1984
de George Orwell
Aux dires des médias eux-mêmes, George Orwell serait à la mode. Fâcheux constat (1), tant ce genre d’engouement passager ne tolère qu’une approche faussée de l’élu, dont on ne retient le plus souvent qu’un cliché menteur. Bien des gens s’imaginent alors connaître Orwell sans même l’avoir lu, ce qui est autrement grave que de l’ignorer. Interrogez celle ou celui qui évoque Orwell et, le plus souvent, vous n’entendrez citer qu’un titre, 1984, et qu’un mérite, le prophétisme de son auteur, lequel aurait prédit ce monde actuel dans lequel nos faits et gestes sont de plus en plus surveillés et fichés.
Je viens de relire 1984 (2). Ce qui m’a immédiatement sauté aux yeux, c’est que le propos n’a rien de prophétique et que sa valeur - ô combien grande - ne réside nullement dans une quelconque prédiction, que ce soit pour l’année 1984 ou bien au-delà. « If you want a picture of the future, imagine a boot stamping on a human face - for ever. » : cette phrase si souvent répétée - et encore mise dans sa bouche dans la fiction que BBC four lui consacra en 2003 (3) - n’annonce pas des temps auxquels nous serions promis ou qui seraient depuis lors advenus, mais alerte sur un aspect de l’homme contre lequel il sera toujours nécessaire de lutter, sans croire que l’on puisse s’en affranchir un jour. Et c’est pour comprendre ce sens-là de l’ouvrage qu’il convient de le lire ou le relire et de s’éclairer également des autres œuvres d’Orwell, non moins intéressantes d’ailleurs.
Je ne suis pas suffisamment qualifié pour me permettre d’affirmer ce qui fait la spécificité d’Orwell, moins encore pour définir ce qu’il avait en tête en écrivant 1984. Il me semble cependant qu’une des notions capitales autour de laquelle son parcours s’est construit est celle de « common decency ». Bruce Bégout a publié à son sujet un petit essai éclairant où il précise notamment ceci :
« Cette formule de common decency revient de si nombreuses fois sous la plume d’Orwell qu’elle ne peut être due, chez un écrivain aussi soucieux du choix de ses mots et de l’économie générale de sa pensée, au simple hasard. Sa fréquence témoigne de la présence d’un concept clé. Même si Orwell n’est pas à proprement parler un théoricien (certains lui reprochant même un certain amateurisme théorique, notamment dans sa connaissance historique du marxisme et du socialisme), son œuvre critique et polémique est celle d’un authentique penseur. Dans la forêt des arguments et des discussions, il voit clair. Son socialisme s’abreuve directement à sa propre expérience vécue de l’humiliation sociale et de la solidarité des humbles. Et c’est sur cette base intuitive qu’il édifie sa vision du monde. Mais que faut-il entendre par cette common decency qui constitue le cœur de sa pensée politique ? Il s’agit d’une expression qu’Orwell emploie régulièrement à partir de son enquête sur la vie des mineurs du nord de l’Angleterre en 1935 (The Road to Wigan Peer). Elle désigne tout d’abord une sorte de “sens moral inné” propre aux gens simples :
“Dans un foyer ouvrier – je ne parle pas ici des familles de chômeurs, mais de celles qui vivent dans une relative aisance – on respire une atmosphère de chaleur, de décence vraie, de profonde humanité qu’il n’est pas si facile de retrouver ailleurs” (WP, 131).
Il nous faut indiquer qu’Orwell a tout d’abord repéré cette décence ordinaire parmi les gens que la société considère en général comme indécents en raison de leur manière débraillée de vivre : les mendiants et les vagabonds. Cet élément biographique n’est pas à négliger pour la compréhension même de ce que signifie la common decency. En effet, par une sorte de démarche autopunitive, Orwell, ancien élève d’Eton et membre de la police impériale en Birmanie, décide, à la fin des années vingt, contre l’avis de sa famille et de ses amis, de s’avilir en choisissant de vivre parmi les déclassés. Voulant en quelque sorte se racheter du fait d’avoir appartenu aux deux plus hautes institutions de l’Empire britannique (la Public School et l’armée coloniale) qui représentent une autorité qu’il a toujours rejetée, il adopte une stratégie d’abaissement social. Il désire partager, de manière expiatoire, le sort de tous les êtres inférieurs et déchus : les coolies birmans, les trimards, les chômeurs, etc. » (4)
Selon moi, il n’y a pas seulement là la découverte d’une certaine forme d’authenticité et de savoir-vivre qui serait l’apanage d’une classe sociale (qui depuis lors a peut-être perdu certaines de ses spécificités), mais il y a aussi l’éloge d’un type de relations avec autrui qui fait abstraction de toute supériorité ou subordination, pour n’être qu’empathie et aménité. Ce qu’il y a de plus fondamentalement moral dans l’homme connaît sa première expression dans la banalité du commerce le plus ordinaire. Et c’est pourquoi je pense que le jugement moral que l’on voudrait poser sur quelqu’un devrait d’abord porter sur son quotidien, ses rapports avec son entourage, son comportement le plus discret et le plus pratique, etc., bien davantage que sur ses écrits, ses déclarations publiques et a fortiori ses engagements politiques. En l’absence de tout fondement, la morale est au mieux ce qui distingue la gentillesse de la méchanceté, distinction qui s’apprécie surtout dans les rapports humains les plus quotidiens, les plus banals, les moins explicites. Qu’une classe sociale dominée forme (ou ait formé) un champ propre à favoriser ce type de rapports, cela me semble certain. Mais la common decency reste à la portée de qui que ce soit, dès lors qu’est comprise l’importance de l’acratopège, c’est-à-dire de ce qui est banal, ordinaire, sans conséquence apparente, de ce qui est accompli en toute simplicité. J’ai personnellement connu bien des gens qui eussent pu être décents s’ils n’eussent point participé de quelque manière à un quelconque pouvoir, exercice qui les a dévoyés peu ou prou ; moi-même - si faibles qu’aient pu être les prérogatives dont je fus quelquefois investi -, je n’y ai sans doute pas échappé complètement.
