Jules Ferry. La liberté et la tradition
de Mona Ozouf
Quelques mots au sujet du dernier livre de Mona Ozouf.
Je n’ai pas eu l’occasion de lire le premier petit livre que Mona Ozouf avait consacré en 2005 à Jules Ferry (1). Elle a récemment publié un nouveau livre sur le même sujet intitulé Jules Ferry. La liberté et la tradition (2). Ce n’est pas à proprement parler un livre d’histoire - je veux dire le produit d’une recherche en histoire - ; c’est avant tout un hommage.
Ce qui séduit Mona Ozouf chez Jules Ferry, c’est essentiellement trois choses qui méritent d’être épinglées. D’abord, la justesse et l’efficacité des décisions prises. Ensuite, la façon dont il assume de concilier changements et respect de la tradition. Enfin, les opprobres dont il fut couvert de son vivant.
Ce qui me séduit chez Mona Ozouf, tout particulièrement dans ce livre, c’est aussi trois choses : sa conviction qu’il faille accepter les contradictions ; son attrait pour les figures peu populaires ; enfin, son écriture.
Commençons par les décisions prises par Jules Ferry. J’ai quelques difficultés à partager l’enthousiasme de Mona Ozouf à ce sujet.
Non que je ne sois pas d’accord avec elle lorsqu’elle dénonce l’anachronisme auquel se livrent ceux qui, assez sottement, lui reprochent aujourd’hui d’avoir œuvré activement à l’édification de l’empire colonial français. Il s’agit là d’une des formes les plus condamnables d’anachronisme, celle qui se fonde sur un jugement moral pratique communément répandu à notre époque pour stigmatiser un comportement du passé. Vouloir interdire le Tintin au Congo de Hergé (3) relève de la même stupidité. L’entreprise coloniale fut aussi bien le fait d’esprits naïfs soucieux d’apporter quelques bienfaits aux populations colonisées que de personnages cyniques espérant de nouvelles formes d’esclavage et d’exploitation. Le discours dénonçant la domination de peuples qui auraient mérité de s’autodéterminer était évidemment inexistant dans la deuxième moitié du XIXème siècle.
Ce qui ne me permet pas de suivre Mona Ozouf dans son admiration pour ce qu’elle estime être les acquis politiques de Jules Ferry est d’une nature un peu particulière.
Il y a avant tout l’impossibilité en laquelle je suis d’admettre que la vie d’un homme politique tient uniquement dans ce qu’on juge comme ses acquis. La politique est une lutte constante, le plus généralement avec des ennemis qui n’apparaissent pas tels. Et bien des choix posés ou affirmés doivent plus aux tactiques que ces combats réclament qu’aux convictions profondes, voire aux considérations morales, si hautes fussent-elles. En ce domaine, il est probablement aussi naïf de s’en tenir aux justifications candidement fournies qu’aux intentions cyniques tues, sans compter ce qui meut l’acteur à son insu. Est-il pour autant impossible de se faire une idée de ce qui fut ? Peut-être pas. Mais cela réclame de fouiller le quotidien du personnage, les obstacles concrets rencontrés, les choix secondaires devant lesquels il s’est trouvé, le contexte précis qu’il a dû affronter, etc. Et, dans sa plaquette d’hommage, Mona Ozouf ne fournit rien de pareil et se contente des résultats. Il y a une manière de commenter l’histoire politique - le travers est plus marqué encore lorsqu’on aborde ce qui est appelé la géopolitique - qui consiste à prendre pour les motivations du comportement les alternatives politiques énoncées par les politiques ou exposées par les médias, ou encore les intérêts supposés les plus factuels. C’est le pain quotidien des débats politiques, pour cette raison habituellement plus mystifiants qu’éclairants.
