À propos de la mort
J’avais un ami. Je l’aimais, profondément. Il est mort il y a de cela maintenant un mois.
Nous nous connaissions depuis presque quarante ans et nous nous sentions à ce point complices de tant de choses qu’il m’avait choisi en qualité de mandataire pour suppléer à sa propre expression, au cas où ce serait mieux de mourir dignement et qu’il ne serait plus en mesure de le réclamer. Lui et moi avions bataillé - bien modestement cependant - pour que soit reconnu à chacun le droit de mourir décemment, raisonnablement, paisiblement (ce que, en Belgique, la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie a assez grandement satisfait).
Lorsqu’il a été hospitalisé pour la dernière fois, j’ai eu la douleur de constater que les médecins étaient divisés, l’un souhaitant que soit mise en œuvre la demande anticipée de volonté à propos de laquelle j’étais désigné son mandataire et les autres estimant qu’il était encore en mesure de décider et n’avait rien dit dans ce sens.
Je ne m’étendrai pas sur les péripéties auxquelles le différend a donné lieu et moins encore sur les stratégies dont je fus quelque peu l’objet. Lui-même ne m’a rien dit qui eût pu laisser croire qu’il souhaitait abréger ses jours et il m’a été rapporté qu’il aurait affirmé « être partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui ». Cela lui ressemblait trop pour que j’en fasse fi et il s’est éteint de soi-même quelques semaines plus tard dans une maison de repos.
J’en retiens bien sûr que la mise en pratique de dispositions légales et personnelles relatives à la mort reste quelque chose de très malaisé, mais aussi que l’engagement pour une cause peut aussi conduire quelquefois à s’aveugler sur les particularités d’un cas. J’eusse été navré d’évoquer ces incidents au moment où cet ami nous quittait, car il y avait tant de choses à retenir, à évoquer, à faire revivre à son propos, qui sont loin des dissonances. Il fut en effet un passionné de l’harmonie, de la tolérance, de la compréhension.
Mais j’ai dit que ces mots - « être partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui » - lui ressemblaient et je voudrais à présent dire pourquoi.
Il existe une forme d’intelligence dont on ne fait pas assez l’éloge. C’est celle qui combat suffisamment l’entêtement pour qu’il soit toujours possible de changer d’avis. Et j’ai souvent vu mon ami modifier son point de vue à la lumière de nouveaux arguments, assez exactement comme Montaigne suggère de le faire dans son Art de conférer. Lorsqu’il le faisait, je ne l’ai jamais soupçonné de la moindre complaisance, car il savait circonscrire ce qu’il cédait et ce qu’il conservait. En l’occurrence, qu’il ait maintenu son point de vue sur la nécessité d’offrir à chacun la possibilité de mourir dignement, tout en reconnaissant que, face à l’échéance, lui-même préférait s’accrocher à la vie, cela ne m’étonne aucunement.
Mon ami aimait la vie, d’une façon assez inconditionnelle, c’est-à-dire qu’il trouvait en tout de quoi se réjouir. Et s’il fallait honorer son souvenir, rien ne conviendrait probablement mieux que de citer Jean de La Fontaine, lorsqu’il achève l’“Heureux dénouement” des Amours de Psyché et de Cupidon :
« Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi ;
Tu n'y seras pas sans emploi :
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n'est pas la peine. »
Qu’il ait été « partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui » traduit en grande partie son amour de la vie. Et aussi un regard nouveau sur la mort, lorsqu’elle se fait proche, un peu comme changea l’opinion de Montaigne à son sujet entre le livre I et le livre III de ses Essais. Mais c’est encore La Fontaine qui en parle le mieux, dans la quinzième du premier livre de ses Fables :
« La Mort et le Malheureux
Un Malheureux appelait tous les jours
La Mort à son secours.
Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La Mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô mort, ô mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul de jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais ô mort, on s’en dit tout autant. »
On ne s’en dit pas tous tout autant, à l’exemple d’un autre de mes amis disparu voilà un an et demi et qui choisit sans défaillance de mettre un terme à ses souffrances dans le respect des délais qu’impose la loi, des délais propres à éprouver le courage des plus résolus.
Qui peut dire ce qu’il souhaitera vraiment lorsque la faux se dressera devant lui ? Que cela ne nous dispense pas d’offrir à tous un véritable choix, celui de ne pas endurer ce qui prive tout instant futur du moindre sens.
Cher Jean,
RépondreSupprimerJe suis heureux que tu puisses exprimer avec tant de clarté et de simplicité ce que je ressens moi-même face à cette échéance qui nous concerne tous.
Merci à toi,
G.W.