lundi 18 janvier 2016

Note de lecture : Antonio Tabucchi

Pour Isabel
de Antonio Tabucchi


Antonio Tabucchi est mort à Lisbonne, en mars 2012. Il vivait dans la capitale portugaise, là où sa dilection pour Fernando Pessoa l’avait conduit. J’en ignore trop de lui pour savoir si c’est uniquement Pessoa qui lui a fait aimer le Portugal ou s’il a subi lui-même le charme très étrange de ce pays. Les deux, peut-être.

J’ai eu le bonheur d’aller une fois au Portugal. (1) J’en ai gardé le souvenir d’une curieuse fascination, celle que m’a valu cette ambiance étrange faite d’un mélange de nostalgie, de résignation, de gentillesse et d’amour du beau. Le regret des temps conquérants et victorieux emplit le présent d’une intemporalité, d’une douceur résignée, d’un attachement aux choses anciennes qui, paradoxalement, suggère la paix et la tranquillité - auxquelles incitent encore davantage la lumière et la chaleur -, comme si les violences d’antan, vainement regrettées, n’étaient plus de mise. Quand les conquêtes révolues donnent le vague à l’âme, c’est qu’on ne conquiert plus. N’est-ce pas cela qu’on entend dans le fado ? N’est-ce pas cela la saudade ? (2)

Antonio Tabucchi a voulu que ce roman, Pour Isabel (3) - auquel il a travaillé de nombreuses années - soit posthume. C’est là une raison d’ouvrir le livre avec davantage d’appétence encore.

Les romans sans intrigue, qui ont été et sont encore la marque d’une certaine forme du roman contemporain, sont soumis par nature à une exigence à laquelle échappent les récits traditionnels, à savoir celle de capter l’intérêt sans le soutien de circonstances et d’événements plus ou moins compliqués dont le lecteur attend le dénouement. La gageure loupée, l’ennui est immanquablement au rendez-vous. Mais je suis de ceux qui pensent que, lorsqu’elle est réussie, le plaisir de lire acquiert une densité plus exceptionnelle encore. On me dira peut-être que, dans Pour Isabel, il y a une intrique : qui est Isabel et qu’est-elle devenue. Mais est-ce vraiment Isabel l’objet de cette recherche ? Y a-t-il même une recherche ? Dans une note que Bernard Comment, le traducteur, a placée à la fin du livre, est cité un extrait de l’interview que Tabucchi avait accordée en juin 1994 à la revue Leggere, une interview dans laquelle il parlait de Pour Isabel :
« Depuis quelques années j’écris un roman que j’espère pouvoir bientôt conclure. Le personnage principal sera justement Isabel, la même femme qui dans Requiem n’apparaît pas, ou plutôt qui est seulement esquissée et qui à un certain moment apparaît, mais comme une sorte de Convive de pierre. Dans ce roman, ce n’est pas Isabel qui parlera d’elle, ce sont les autres qui le feront. Beaucoup des personnages de mes livres précédents seront appelés à témoigner sur Isabel, il y aura Tadeus, Magda, et même le Xavier de Nocturne indien, le personnage recherché mais jamais trouvé, qui fournira un important témoignage. Ce sera un tour, ou plusieurs tours, autour de la figure de cette femme qui a eu une vie difficile et obscure, une vie sur laquelle existent des versions différentes et en même temps toutes étonnamment dignes de foi. Ce sera un roman qui tentera de faire la lumière sur l’existence d’une femme fuyante et très mystérieuse. » (pp. 151-152)

Antonio Tabucchi le confesse dans une note justificative préalable :
« Obsessions privées, regrets personnels que le temps érode mais ne transforme pas, comme l’eau d’un fleuve émousse ses galets, fantaisies incongrues et inadéquations au réel, tels sont les principaux moteurs de ce livre. Mais je ne pourrais nier comme influence sur celui-ci le fait d’avoir vu un moine vêtu de rouge qui par une nuit d’été, avec ses poudres colorées, dessinait pour moi, sur la pierre nue, un mandala de la Conscience. » (p. 13)
Le cercle du mandala symbolise tantôt le centre à atteindre, tantôt le pourtour qui rend ce centre inaccessible, de telle sorte qu’il devient impossible de déterminer ce qui est important de l’avenir vers lequel on croit tendre, du présent qui s’alimente de cette recherche ou du passé qui surgit et resurgit sans cesse jusqu’à brouiller toute aspiration et en altérer la visée.