Ensuite, il y a le discrédit que la longue durée jette sur les tournants historiques les plus encensés. Comment distinguer ce qui sera durablement profitable au bonheur des humains ? Ce qui est vu comme un progrès un jour peut fort bien être ultérieurement regardé comme calamiteux. Les exemples abondent. Faut-il pour autant s’interdire certaines préférences ? Sans doute pas, dès lors que la ferme conviction que ce pourrait être pire nous anime. Mais bien juger reste malaisé pour qui renonce à emboîter le pas à la doxa et à ses enthousiasmes.
Le sous-titre du livre de Mona Ozouf, c’est La liberté et la tradition. Elle a voulu par là insister sur ce qui représente pour elle une sorte de paradigme de la modération : laisser des inclinations contraires cohabiter, se surveiller l’une l’autre, se conjuguer autant que possible. Elle eut déjà l’occasion ailleurs d’observer ce genre d’équilibre dans ses propres expériences (4). Qui s’acharne contre un des termes d’une opposition court le risque de conforter ce que celle-ci peut avoir d’illusoire. Le champ politique est tout spécialement un lieu de fabrication des oppositions et le mérite de celui qui refuse d’en être dupe est particulièrement grand. Ce fut le cas de Jules Ferry et ce n’est évidemment pas étranger aux opprobres dont il fut couvert.
Qu’un homme politique soit mal-aimé le condamne souvent à un rôle très secondaire. Évidemment, il importe de s’interroger sur les raisons de ce sentiment. Il peut arriver que ce soit sa modération et son refus des attitudes démagogiques qui l’expliquent. Auquel cas il n’en est sans doute que plus estimable et le rejet commun devient alors une sorte de signe d’excellence. Du peu que je savais ou de ce que m’apprend Mona Ozouf de Jules Ferry, il fut en bonne partie de cette engeance. Cela vaut bien un hommage.
Et puis il y a l’écriture de Mona Ozouf. Quel rapport cela peut-il avoir avec Jules Ferry ? me dira-t-on. Aucun a priori, si ce n’est que les mérites qu’elle lui trouve ne peuvent être bien compris que si elle en parle dans un style et avec un ton conformes à l’état d’esprit qui a présidé à son admiration. Si j’ose dire que l’écriture de Mona Ozouf est des plus belles qui soient, c’est parce que la simplicité, la modestie, la justesse et la clarté s’y conjuguent. On cite souvent Boileau - lequel paraphrasait Horace sur ce point - qui disait que « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement /
Et les mots pour le dire arrivent aisément. (5). Il faut lire le poème en entier pour mesurer combien Boileau pensait néanmoins que le bonheur de voir les mots aisément arriver n’était pas donné et qu’il importait de beaucoup travailler et même de jouir de quelque talent. En toute hypothèse, il est certain que l’art en question n’est pas à la portée de tout le monde, ni davantage à la portée de tous ceux qui s’estiment aptes à écrire. Aurais-je le dixième du talent de Mona Ozouf que je chercherais à publier ; jamais en-dessous.
(1) Mona Ozouf, Jules Ferry, Bayard, 2005.
(2) Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Gallimard, 2014.
(3) Hergé, Tintin au Congo, in “Le Petit Vingtième” (supplément hebdomadaire au journal belge Le Vingtième Siècle), du 5 juin 1030 au 11 juin 1931.
(4) Cf. Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009.
(5) Nicolas Boileau, L’art poétique [1674], librement disponible sur cette page d’Internet.
Autre note sur Mona Ozouf :
Composition française. Retour sur une enfance bretonne
Comme vous, je suis séduit par le ton, la voix, le charme et l'intelligence de Mona Ozouf. J'ai eu récemment le plaisir de l'écouter présenter son livre dans une librairie de ma ville. Mais je ne suis pas vraiment convaincu par sa lecture bienveillante de la politique coloniale de Ferry. Dans les débats parlementaires de 1885, c'est Clemenceau qui est dans le sens de l'Histoire et Ferry qui rame à contre courant. Ferry a des mots malheureux, même contextualisés, comme de dénier que "la déclaration des droits de l'homme ait été écrite pour les noirs de l'Afrique équatoriale" (en réponse à Jules Maigne). C'est aussi le gouvernement de Jules Ferry qui a sanctionné l'officier de marine Julien Viaud (Pierre Loti), et censuré son reportage paru dans le Figaro sur la conquête de l'Annam, qui montrait l'horreur ordinaire de la conquête coloniale. Et je ne parle pas de l'éloge des "races supérieures", sur lequel il y aurait en effet beaucoup à dire, dans la condamnation comme dans la nuance (droits ET devoirs)...
