À propos de l’esprit critique
Il n’y a sans doute aucune société, ni aucun humain, qui n’adhèrent à des croyances. Elles diffèrent d’une société à l’autre, d’une catégorie sociale à l’autre, d’une confession ou d’une idéologie à l’autre, d’un individu à l’autre. Et les croyances ne sont très probablement pas étrangères à la cohésion d’une nation, d’un groupe ou d’un couple. Partager des convictions rend confiant et même solidaire. À l’inverse, les différences de conviction provoquent facilement des dissensions, des conflits ou des guerres. C’est que les croyances se donnent pour des vérités, opposables comme telles à ceux qui ne les partagent pas et qui seraient donc dans l’erreur.
Évidemment, les croyances ne sont pas toutes liées à une même force de conviction. Il en est qui, en raison de leur nature, supporte mieux la contradiction que d’autres. Mais force est de constater que la mise en cause de certaines croyances peut entraîner des conflits quelquefois très violents et très durables. À cet égard, il existe une différence notable entre les sociétés traditionnelles (froides) dont les derniers exemples furent étudiés par les ethnologues et les sociétés progressives (chaudes) apparues en certains endroits depuis la plus haute Antiquité. Dans les premières, une sorte de partage quasi unanime de croyances très homogènes les mit à l’abri de conflits internes d’une certaine nature que les secondes ne purent éviter.
Je ne suis pas totalement certain que l’apparition d’une pensée réflexive s’appliquant aux questions les plus fondamentales (et en même temps les moins pratiques) - comme ce fut le cas au moment de l’Antiquité grecque - porte avec elle la certitude d’une amélioration de la vie sociale et, au-delà, de la vie de chacun. Elle m’apparaît davantage comme une forme nouvelle de lucidité qui frappe le destin humain, un peu à la façon dont la Genèse raconte que manger les fruits de l’arbre de la connaissance aurait jeté l’homme et la femme dans le malheur. Reste que le pas franchi, il n’est plus possible de retrouver l’état d’innocence qui le précédait. (1)
Ce qui mérite également d’être pris en considération, c’est le fait que l’apparition de cette pensée réflexive particulière à laquelle on doit le développement de la philosophie et de la science n’a pas pour autant provoqué la disparition des croyances dont elle a pu - partiellement et progressivement - remettre en cause certains des dogmes, soit que philosophie et science s’en soient conciliés les exigences, soit qu’elles aient été elle-mêmes battues en brèche dans leurs formes les plus critiques au nom de valeurs plus attachées à des messages moraux qu’à la recherche de la vérité.
Le propre de l’erreur est de se donner pour la vérité. Les religions du Livre ont en commun d’affirmer que Dieu détient et délivre la vérité. Mais cette affirmation ne repose pas sur la démonstration que la vérité que l’on prête à Dieu est bien la sienne, ni davantage d’ailleurs que Dieu en est bel et bien le détenteur. Elle repose sur un parti pris arbitraire que ces religions appellent la foi. Et cette manière de donner à semblable adhésion le nom de foi témoigne de son caractère collectif ; elle a pris un sens quasi magique en ce que son évocation se veut fière, résolue et péremptoire, alors même que sa signification étymologique équivaut à une croyance ne reposant que sur la volonté de croire. Ce n’est pas : voici et sachez ! C’est : croyez et voici ! Si cette volonté de croire s’applique à ceci plutôt qu’à cela (au Livre plutôt qu’à autre chose), il faut probablement en chercher la raison dans la force de la tradition qui pousse les hommes à accepter ce que leurs ascendants ont accepté avant eux. (2)
La foi se partage ; elle ne se discute pas. L’histoire témoigne des ravages qu’elle a causés. Des trois religions du Livre, la première, le judaïsme, est certainement celle qui en a causés le moins, principalement en raison de contingences historiques. Pour leur part, le christianisme et l’islam ont justifié, sinon causé, guerres, massacres et sévices innombrables. Ce qui n’abolit pas ce qu’on leur doit aussi d’appels à l’entraide et à la miséricorde. Et bien des doctrines d’autres religions ou d’inspiration athée (par exemple le soviétisme) sont responsables des mêmes exterminations et des mêmes asservissements de la pensée.
J’en viens à ce qui me préoccupe aujourd’hui.
