Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
de Jacques Bouveresse
Dans le rapport que Jacques Bouveresse entretient avec l’œuvre de Pierre Bourdieu, il y a quelque chose que je trouve exemplaire. Sa conférence Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” (1) l’illustre parfaitement.
Parmi ceux qui affirment approuver, voire admirer, les travaux de Bourdieu, un nombre important d’entre eux (2) ne lui reconnaissent pas de plus grand mérite que son engagement politique. Or, la pensée sociologique de Bourdieu s’impose en dépit de ses prises de position politiques et non par elles. C’est ce qui explique pourquoi ceux qui font aujourd’hui le meilleur usage de cette pensée ne s’affirment pas ses disciples. « Dans leur façon d’enseigner, les hommes supérieurs ont parfois un naturel et une simplicité qui masquent les difficultés ; et leurs plus proches disciples deviennent souvent d’insignifiants épigones ; ce n’est pas à travers ceux-ci que se révèle toute la force de leur personnalité, mais par un jeu d’influences indirectes et plus subtiles, aux incidences parfois inattendues » ; ainsi s’exprimait Georg Henrik von Wright en 1958 à propos de Wittgenstein. (3) S’il est discutable que Bourdieu se soit exprimé avec naturel et simplicité, il n’en demeure pas moins que la force de sa pensée alimente surtout des penseurs qui ne cherchent ni à lui être fidèle, ni surtout à être son interprète autorisé. Y a-t-il meilleur exemple de cette attitude féconde que ceux des travaux de Jacques Bouveresse qui en parle ?
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” est un texte issu d’une conférence donnée, sous ce même titre, lors du colloque “L’inconscient académique” organisé à Genève en mars 2005 par l’ESSE et l’Université de Genève. (4) Jacques Bouveresse y explore la signification de la position anti-philosophique que Bourdieu a souvent adoptée.
Prolongeant ce que Bourdieu dit dans ses Méditations pascaliennes (5) au sujet de la situation de skholè dans laquelle la philosophie se déploie, Bouveresse précise : « Il y a des problèmes que la philosophie évite de poser, alors qu’ils devraient, au contraire, s’imposer à elle à peu près immédiatement, et des problèmes qu’elle tient particulièrement à poser, alors que probablement ils ne s’imposent pas. » Et ce qui est le plus souvent à l’origine de cette distorsion dans le choix des problèmes, c’est que « la pensée est souvent présentée, de la façon la plus sérieuse qui soit, par les philosophes comme constituant en fin de compte la forme la plus élevée de l’action ; et c’est, bien entendu, un aspect important de la forme spécifique que prend, dans le cas de la philosophie, l’aristocratisme. »
Mais cet aristocratisme est particulièrement désastreux en ceci que la philosophie, en ignorant les présupposés sociaux qui la déterminent, se condamne, bien davantage que les activités scientifiques ou artistiques, à mal interpréter ses propres questionnements. Il y aurait ainsi « une philosophie implicite de la philosophie qui est encouragée et renforcée par la position hégémonique qu’occupe la discipline philosophique dans le champ universitaire, en France plus encore que dans n’importe quel autre pays. » Cela vaut d’ailleurs particulièrement pour l’approche française d’un célèbre philosophe allemand : « le traitement qui a été appliqué la plupart du temps à Heidegger est, pour de multiples raisons, exemplaire, ne serait-ce que déjà simplement parce que, même à l’époque du “tout est politique”, les défenseurs des conceptions les plus politisées de la philosophie ne lui ont, eux non plus, pour ainsi dire jamais contesté ce statut de garant du point d’honneur de la philosophie, appuyé sur sa façon de représenter en quelque sorte sous sa forme la plus pure l’idée de la philosophie pure. »
Bouveresse se risque à caractériser ce qui, selon Bourdieu, est « fausse philosophie » et « vraie philosophie ». La fausse - car faussement lucide sur le questionnement philosophique -, c’est celle des déconstructionnistes. L’exemple de la vraie - en ce qu’elle est à la fois exigeante et exempte d’aristocratisme -, c’est celle de Wittgenstein. Mais la question qui intrigue Bouveresse est le sens qu’il faut donner à l’adhésion de Bourdieu à la célèbre phrase de Pascal : « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » (6). On pourrait en effet penser que Bourdieu ne se contente pas d’opposer quelques rares vrais philosophes à la meute des faux, mais plus simplement qu’il serait lui-même, en raison de sa posture sociologique, le seul véritable philosophe. Pour cela, il faut lui prêter l’idée que la philosophie se réduit à ses déterminations sociales, ce qu’il n’a jamais dit.