De la même manière que Bourdieu a déploré - je ne sais plus dans quel écrit - que les politiciens de gauche se désintéressent totalement des maillots de corps de la classe ouvrière, Orwell « ne pouvait pas se moucher sans faire un discours sur les conditions de travail dans l’industrie du mouchoir » (5). La vie pratique entretient avec la réalité un rapport vertueux que la théorie, la spéculation et plus généralement la mainmise et la puissance dissolvent.
C’est ici qu’il convient de dire un mot des convictions socialistes d’Orwell. Elles étaient - je crois - à la fois très fermes et sans concessions. Très fermes en ce qu’il n’a sans doute jamais renoncé à prôner l’avènement d’une société socialiste, radicalement différente de la démocratie bourgeoise et de ce qu’il appelait le capitalisme. Sans concessions en ce qu’il n’a pas davantage cessé de dénoncer toutes les formes autoritaires de pouvoir, à commencer par celles qui prétendaient tirer leur légitimité du peuple et œuvrer à son bonheur. En janvier 1941, il écrivait dans The Left News : « Soit nous transformons l’Angleterre en une démocratie socialiste, soit, d’une façon ou d’une autre, nous devenons une partie de l’empire nazi ; il n’y a pas de troisième possibilité. » (6) Un mois plus tard, convaincu que la révolution était un préalable nécessaire à la victoire contre Hitler, Orwell en prédisait la naissance en ces termes :
« Lorsque le véritable mouvement socialiste anglais apparaîtra - il devra apparaître si nous ne voulons pas être vaincus, et ses fondements existent déjà si on écoute les conversations dans des millions de pubs et d’abris anti-aériens -, il traversera toutes les divisions existantes entre les partis. Il sera à la fois révolutionnaire et démocratique. Il aura pour but les transformations les plus fondamentales et acceptera d’utiliser la violence si besoin est. Mais il acceptera également que toutes les cultures ne sont pas les mêmes, que les traditions et les sentiments nationaux doivent être respectés si les révolutions doivent réussir, que l’Angleterre n’est pas la Russie - ni la Chine, ni l’Inde. Il comprendra que la démocratie britannique n’est pas un mensonge complet, n’est pas simplement une “superstructure”, qu’au contraire elle est quelque chose d’extrêmement précieux qui doit être préservé, étendu et, surtout, qu’il ne faut pas insulter. C’est pour cette raison que je me suis étendu aussi longuement ci-dessus en répondant aux arguments habituels contre la démocratie “bourgeoise”. La démocratie bourgeoise ne suffit pas, mais elle vaut bien mieux que le fascisme, et travailler contre elle revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Les gens ordinaires le savent, même si les intellectuels l’ignorent. Ils s’accrocheront fermement à l’“illusion” de la démocratie et à la conception occidentale de l’honnêteté et de la décence commune. » (7)
N’y aurait-il pas quelque naïveté dans ces propos ? Pour en juger, il convient de se replacer dans le contexte. La pertinence d’un propos ne tient pas uniquement au fait que la suite de l’histoire le confirme ; il peut également valoir par les réalités qu’il a le mérite de prendre en compte et que les déterminations qui font l’histoire ont en quelque sorte le tort d’ignorer ou de déformer. Ainsi, l’exploitation des opprimés passe aussi, à cette époque, par l’empire britannique, un empire dont Orwell souhaitait la disparition. Que cet empire se soit disloqué sans qu’une révolution du genre de celle qu’il appelait de ses vœux n’y concoure n’invalide pas le propos, d’autant que l’exploitation n’a fait que changer de forme. L’important n’est pas de prévoir, exercice qui ne peut se révéler valide qu’avec beaucoup de chance, mais bien d’être attentif aux réalités envers et contre ses préférences. Lorsque Orwell écrit que le « gouvernement républicain espagnol […], dès le tout début de la guerre civile, a outragé tous les principes démocratiques bien plus crûment que ne l’a fait notre propre gouvernement ou, dirais-je plutôt, que n’importe quel gouvernement conservateur britannique n’oserait le faire » (8), il prend acte d’un fait très important pour qui veut comprendre l’évolution de la guerre civile espagnole, un fait que la plupart des partisans des républicains - dont il fut - n’aurait admis pour rien au monde.