J’ai eu la chance de vivre ma jeunesse à une époque qui caressait l’espoir que progresse sans cesse l’esprit critique. Si je parle de chance, c’est que cette illusion - car cela en est probablement une - m’a conduit à aimer un certain nombre d’auteurs qui m’ont accompagné toute ma vie et qui ont en commun de manifester et d’encourager la plus grande indépendance d’esprit possible. C’est encore là une croyance, également passible de certaines des critiques que j’adresse aux religions, mais qui sert de socle à un combat paisible et résolu : celui de démasquer comment toute croyance pèse arbitrairement sur notre esprit et nous détourne de ce que nous pourrions croire vrai, c’est-à-dire, comme le disait déjà Platon, « une opinion droite accompagnée de sa justification » (3) Je ne suis pas en mesure de démontrer qu’il est parfaitement opportun de vouloir ainsi démêler le vrai du faux, notamment en retournant contre lui-même les ressources de mon esprit et en m’efforçant de me déprendre de ce qui me contraint à penser de telle ou telle façon. C’est que j’ai une préférence : celle de tenter de comprendre ce monde qui me comprend, entreprise vaine, irréalisable, peut-être orgueilleuse.
Nous vivons à présent des temps où l’esprit critique a été fortement mis à mal. Non pas qu’il soit ciblé comme une chose à ne pas cultiver, mais parce qu’il n’est plus enseigné et pratiqué comme il le fut. Non seulement, l’éducation n’en entretient plus la préoccupation, mais s’y sont substituées des valeurs auxquelles la priorité est donnée, telles l’ouverture, la tolérance, la citoyenneté, la solidarité. Et la critique est devenue quelque chose qui a davantage à voir avec l’impertinence, l’humour, voire la méchanceté, qu’avec la recherche du vrai. Être ouvert signifie avant tout accepter et respecter les croyances, fussent-elles totalement invraisemblables ; être tolérant signifie taire toute expression d’un doute susceptible d’être regardé comme irrespectueux à l’égard des croyances visées, fussent-elles illogiques ; être citoyen signifie éviter de troubler les croyances d’autrui, fussent-elles ébouriffantes ; être solidaire signifie s’épargner de critiquer les dogmes religieux, fussent-ils extravagants et pernicieux. Sur ce dernier point, les religions du Livre se sont elles-mêmes solidarisées - elles qui se sont tant combattues - et elles ont pris l’habitude - je parle ici des autorités religieuses et non des fidèles - d’occuper oecuméniquement le terrain en couvrant les catastrophes de leur compassion distinctive.
Ce ne sont ni la pauvreté sans cesse croissante des jeunes, ni leur attrait pour les savoir-faire coachés promettant la réussite, ni leur engouement fabriqué pour les compétitions sportives, qui peuvent porter les générations nouvelles à cultiver l’esprit critique. Les croyances se revigorent, quelquefois hélas jusqu’au fanatisme. Et leurs homélies contaminent les profanes, jusqu’à déteindre par exemple sur les boniments vertueux des consultants.
J’ose croire que, malgré tout, l’esprit critique peut guider vers des rapports pacifiés, dès lors qu’il conduit à relativiser ses propres opinions. Evidemment, il ne s’agit en aucune façon de brandir ses opinions sous le seul prétexte qu’elles seraient confortées par une argumentation laissant penser qu’il est probable qu’elles soient fondées. La vie en société réclame que l’on n’agresse pas autrui au motif qu’il croit des choses que l’on juge erronées. Mais à tout le moins faut-il permettre à chacun de ne pas taire ce qu’il pense lorsque cela vient à dire, ce qui en ces temps-ci reste très malaisé pour ceux qui ne peuvent et ne veulent s’armer de rien d’autre que de leurs doutes. Et, pour le reste, il est raisonnable de ne débattre du fond des choses qu’entre gens préparés à cet exercice, ce qui néanmoins demeure ardu. (4)
(1) Cf. sur cette question ma note du 7 décembre 2014.
(2) Comme l’écrivait Lichtenberg : « Les gens croient de toute façon plus difficilement aux miracles qu’aux traditions relatives aux miracles, et plus d’un Turc, Juif etc. qui se ferait tuer pour sa tradition serait resté de sang-froid en présence du miracle lui-même, lorsqu’il s’est produit. Car à l’instant où il se produit, le miracle n’a pas plus de poids que sa propre valeur ; ce n’est pas être libre-penseur que de l’expliquer par des causes physiques, ce n’est pas blasphémer que de le tenir pour une imposture. De toute façon, nier un fait n’est pas une faute ; cela devient seulement dangereux dans le monde quand on contredit par là d’autres gens qui l’ont déclaré incontestable. Plus d’une chose tout à fait dénuée d’importance devient importante du fait que des gens réputés en ont fait leur affaire - gens que l’on respecte sans trop savoir pourquoi. Il faut voir les miracles de loin pour y croire, comme les nuages s’il faut les tenir pour des corps solides. » (Jean François Billeter, Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, pp. 69-70)
(3) Platon, “Théétète ou de la science” in Œuvres complètes II, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 188.
(4) Cf. sur cette question ma note du 10 novembre 2011.