Bouveresse rappelle que Wittgenstein pensait que les problèmes philosophiques dont la solution réside dans une approche scientifique ne sont pas de vraies problèmes philosophiques, lesquels se reconnaissent précisément au fait qu’ils ne peuvent connaître que des réponses philosophiques. Mais c’est précisément dans la philosophie du langage ordinaire qu’a pratiquée Wittgenstein que Bourdieu semble reconnaître la légitimité de la démarche philosophique. Encore partage-t-il l’idée d’Austin selon laquelle bien des approches philosophiques du langage restent encore trop “philosophiques”. Mieux (ou pire) : il estime qu’Austin lui-même ne s’est pas totalement gardé de ce travers. Voilà pourquoi il est important d’éclaircir autant que possible ce qu’est précisément l’illusion scolastique qui obséda tant Bourdieu.
La question qui semble malaisée à résoudre, nous dit Bouveresse, c’est celle de savoir en quoi les philosophes du langage ordinaire auraient néanmoins péché selon Bourdieu : « [...] sont-ils ou non parvenus à résoudre les problèmes philosophiques qu’ils se posaient, sans avoir besoin pour cela de faire autre chose que ce qu’ils préconisaient : à savoir retrouver la capacité, que le philosophe a perdue, de décrire correctement l’usage de certaines expressions linguistiques ? Et si on pense que la réponse doit être négative, faut-il, pour résoudre les difficultés philosophiques, ajouter simplement quelque chose à ce qu’ils ont fait ou au contraire, dès le début, faire quelque chose de fondamentalement différent de ce qu’ils ont fait ? »
Dans les Méditations pascaliennes, c’est Pascal qui représente la première référence philosophique “sérieuse” de Bourdieu. C’est donc vers Pascal que Bouveresse se tourne pour tenter de cerner cette idée d’illusion scolastique. Et il suppose que ce qui, chez Pascal, convainc principalement Bourdieu, c’est « la considération de celui-ci pour les “opinions du peuple saines” », revenant vers la raison des effets et le rôle qu’y jouent les demi-habiles (7). Mais davantage encore que le bon sens du peuple, j’incline personnellement à croire que Bourdieu a trouvé dans Pascal une insatisfaction foncière envers le monde tel qu’il est, identique à celle que celui-ci ressent ; et ce que l’un n’a pu apaiser que par la foi en Jésus, l’autre a tenté d’y remédier par l’élucidation et l’action ; que l’on soit là assez loin de l’illusion scolastique, j’en conviens volontiers.
