mardi 6 janvier 2015

Note d’opinion : les animaux

À propos des animaux

Le 27 décembre dernier, Alain Finkielkraut avait invité à son émission “Répliques” (1) Jean-Christophe Bailly et Jacques Dewitte pour parler de la forme animale : remarquable émission que je viens d’écouter et qui soulève des tas de questions qui depuis si longtemps me taraudent.

Il n’y a rien à reprocher à celles et ceux qui compatissent à la douleur animale. (2) Je suis d’ailleurs de ceux-là, bien que je doive confesser des réactions sélectives selon que l’animal appartient à une classe plus ou moins proche des mammifères. Mais le problème est aussi d’un autre ordre ; il s’agit d’une question qui pèse sur la conception philosophique de la vie et des conséquences que cette conception peut avoir sur les rapports entre vivants. Que Descartes ait regardé les animaux comme des machines ne l’a pas empêché d’aimer son chien, mais peut-être pas davantage qu’il n’était attaché à son horloge. Et il est sans doute bien des brutes qui battent les animaux sans nier qu’ils en ressentent douloureusement les effets, mais ils n’agiraient peut-être pas autrement avec certains humains. (3) Bref, - au moins sur un plan collectif - le regard que l’on pose sur le vivant est-il générateur de pratiques dont il est important d’interroger la légitimité.

Là pourtant ne s’arrête pas encore l’intérêt de la question. Car c’est aussi savoir ce que nous sommes - et même savoir ce que je suis - de mesurer ce que sont les vivants et les choses, de comprendre ce qui sépare les hommes des animaux, des plantes et des pierres. On me dira que c’est précisément ce qui s’obstine à nous échapper. Assurément. Mais commencer à chercher représente une inclination qui entraîne peut-être avec elle des façons de vivre qui - aussi ténues, sporadiques ou accidentelles soient-elles - traduisent aussi ce que peut ou doit être la conscience de soi.

Lors de l’émission citée, il a été assez brièvement question de Martin Heidegger, tel qu’Élisabeth de Fontenay l’évoque dans Le silence des bêtes. Ce qui m’a donné l’envie de revenir un moment sur ce chapitre de son livre - le troisième de la dix-septième partie (4) - où elle s’attarde sur le cas Heidegger. On sait combien Élisabeth de Fontenay se laissa quelquefois séduire par les bardes du postmodernisme et de la déconstruction, Jean-François Lyotard et Jacques Derrida entre autres. Et elle accorda aussi une attention soutenue à l’un de leurs principaux inspirateurs : Martin Heidegger. Je n’aurai pas l’audace d’affirmer qu’elle a tort d’accorder pareil crédit à ces auteurs, car ce qui m’en sépare relève d’abord d’une grande incompréhension de ma part. Et il faut évidemment se garder de critiquer trop rapidement ceux que l’on ne comprend pas. Reste pourtant que si l’on examine un peu l’hypothèse que ces chemins philosophiques seraient stériles - voire prétentieusement obscurs -, on ouvre la possibilité d’une lecture plus aisée que la sienne lorsqu’il s’agit du rapport aux animaux. Et, même si la critique de départ est infondée, cette lecture ne l’est peut-être pas nécessairement.

Le chapitre “Des vies sans existence” du Silence des bêtes évoque notamment un désaccord que Heidegger exprima à l’encontre de la huitième des Élégies de Duino de Rilke (5). Mais commençons par laisser Élisabeth de Fontenay nous dire son tourment de ne pouvoir approuver la pensée du premier :
« Comment, maintenant, va-t-on endurer l’épreuve majeure en quoi consiste ici, comme dans tant d’autres occurrences, la pensée de Heidegger ? L’animal s’y rencontre comme objet d’une thèse longuement exposée et souvent reprise, à travers des allusions fulgurantes. Comment endurer cette épreuve donc, sinon en abordant sans précautions préalables la thèse qui aura commandé la méditation d’un bout à l’autre de l’œuvre : “La pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde (*1)” ? L’essence de l’animalité réside pour Heidegger dans l’hébétude, l’accaparement, l’obnubilation - que le cours de 1929-1930, sous-titré significativement “Monde-finitude-solitude”, nomme Benommenheit (*2) d’un mot qui s’emploie aussi en psychiatrie. Les animaux sont ceux qui, par essence, sont structurés par l’emportement en soi-même, l’immersion dans le propre. La Lettre sur l’humanisme le confirme : “Si plantes et animaux sont privés de langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’Être. Or seule cette éclaircie est monde. Mais s’ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n’est pas parce que le langage leur est refusé (*3)” Ce n’est donc pas la capacité phonique d’articulation qui leur manque, ou ce que la tradition a appelé ratio, mais cette clairière se découvrant conjointement comme phusis et comme logos : ce que Heidegger appelle un ‘monde’. Les vivants ne sont pas que ce qu’ils sont ; ils ne se tiennent pas, de par leur être, dans la vérité de l’être, car il n’y a pas pour eux de néant - les vivants comprenant ici ceux qui sont simplement vivants, les animaux, les plantes peut-être.
Cette thèse abrupte est corrélative du constat, fait par Heidegger, de l’impossibilité pour un
Dasein d’avoir accès à l’animal en tant que tel. Car c’est seulement à partir de l’existentialité, de notre propre ouverture à l’être, de notre ‘eksistence’, et non pour elle-même, que la constitution ontologique du vivre peut s’éclairer : son ‘interprétation’ doit procéder par voie de privation, cernant négativement, depuis le vivant structurellement différent que nous sommes, l’être du seulement vivant. » (6)

