Les étoiles
d’Alphonse Daudet
La vie doit tout aux différences. La profusion de la flore et de la faune doit tout aux différences. (1) Les cultures doivent tout aux différences. L’intelligence doit tout aux différences. Même le souci d’égalité doit tout aux différences. Encore que ce souci-là, né d’une révolte contre certaines différences (elles ne se valent pas toutes), a suscité un mouvement dont il serait peut-être opportun d’examiner s’il n’a pas provoqué davantage de différences, en tout cas davantage d’inégalités. Reste que l’uniformisation stérilise. Comme l’a très justement dit Claude Lévi-Strauss, « on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». Et il ajoutait : « Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » (2)
Percevoir les différences est un des rares privilèges de l’âge. Parce que c’est des différences que se nourrit la nostalgie. Il ne faut pas s’y complaire, certes. Mais il ne faut pas non plus lui dénier cette forme particulière de discernement que l’on doit aux souvenirs et aux errances de la sensibilité. Car celui que nous fûmes est différent, très différent, de celui que nous sommes. Et ce qui nous a entouré - ce qui nous a fait - a disparu.
Voilà qui permet de comprendre que, en relisant un livre découvert il y a bien longtemps, on ne lit pas le même livre. En supposant que le livre en question est bien le même objet, à peine un peu défraichi, celui qui le relit n’est plus le même que celui qui le lut. J’en donnerai un exemple que je viens de vivre et qui m’a inspiré les présents propos : Les étoiles d’Alphonse Daudet (3).
Les étoiles, sous-titrée Récit d’un berger provençal, est une des Lettres de mon moulin. Elle n’a pas obtenu la notoriété de La chèvre de M. Seguin, de La mule du pape, du Curé de Cucugnan ou des Trois messes basses. Cela tient sans doute à la maigreur de l’histoire : un jeune berger isolé sur les crêtes du Lubéron voit venir à lui, pour le ravitailler, la fille des patrons qui hante ses rêves et d’imprévisibles intempéries forcent celle-ci à passer la nuit avec lui.
Bornons-nous d’abord au ciel étoilé sous lequel et avec la complicité duquel le berger et la fille de ses patrons vont vivre une nuit extraordinaire, extraordinaire de sentiments retenus et d’impressions ineffables. Ce ciel-là, je l’ai connu dans ma jeunesse, jusqu’à identifier facilement bien des constellations. De nos jours, il est très généralement ignoré, comme si notre vision du monde avait perdu une part considérable de ses azimuts, comme si nous étions désormais confinés sous un couvercle.
Et puis, qui passerait encore la nuit à la belle étoile pour s’assurer le gagne-pain, ou, plus étrange encore, pour se garder d’intempéries ?
Mais ce n’est pas là le plus différent. Je pense à ces deux jeunes. Tout séparés qu’ils soient par leur position sociale respective, ils passent une nuit entière, seuls dans un coin reculé de la montagne. Et ils limitent les contacts à un effleurement, une tête qui pèse légèrement sur une épaule. Elle ne pourra pas dire “me too” ; elle n’imaginera jamais qu’elle aurait pu le dire. Du moins est-ce ainsi que le poète raconte l’histoire, supposée vraisemblable.
Enfin, il y a le ton du récit et les incises dont il se nourrit.
Quand le berger décrit sa solitude :
« De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’était des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. » (p. 44)
Dois-je commenter ?
Quand il va aux nouvelles auprès du garçon de ferme qui habituellement le ravitaille et qu’il brûle de savoir ce qu’il advient de Stéphanette, la fille des patrons :
« Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie. » (p 45)
Dois-je commenter ?
Et ce jour d’orage où le ravitaillement tarde beaucoup :
« Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés, les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro ni la vieille Norade qui le conduisait. C’était… devinez qui ?… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droit entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage. » (p. 45)
Dois-je commenter ?
Quand la nuit est là et que l’on se rapproche du feu :
« Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement, et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait des branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur… Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. » (p. 48)
Non, je n’ai pas envie de commenter davantage. La nostalgie ne se partage qu’avec ceux à qui l’histoire personnelle donne accès.
(1) Sur les effets délétères de la dispersion d’espèces végétales et animales indigènes sur tous les continents, cf. l’article de Perrine Mouterde intitulé “Le ‘rôle majeur’ des espèces invasives dans l’effondrement de la diversité” et publié le 4 septembre 2023 dans le journal Le Monde.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 47-48.
(3) Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin [1869], Librairie générale française, 1994, pp. 44-50 [1873].
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