Pour permettre de mieux comprendre ce que Bourdieu reprochait à bien des philosophes (et d’une façon telle qu’il donnait l’impression de le reprocher à tous les philosophes), il n’est pas inutile de citer un passage de “Questions de méthode”, le premier chapitre de la deuxième partie des Règles de l’art :
« Si l’affirmation de l’irréductibilité de la conscience est une des dimensions les plus constantes de la philosophie des professeurs de philosophie, c’est sans doute parce qu’elle constitue une manière de définir et de défendre la frontière entre ce qui appartient en propre à la philosophie et ce qu’elle peut abandonner aux sciences de la nature et de la société. Ainsi, Caro, dans la leçon d’ouverture qu’il prononça à la Sorbonne en 1864, acceptait de concéder aux sciences positives les phénomènes extérieurs pourvu qu’on lui accordât en retour que les phénomènes de conscience relèvent d’un “ordre supérieur de faits, de réalités et de causes qui échappent, non seulement aux prises actuelles, mais aux prises possibles du déterminisme scientifique” (*). Texte lumineux, qui fait apparaître que rien n’est si nouveau sous le soleil de la philosophie et que, en se battant contre le matérialisme ou le déterminisme, nos modernes défenseurs de la liberté, de l’individu et du “sujet” visent, sans toujours le savoir, à défendre une hiérarchie, et la différence de nature ou d’essence qui sépare les philosophes de tous les penseurs, souvent caractérisés comme “scientistes” ou “positivistes”, qui, non contents de faire profession de “réduire le supérieur à l’inférieur” et de prendre ainsi son objet à la discipline supérieure, poussent l’impudence, avec la sociologie de la philosophie, jusqu’à prendre pour objet la discipline souveraine, par un renversement intolérable de l’ordre intellectuel établi. » (8)
Contrairement à ce que certains croient, il n’est pas gênant, ni fantaisiste, d’admettre que Bourdieu fait état de raisons convaincantes à propos de l’aristocratisme philosophique et, simultanément, qu’il met tant d’ardeur dans sa dénonciation qu’il semble jeter le bébé avec l’eau du bain. De la même manière qu’il a sans doute été extraordinairement lucide sur le monde social et ses déterminations, tout en ne réfrénant guère le sentiment d’indignation qui l’a poussé à militer. Bouveresse l’a, me semble-t-il, bien compris et en a intelligemment fait son profit.
On peut apercevoir à bien des occasions, dans l’œuvre de Bourdieu, le souci qui reste le sien de ne pas départager ce qui ne peut l’être de façon certaine. Et je ne fais pas seulement référence ici, comme le fait Bouveresse, à « la pluralité des ordres, dans un sens pascalien ou quasi-pascalien », ni à la multitude des « oppositions binaires et des alternatives auxquelles la philosophie », mais aussi le sens commun, nous ont habitués. Je pense surtout au couple que constituent l’ontogenèse et la phylogenèse - si souvent évoqué par Bourdieu - et dont il convient de rappeler un des termes, sans jamais oublier l’autre. Ce qui pourrait illustrer qu’on ne peut démêler le vrai du faux qu’en combinant les approches, voire en les superposant, y compris lorsqu’elles semblent incompatibles. Il ne s’agit là, comme dirait Wittgenstein, que d’accepter de changer de “jeu de langage”.
Sur cette dernière question, Jacques Bouveresse a beaucoup à nous apprendre. Ainsi, pour qui reste fidèle à une certaine idée de la raison, il y a une différence capitale entre la mise en cause, par Foucault, de la distinction entre le vrai et le faux (9) et les interrogations de Wittgenstein sur cette même distinction (10). Bouveresse nous aide à le comprendre.
(1) Disponible à la lecture sur une page du site http://philosophie-cdf.revues.org/213 et peut être acquis, sur la même page, pour être visionné sur une tablette de lecture.
(2) Comme, par exemple, Didier Eribon.
(3) “Notice biographique” in Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, Tel, 1976, p. 27.
(4) Ce texte a été publié in Fabrice Clément, Marta Roca y Escoda, Franz Shultheis et Michel Berclaz (dir.), L’inconscient académique, Seismo Verlag, Zürich, 2006.
(5) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.
(6) Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, Delmas, 1952, p. 403.
(7) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 90, p. 60.
(*) Cf. C. Becker, “L’offensive naturaliste”, in C. Duchet (éd.), Histoire littéraire de la France, t. V, 1848-1917, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 252.
(8) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, p. 266.
(9) Je recommande tout particulièrement la vidéo de la conférence que Jacques Bouveresse a donnée le 27 mai 2013 et intitulée Le désir, la vérité et la connaissance : la volonté de savoir et la volonté de vérité chez Foucault. On ne peut y accéder directement ; il faut d’abord aller sur le site du Collège de France, puis cliquer sur la rubrique "Vidéo, audio, tous les médias", et, dans l'espace mots-clés, taper l'intitulé de la conférence ou certains de ses mots (le flux de cette vidéo étant assez lourd, il est préférable, pour ne pas subir des interruptions, de la télécharger).
(10) Ludwig Wittgenstein, Op. cit., §§ 514 et 515, p. 122.
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