Il y a quelque chose d’exemplaire dans cette façon qu’a Élisabeth de Fontenay de regretter que Heidegger juge ainsi les animaux à partir d’une ontologie dont elle ne veut en rien contester la pertinence. Il y va peut-être de la révérence due à la philosophie, comme le pensait Bourdieu. Si l’on suppose - ce qui n’est pas démontré - que la conception heideggerienne de l’être ne veut presque rien dire - sinon que certains esprits éclairés pourraient percer cet indicible que le commun oublie -, il est alors utile de revenir à la circonspection dont Bourdieu a souvent fait preuve à l’égard de la philosophie, et de Heidegger en particulier. C’est à propos de ce dernier qu’il écrivait notamment :
« La “hauteur” stylistique n’est pas une propriété accessoire du discours philosophique. Elle est ce par quoi s’annonce ou se rappelle que ce discours est un discours autorisé, investi, en vertu même de sa conformité, de l’autorité d’un corps spécialement mandaté pour assurer une sorte de magistère théorique (à dominante logique ou morale selon les auteurs et selon les époques). Elle est aussi ce qui fait que certaines choses ne sont pas dites qui n’ont pas de place dans le discours en forme ou qui ne peuvent pas trouver les porte-parole capables de leur donner la forme conforme ; tandis que d’autres sont dites et entendues qui seraient autrement indicibles et irrecevables. […]
C’est par la “hauteur” stylistique que se rappellent et le rang du discours dans la hiérarchie des discours et le respect dû à son rang. On ne traite pas une phrase telle que “la vraie crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter” (●) comme on traiterait un propos du langage ordinaire tel que “la crise du logement” s’aggrave ou même une proposition du langage scientifique telle que “À Berlin, sur la Hausvogteiplatz, en quartier d’affaires, la valeur du mètre carré du sol, qui était de 115 marks en 1865, s’élevait à 344 marks en 1880 et à 990 marks en 1895”
[…]. En tant que discours en forme, dont la forme atteste et manifeste l’autorité, le discours philosophique impose les normes de sa propre perception […]. La mise en forme qui tient le profane à distance respectueuse protège le texte contre la “trivialisation” (comme dit Heidegger) en le vouant à une lecture interne, au double sens de lecture cantonnée dans les limites du texte lui-même et, inséparablement, réservé au groupe fermé des professionnels de la lecture : il suffit d’interroger les usages sociaux pour voir que le texte philosophique se définit comme ce qui ne peut être lu (en fait) que par des “philosophes”, c’est-à-dire par des lecteurs d’avance convertis, prêts à reconnaître - au double sens - le discours philosophique comme tel et à le lire comme il demande à être lu, c’est-à-dire “philosophiquement”, selon une intention pure et purement philosophique, excluant toute référence à autre chose que le discours lui-même qui, étant à lui-même son fondement, n’a pas d’extérieur. » (7)

C’est parce que ces mots - malgré leur généralité - s’adressent à Heidegger, que j’invoque ainsi ce que certains discours philosophiques pourraient devoir à l’imposture. Ou bien je ne les comprends pas - ce qui est parfaitement possible -, ou bien il s’agit de faire mine de les comprendre sans pouvoir espérer en apprendre quoi que ce soit. Et faute de pouvoir trancher, je m’octroie au moins le droit d’évoquer les deux hypothèses. Or dans la deuxième, Élisabeth de Fontenay n’est pas totalement innocente de ce que son constat a pour elle de douloureux.