Je suis très ignorant du bouddhisme et de l’hindouisme et je formule ici une signification du mandala qui s’inspire bien davantage de ce que je crois être un état d’âme portugais, que de quoi que ce soit d’autre. Mais, je l’avoue, je me suis aussi souvenu de cet épisode de la série télévisée House of Cards (4) où l’on voit des moines bouddhistes tibétains composer un mandala de Kalachakra, puis le détruire, ce qui m’a paru opposer l’inanité des choses, des désirs et des ambitions aux espoirs fous que Frank Underwood et sa femme nourrissent pour leurs carrières respectives comme pour leurs interrelations.

Le personnage de Tabucchi, Waclaw Slowacki - à moins que ce ne soit Tadeus Slowacki (cela dépend de l’interlocuteur) -, trace neuf cercles dans lesquels je n’aperçois que le contingent, sans presque aucune attention à la quête d’Isabel, si ce n’est qu’elle est là, en arrière-fond, comme un passé idéalisé, ce genre de passé qui, d’une manière ou d’une autre, nous tient tous debout. Ainsi :
« Le tram s’arrêta exactement devant la pâtisserie Cister. J’en profitai pour prendre un café. Le garçon me salua comme s’il me connaissait. Peut-être le connaissais-je moi aussi, mais je ne me souvenais pas de lui. Je lui fis un sourire et un signe de la tête, lui laissai cinquante escudos de pourboire et pris la Rua da Escola Politécnica jusqu’à l’angle de la Rua Monte Olivete. C’est une rue en pente raide, couverte de petits pavés de granit, glissante, et il pleuvinait. Je redressai le col de ma veste et continuai de descendre. Je passai devant l’Institut Britannique, rose et blanc, avec sa frise de tuiles, je me souvins d’une amie qui y enseignait, elle était un peu je-m’en-foutiste, et négligée, peut-être, mais faire l’amour avec elle était une merveille, et puis elle préparait des pique-niques qui étaient du tonnerre. En ce temps-là on allait à la plage de Fonte da Telha, où il n’y avait personne, juste des pêcheurs et leurs chiens, de vieux chiens jaunes et ridés. Ça me rappela les chiens de monsieur Almeida. » (p. 79)
Oui, Isabel est là (5), puisque Slowacki n’aurait pas pris le tram et ne serait pas passé devant l’Institut britannique si elle ne le hantait pas. Et c’est vrai qu’il a fallu lutter contre la dictature de Salazar, fuir ses sbires de la PIDE, se soustraire aux tortures. Mais le banal, l’accoutumé, l’ordinaire du présent broient autant qu’ils appellent les souvenirs, jusqu’à nous faire tous tourner autour de quelque chose dont l’existence, la forme et la signification restent totalement vacillantes.

