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? (2)

De quoi s’agit-il ?

Les premiers chapitres laissent penser qu’il est essentiellement question de montrer - notamment par le biais d’un exercice d’histoire de l’histoire - l’arbitraire des périodes historiques et la tardiveté des plus connues d’entre elles. Même si le propos n’a rien là de très novateur, il reste très utile, tant est tenace l’ancrage profond au sein des consciences de ces divisions du passé. Il n’est pas rare que l’on apprenne aux enfants les grandes périodes du passé - Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, Temps Modernes - d’une façon qui pousse certains à penser que nos ancêtres moyenâgeux se sont réveillés un jour forcés de constater que la Renaissance venait de commencer. Cette hypothèse risible masque cependant ce que la périodisation de l’histoire peut avoir d’insidieux, particulièrement auprès de ceux qui pensent avoir compris ce qu’elle a d’arbitraire. Et, à cet égard, le livre de Jacques Le Goff est un peu à double tranchant.

En effet, après avoir rappelé les circonstances, les auteurs et les époques qui ont présidé à la création des principales tranches d’histoire aujourd’hui utilisées, il dévoile en quelque sorte son véritable souci, à savoir la proposition de reculer la fin du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, ce qui condamne la Renaissance à disparaître, du moins au sens d’une période importante qui aurait succédé dès le XVe siècle aux temps médiévaux. « On l’aura compris, conclut-il, la Renaissance, donnée pour époque spécifique par l’histoire contemporaine traditionnelle, n’est en fait qu’une ultime sous-période d’un long Moyen Âge. » (p. 187)

Jacques Le Goff multiplie tout au long de l’ouvrage les arguments plaidant en faveur de cette nouvelle découpe de l’histoire. Rien ne me permet de croire que les connaissances qu’il a acquises ne justifient pas sa proposition et je serais bien présomptueux de tenter de la contester. Pour tout dire, je n’en ai même pas envie. Mais il y a néanmoins deux aspects de la démonstration au départ desquels je voudrais me permettre d’esquisser un point de vue qui, d’une certaine manière, invalide le sien.

Le premier de ces aspects concerne les critères sur la base desquels on peut raisonnablement estimer qu’une période du passé mérite d’être distinguée d’une autre au point de lui attribuer un nom distinctif, un nom qui va se doter d’une force emblématique de nature à colorer les faits qui s’y inscrivent. Il va de soi que, selon que l’on privilégie les aspects religieux du comportement humain, ou ses aspects économiques, ou ses aspects institutionnels, ou encore Dieu sait quoi, les césures imaginées varient énormément. Et il serait bien embarrassant de vouloir classer les critères en vue de choisir celui qui mérite d’être privilégié. Et que dire alors des diverses formes d’activité qui seraient elles-mêmes les signes révélateurs d’un critère plus général ? L’architecture témoigne-t-elle de l’activité économique ? Les conflits religieux sont-ils révélateurs des manières de penser ? Les structures politiques trahissent-elles les groupes d’intérêts ? On pourrait en discuter à perte de vue. Jacques Le Goff ne nous dit pas ce qu’il juge réellement déterminant. Il multiplie les considérations propres à établir une certaine continuité au cours des siècles allant du XIIe au XVIIIe, ainsi que celles de nature à faire apparaître une coupure au cours de ce dernier siècle. Suis-je naïf de laisser germer en moi l’idée que le médiéviste qu’il fut aurait pu être tenté d’élargir le territoire de ses investigations savantes ?

Le deuxième aspect que je voulais évoquer concerne la périodisation elle-même. Le paradoxe veut qu’il soit nécessaire de périodiser le passé, faute de n’y rien comprendre et que, en même temps, toute périodisation déforme, trompe, illusionne. Je suis depuis longtemps convaincu qu’aucune discipline savante n’est mieux enseignée que lorsque le savoir est abordé par son histoire. J’ai personnellement découvert cette vertu de l’histoire à propos des mathématiques, lesquelles ne m’ont vraiment intéressé - et auxquelles je n’ai enfin pu comprendre davantage - que lorsque j’ai lu un livre déjà bien ancien de Lancelot Hogben (3) qui avait l’immense mérite d’expliquer chaque chapitre des mathématiques à partir des conditions historiques de sa découverte. En même temps, il est indispensable de ne jamais perdre de vue que les catégories, les étapes, les structures, les gradations, les stades qu’il importe de distinguer dans un premier temps en vue de mettre dans les choses une forme d’ordre qui est indispensable à leur saisie par l’esprit doivent impérativement être déconstruites (4) ultérieurement en vue de faire la part de ce qu’elles ont d’artificiel. L’histoire est la première des disciplines où cette démarche s’impose, d’autant plus qu’il est de sa nature même d’inventorier ce qui se succède. Il n’est donc rien de plus important pour améliorer la connaissance du passé que de pratiquer l’histoire de l’histoire, ce qui ne peut que déboucher sur une grande relativisation des entreprises de périodisation, à commencer par celle qui prévaut aujourd’hui et à laquelle nous avons tendance à accorder naïvement le mérite d’être la mieux adaptée à la vérité historique.

Jacques Le Goff ne néglige nullement de faire de l’histoire de l’histoire dans son Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Mais il en use immédiatement pour proposer sa propre conception des tranches, distincte de celle communément admise. Cela n’a rien d’illégitime, bien sûr. Si ce n’est que sa proposition ne mérite pas moins qu’aucune autre d’être contestée. Somme toute, le livre de Jacques Le Goff est fort intéressant, mais il ne répond pas vraiment à la question qu’il a choisie comme titre. Si je devais moi-même y répondre - tout ignorant que je sois comparé à son grand savoir -, je dirais volontiers qu’il faut dans un premier temps des tranches, question d’y mettre un peu de clarté, avant d’en critiquer la découpe, question de découvrir qu’il est possible d’atteindre à davantage de clarté encore.

(1) Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard, 1996.
(2) Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 2014.
(3) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. de l’anglais par F. H. Larrouy, Payot, 1950. Ce livre avait été publié une première fois en français en 1946. L’original a été publié en 1936 sous le titre Mathematics for the Million.
(4) J’emploie le mot déconstruire avec une certaine répugnance, parce qu’il a été utilisé par des philosophes et des chercheurs en sciences sociales qui ont cru bon d’ébranler toute conception organisée des choses sans mesurer qu’ils sapaient le plus souvent le savoir lui-même. Tout peut être mis en cause - le langage compris - en ce qu’il relève de l’artefact et n’atteint donc pas le réel. Mais il arrive un moment où ce qui participe initialement d’une entreprise d’élucidation devient un renoncement qui n’a - semble-t-il - d’autre objectif que celle de vous apporter une renommée de subtilité.

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