La naïveté d’Orwell se limiterait-elle à la société socialiste qu’il appelle de ses vœux ? Même sur ce sujet, il me semble qu’il convient de ne pas trancher trop rapidement. Ainsi, en avril 1941, il s’exprime à ce sujet comme suit :
« Tous les socialistes, et je dirais même quelle que soit leur tendance, sont persuadés que le destin et donc le véritable bonheur de l’homme se trouve dans une société où tous les êtres humains sont plus ou moins égaux, où personne n’a le pouvoir d’opprimer quiconque, où les motifs économiques ont cessé d’agir, où les hommes sont mus par l’amour et la curiosité et non par la cupidité et la peur. Tel est notre destin et il est impossible d’y échapper ; mais comment l’atteindre, et dans combien de temps ? Le socialisme - la propriété centralisée des moyens de production, plus la démocratie politique - est l’étape nécessaire menant au communisme, exactement comme le capitalisme était l’étape nécessaire après le féodalisme. Il n’est pas lui-même l’objectif final, et je pense que nous devrions nous méfier et ne pas croire que, en tant que système dans lequel vivre, il sera vraiment préférable au capitalisme démocratique. » (9)
On aperçoit malaisément aujourd’hui ce que pourrait être ce socialisme décrit pas Orwell. Mais il ne peut être contesté qu’il représente une sorte d’ajustement entre l’égalité et la liberté passant par la collectivisation des moyens de production. Une utopie ? Selon moi (qui connaît la suite), assurément. Mais on sent bien que c’est l’absence d’oppression sous quelque forme que ce soit qui reste the main mind de sa vision du futur. Et l’on mesure là ce qu’il doit à la douloureuse expérience qui fut la sienne en Espagne (10).
Revenons à 1984. Je crois avoir laissé percevoir combien me désolent les interprétations de cette œuvre qui en font un livre visionnaire qui aurait anticipé toutes les dérives auxquelles donnent lieu Internet, l’emprise publicitaire, la surveillance anti-terroriste, que sais-je encore. Il s’agit là, selon moi, d’une double erreur : une mauvaise analyse des problèmes que la vie privée, sa définition et sa protection connaissent, d’une part, une mauvaise appréhension du sens de l’œuvre, d’autre part. Big Brother, ce n’est pas principalement l’œil qui surveille tout un chacun ; c’est d’abord et avant tout le culte de la personnalité, l’effacement de l’esprit critique, la foi implicite dans le chef et, par dessus tout, le mensonge confondu avec la vérité. Et Big Brother n’est pas l’élément central du système décrit. Cet élément central n’est autre que la cruauté dont tout humain est capable, dès lors que le contexte l’y incite. Faire souffrir autrui, telle est bien la pulsion sur laquelle repose le totalitarisme ; telle est aussi le travers majeur dont l’homme doit continument se garder quel que soit le contexte politique dans lequel il vit. On peut n’y pas croire, à l’omniprésence de cette cruauté, s’en croire dénué, ainsi que Montaigne le donne à penser lorsqu’il fait part de son étonnement devant ses formes extrêmes (11), mais la constance de son déchaînement et la façon dont les progrès techniques ont été mis à son service, particulièrement durant la première moitié du XXe siècle - époque qui coïncide avec la vie d’Orwell - ne laissent guère de doute sur son universalité, au moins potentielle.
Que 1984 se soit inspiré du régime soviétique, et aussi du régime nazi, cela ne fait guère de doute. Et cela indique bien à quelle lucidité sur les rapports entre l’homme et la politique Orwell était parvenu dès 1949. Mais la mise en garde est plus générale et il serait erroné de n’y voir qu’une dénonciation des dérives de l’extrémisme. C’est en l’homme que le danger réside, y compris chez celui qui est a priori le plus porté à la douceur et à la bienveillance. Car il suffit de quelques circonstances nouvelles pour que cette inhumanité si spécifique à l’humain se déchaîne, chez n’importe qui.
(1) Il est difficile de savoir si c’est à cet effet de mode que l’on doit l’édition ou la réédition en français de nombreux ouvrages d’Orwell, ou si ce sont celles-ci qui ont aiguillonné l’effet en question.
(2) George Orwell, 1984, trad. par Amélie Audiberti, Gallimard, 1950.
(3) Cf. l’extrait de la vidéo placé sur Internet.
(4) Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur un idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, éd. Allia, 2008, p. 15.
(5) Bernard Crick, George Orwell : A Life, Secker & Warburg Ltg, Londres, 1980, p. 266.
(6) George Orwell, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels et la démocratie, trad. par Bernard Hoepffner, Agone, Marseille, 2009, p. 125.
(7) Ibid., pp. 173-174.
(8) Ibid., p. 185.
(9) Ibid., pp. 176-177.
(10) Cf. George Orwell, Hommage à la Catalogne [1938], trad. par Yvonne Davet, éd. Ivréa, 1982.
(11) « À peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentable, d’un homme mourant en angoisse. » (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 454.
Autre note sur Orwell :
Une histoire birmane