Que dit-elle à propos de Rilke et de la huitième des Élégies de Duino ? Le récit du désaccord de Heidegger au sujet de l’idée développée par Rilke lui est pénible, on le sent :
« Le cours sur Parménide de 1942-1943 [de Heidegger] associe au propos sur l’absence de regard animal une critique de la conception rilkéenne de l’“ouvert”. Il s’agit de se démarquer de la métaphysique implicite imputée à la huitième des Élégies de Duino. “De tous ses regards, la créature saisit l’ouvert. Seuls nos yeux paraissent retournés […]. Ce qui est dehors, nous ne le lisons que dans le regard de l’animal (*4).” L’ouvert rilkéen, dit Heidegger, n’est qu’un “passage incessant de l’étant à l’étant à l’intérieur de l’étant […] où les êtres vivants s’essoufflent et se dissipent sans réserve dans la contrainte des rapports naturels de causalité pour flotter dans cette absence de limites (*5)”. Indétermination, indifférenciation indûment présentée comme “la totalité originelle de la réalité”. Entre l’‘ouvert’ selon Rilke, qui conduit à une “animalisation de l’homme”, et l’ouverture à l’être de l’étant, la différence est “infinie” ; entre une philosophie de la vie et la pensée de l’être, il y a un “abîme”. Ce que le philosophe appelle l’irrationalisme rilkéen, et dont il dit qu’il s’accorde avec la tradition métaphysique de l’animal raisonnable, consiste à traiter le logos comme un simple rétrécissement des capacités humaines. Rilke accomplirait donc un renversement de la hiérarchie de l’homme et de l’animal, et “confondrait” - selon le mot de Michel Haar - “indétermination du vivant et liberté du rapport à l’être” (*6). » (8)

L’idée de Rilke - qui n’est évidemment pas davantage établie que ne l’est la conception heideggerienne de l’être - me paraît personnellement beaucoup plus féconde en ce qu’elle enjoint aux humains de se défier de leur orgueil et d’admettre au moins au titre d’hypothèse que les animaux ont peut-être un rapport plus harmonieux que l’homme avec la réalité, en ce que celui-ci est empêtré dans un logos plus propice aux illusions qu’aux lucidités et surtout plus exigeant en questionnements que ne l’est quelque conscience que ce soit limitée au présent. L’idée était déjà chez Diogène. Il convient d’ailleurs de remarquer qu’elle n’infirme pas quelque tentative que ce soit de dévoilement des ressources de l’esprit humain, alors même que l’ontologie heideggerienne ne peut qu’en rejeter totalement le principe.

Il est possible qu'Élisabeth de Fontenay ait raison d’accorder aux exposés abstrus des postmodernes et des déconstructionnistes une grande attention. En l’occurrence, cela l’amène à déplorer l’attitude de Heidegger vis-à-vis du monde animal, attitude qu’elle s’acharne à éclairer des circonlocutions de Derrida (9). Il faut pourtant admettre que la pensée de Heidegger - serait-elle pertinente - isole du monde social et confère une vertigineuse idée de soi-même, tous traits qui ne sont peut-être pas étrangers aux erreurs grossières (pour ne pas parler de tentations) qui conduisent un philosophe à méconnaître l’horreur du message national-socialiste et à refuser ensuite de s’en expliquer.

Ceci n’infirme en rien les qualités extraordinaires du livre d’Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. Celle-ci manifeste là comme ailleurs cette attitude de rude tendresse envers le vivant qui me fait l’aimer.

(1) Alain Finkielkraut, La forme animale, France Culture, émission “Répliques”, numéro du 27 décembre 2014. Cette émission peut, durant un certain laps de temps, être écoutée ici : Répliques du 27 décembre 2014.
(2) Ce qui ne justifie pas tous les actes posés au nom de cette compassion, particulièrement lorsque la violence envers les animaux est paradoxalement retournée contre des humains.
(3) Cf. ces mots si lucides de Claude Lévi-Strauss : « Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53.)
(4) Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, Fayard, 1998, pp. 661-675. La XVIIème partie s’intitule “Ont-ils un monde ?” et ce chapitre 3 “Des vies sans existence”.
(5) Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, trad. de Gérard Signoret, livre audio lu par Vincent Planchon, à écouter sur audiocite.net
(*1) Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde - finitude - solitude, trad. de Daniel Panis, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1992, pp. 265-268, 278-287, 392-396.
(*2) Ibid., p. 349, et, plus généralement, pp. 345-362.
(*3) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” (1947) dans Questions III, tard. R. Munier, Paris, Gallimard, 1976, p.94.
(6) Élisabeth de Fontenay, Op. cit., pp. 661-662.
(●) M. Heidegger, Essais et conférences, p. 193.
(7) Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger” in Actes de la recherche en sciences sociales n° 5-6, novembre 1975, p. 119.
(*4) Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, Huitième élégie (1922). Michel Haar cite la traduction de R. Munier dans Le nouveau commerce, printemps 1972, p. 55.
(*5) Cité par Michel Haar, Le chant de la terre, Paris, L’herne, 1987, p. 73.
(*6) Ibid., p. 74.
(8) Élisabeth de Fontenay, Op. cit., p. 671.
(9) Cf. Élisabeth de Fontenay, Op. cit., chapitres 2, 3 et 4 de la partie XVIII, pp. 693-739.

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