(1) Pour choisir les lieux à privilégier, j’avais bénéficié des conseils d’un ami français, lecteur passionné de Conrad et de Morand, amateur de chevaux et grand amoureux du Portugal. À mon retour, début septembre 2008, je lui en ai brièvement dressé l’itinéraire suivi en ces termes : « Grâce à tes précieuses indications, nous y avons fait un merveilleux périple. Lisbonne, d'abord. Quelle belle ville ! quel charme ! quelle vie ! Bien sûr, nous avons visité les lieux les plus prestigieux : Belém, sa Tour, le Mosteiro dos Jeronimos, la Sé, le Palais de Fronteira, l'Océanorium, la Fondation Gulbenkian (superbe !), le Musée des arts antiques, Sao Jorge. Et puis ses quartiers les plus pittoresques : la Baixa, le Chiado, l'Alfama, le Bairro Alta, le Graça, etc. Mais nous avons surtout eu l'occasion de côtoyer des Lisboètes, pour notre plus grand bonheur. Le hasard a voulu que nous fassions la connaissance, à une table du Café 'Brasileira', d'un aventurier hollandais - tout droit sorti d'un roman de Conrad - qui avait depuis longtemps amarré son bateau à Lisbonne et qui nous a introduit dans le milieu du fado authentique, loin des chanteurs pour touristes. Nous avons ainsi pu participer à une longue 'session' de fado que nous ne sommes pas prêts d'oublier et à l'issue de laquelle, après avoir beaucoup sympathisé, les adieux furent émouvants. Ce diable de Hollandais nous a aussi appris à repérer les petits bistros pour indigènes où l'on mange très bien pour trois fois rien. En tout : six jours. Ensuite, nous sommes allés passer deux jours à Evora, endroit suave s'il en est. Et deux autres jours dans un petit patelin perdu, Chanceleria, à quelques kilomètres d'Alter do Chao. Nous y étions logés dans un "ranch" dont le propriétaire débourrait et dressait des chevaux pour des clients, parmi lesquels figure Bartabas. Notre fille a pu y monter un superbe étalon lusitanien avec lequel elle a notamment fait du pas espagnol. De là, nous avons aussi rayonné vers Avis, Crato, Portalegre, Castelo de Vide et Marvao. Quelle région extraordinaire ! Et quelle lumière ! De Castelo Branco, voulant éviter la Serra da Lousa dont tu m'avais dit qu'elle était ravagée par le feu, nous sommes allés passer deux jours dans la Serra da Estrella, à Covilha : de la vraie montagne, brouillard d'altitude compris. Et puis, Coimbra. Sans avoir le charme de Lisbonne, cette ville, elle aussi pleine de pentes et d'escaliers, est très agréable. Et elle ne manque pas de belles choses : l'Université, bien sûr, et sa sublime bibliothèque, les deux Sé, la vieille et la nouvelle, Sao Cruz, le jardin botanique,… Enfin, nous avons passés six jours à Alcobaça, d'où nous avons pu rayonner vers Batalha, Tomar, Obidos, Cos et Nazaré. La liste des belles choses vues est trop longue pour que je te l'inflige, d'autant que tu la connais sans doute. Une confidence, néanmoins : si tu n'as pas encore eu l'occasion d'y aller, il ne faut surtout pas rater l'Iglesia de Cos. D'abord - et ce n'est pas négligeable -, il n'y a pas un touriste ; ensuite les lieux sont merveilleux et les azulejos plus beaux encore que partout ailleurs. »
(2) Il ne fait aucun doute que bien des Portugais, comme bien des étrangers, se font une toute autre idée du pays. Le très bref contact dont j’ai bénéficié ne m’en a laissé que l’image que peut s’en forger celui qui vient avec ses yeux, remplis déjà de mille choses fort différentes. Je ne connais bien sûr rien du Portugal, ce qui ne m’interdit pas de tenter d’évoquer une impression, aussi fugitive fût-elle.
(3) Antonio Tabucchi, Pour Isabel [2013], trad. de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2014.
(4) Il s’agit du 7e épisode (réalisé par John Dahl) de la saison 3 de cette série américaine créée en 2013 par Beau Willimon.
(5) Je ne sais trop pourquoi, en m’imaginant Isabel, j’ai cru voir Mariza, une chanteuse si apte à communiquer cette émotion en quelque sorte portugaise qui monte de la terre et des gens, de la nostalgie et de la tristesse - la tristesse de n’être peut-être pas tout ce que l’on voudrait être -, comme lors de son concert de 2012 à Lisbonne, au pied de la tour de Belém, lorsque, dans la dernière chanson interprétée, “Ó Gente Da Minha Terra”, elle fut contrainte de s’interrompre, bouleversée (cf. la vidéo).

Autre note sur Tabucchi :
Pereira prétend

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