RépondreSupprimerBien sûr, par toute sa politique éducative, Ferry reste un grand homme, et la postérité qui parsème de son nom nos rues, nos places, nos écoles, n'a pas été ingrate à son égard. Ceci dit juste pour le plaisir de venir bavarder un instant avec vous et vous transmettre mes salutations de fidèle lecteur !
Vous me dites que « c’est Clemenceau qui est dans le sens de l’Histoire », avec un grand H à histoire. Je dois vous avouer ne plus croire, depuis longtemps déjà, à un sens de l’histoire. Moins encore aux personnages qui seraient dans ce sens, à l’opposé d’autres qui le louperaient. Lorsqu’il se fit à ce point exigeant lors de la négociation du traité de Versailles que les conditions propices à la deuxième guerre mondiale en furent favorisées, Clemenceau était-il toujours dans le sens de l’histoire ? L’histoire elle-même a-t-elle un sens autre que celui que semble faire naître ce en quoi le présent se distingue du passé ?
SupprimerLorsque les premières déclarations des droits de l’homme (1789, 1793) furent adoptées, l’homme dont il était question était avant tout le citoyen français, avec sans doute l’espoir de répandre une pareille conception dans d’autres peuples d’Europe, sinon au-delà. Et même dans l’esprit de ceux qui, sur le modèle kantien, pensaient l’homme universel, la question des différences culturelles n’étaient pas abordées. Car ce sont bien les différences culturelles qui ont continué d’entretenir diverses conceptions de supériorité. Il faudra peut-être attendre le Race et histoire de Lévi-Strauss (1952) pour que progresse l’idée d’une égalité transcendant vraiment ces différences-là. Plutôt que d’égalité, ne faudrait-il d’ailleurs pas plutôt parler d’équivalence, au sens d’êtres dont il n’est pas possible d’hiérarchiser la valeur.
La phrase que vous citez - qui est depuis quelque temps utilisée pour mettre Ferry au pilori - témoigne assurément de l’idée de supériorité qui l’habitait. Que les citriques viennent de la droite ou de l’extrême gauche, les raisons qui, lors de ce débat du 28 juillet 1885, poussèrent ses adversaires à le contredire n’étaient pas toutes, loin s’en faut, fondées sur l’équivalence des civilisations et des peuples. Il y a là un champ de recherche très intéressant à explorer, à savoir le contexte très particulier (redressement consécutif à la défaite de 70, concurrence de l’Angleterre, circonstances occasionnelles, etc.) dans lequel la conquête coloniale fut menée.
Le pire des effets que l’on doit à la colonisation est sans doute la déstructuration culturelle qu’elle provoqua dans de nombreuses régions du monde, bousculant les pratiques et les productions dont vivaient - bien ou mal - toutes ces populations, ainsi que les modes de pensée qui étaient les leurs. C’est ce que les anthropologues ont appelé l’acculturation. De là à imaginer que ces mondes eussent pu rester indemnes…
Merci pour votre commentaire et pour votre fidélité à l’égard de notes qui, pour paraphraser Emmanuel Berl, ne sont pas écrites pour dire ce que je pense, mais bien pour le savoir.
Dans le commentaire qui précède, les mots « la question des différences culturelles n’était pas abordée » (verbe au singulier et non au pluriel) méritent d’être corrigés. Merci à Guy Malavielle à qui cela n’a pas échappé.
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