Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs
de Lucien François
A priori, il faut se réjouir que soient publiés des livres qui plaident pour que le raisonnement rationnel retrouve dans l’univers de la pensée une place qui lui a été victorieusement contestée depuis plusieurs décennies. Et s’il s’agissait de conforter le camp de la rationalité au détriment de celui des adeptes des explications irrationnelles, il n’y aurait aucune hésitation à avoir : le livre de Lucien François (1) mériterait d’être salué comme une saine réaction qu’il convient d’approuver.
Mais il s’agit moins de choisir un camp que de s’interroger sur les voies qui permettent de démêler le vrai du faux (2). Or, il y a place pour un usage rationnel de la raison qui en corrige ses propres dérives. Parmi celles-ci, il y a le sentiment que des arguments rationnels donnent à l’opinion que l’on partage la couleur de la vérité, même si ce n’en est jamais que la couleur. Et c’est ce que je voudrais expliquer, en me fondant sur l’un ou l’autre exemples puisés dans ce livre.
Il n’y a quasi rien des opinions que Lucien François défend que je ne puis partager. Et je trouve même que plusieurs d’entre elles sont bonnes à exposer dans le contexte d’aujourd’hui. Mais une opinion vaut par les raisons qui la justifient. Et c’est à ce niveau que commence mon désaccord. Car si un argument irrationnel se suffit à lui-même et doit craindre d’être contrarié, l’argument rationnel - quant à lui - se doit d’accepter le péril d’une mise en cause, faute de quoi il pourrait fort bien secourir un constat erroné. C’est que le réel est changeant et n’a avec la raison - même avec la raison - d’autre lien que celui qu’on lui prête. Montaigne déjà en faisait la remarque :
« Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. » (3)
Et il ajoutait :
« Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé, estans en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsi feu que toutes choses sont subjectes à passer d’un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. » (4)
Soyons nous-mêmes mesurés : il ne s’agit pas de mettre Lucien François en procès, mais seulement d’attirer l’attention sur quelques arguments qui - selon moi - desservent les opinions défendues en ce qu’ils trahissent davantage le désir d’avoir raison que celui d’élucider les raisons de chacun. Et soyons modestes : j’exprime une façon de voir qui repose elle-même sur un doute quelque peu systématique (5) que l’on peut très raisonnablement dénoncer. Il ne me paraît néanmoins pas inutile de s’y arrêter un instant, ne serait-ce que pour évoquer ce que je me permettrai d’appeler un abus de logique.
Il est évidemment important de chercher à être logique et cohérent. Mais il faut, je crois, se garder d’attribuer à la logique des vertus qu’elle n’a pas. Il ne suffit pas, en effet, de raisonner de façon logique pour prétendre avoir un accès clairvoyant au réel et moins encore pour se forger des certitudes. L’agencement harmonieux des représentations que l’on se fait des faits et la cohérence des jugements que l’on porte sur eux ne garantissent en aucune façon une opinion juste. Tout au plus leur absence et leurs défaillances permettent-elles de douter plus que jamais des opinions les moins argumentées
Disant tout cela, je semble donner des leçons. Assurément pas. Je me contrains simplement à justifier l’étonnement dans lequel m’ont plongé certains des raisonnements que Lucien François utilise pour faire valoir son point de vue, un point de vue que par ailleurs - je l’ai déjà dit - je partage pour l’essentiel.
J’irai d’emblée à ce qui m’a porté au comble de l’étonnement.
Dans ce qu’il appelle les « aspects pratiques » du problème de l’existence de Dieu, Lucien François se propose « d’user d’arguments de bon sens », puis « d’indiquer les raisons pour lesquelles [il croit] utile d’inciter le public à en discuter et de multiplier ainsi les échanges entre personnes de convictions différentes. » (pp. 23-24) Or, alors qu’il expose ce qu’il appelle les « aspects théoriques » du même problème, c’est-à-dire les « problèmes logiques » (p. 14), il écrit ceci :
« […] certains noms propres au sens grammatical ne sont pas des noms propres logiques mais seulement, comme dit Bertrand Russel, des “descriptions déguisées”. Ainsi “Homère” ne nomme généralement pas un individu dont l’existence nous est connue mais, par raccourci, un concept, à savoir celui d’auteur, quel qu’il soit, de l’Iliade et de l’Odyssée. C’est d’une façon analogue qu’il faut entendre le mot Dieu car il ne peut fonctionner comme nom propre authentique, en tout cas dans un débat entre croyants et non croyants, pas plus qu’il n’y aurait de sens à désigner un objet à un aveugle en le lui montrant du doigt. Le croyant pour qui “Dieu” serait un nom propre au sens logique présupposerait l’existence de Dieu et ne pourrait donc prétendre débattre avec un sceptique, qui ne partage pas le même présupposé. Un tel débat n’est possible qu’en passant par un concept : la question “croyez-vous en Dieu ?” n’a de sens que si le vocable “Dieu” est, comme “Homère”, au lieu d’un nom propre authentique, le simple nom de code d’un concept que l’on peut définir. » (pp. 19-20 ; c’est moi qui souligne)
Pourquoi diable Lucien François décide-t-il que le « croyant pour qui “Dieu” serait un nom propre au sens logique présupposerait l’existence de Dieu et ne pourrait donc prétendre débattre avec un sceptique » ? Je crains que ce soit parce qu’il juge que celui-ci se révèle hermétique à la logique. Mais qu’en est-il ? Que celui-là ne puisse approuver sa logique, c’est probable. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’il n’use pas de la logique sur la base de prémisses différentes, voire qu’il estime que la question n’est pas une affaire de logique. Est-ce suffisant pour l’exclure du débat ? Celui-ci risque en ce cas de ne rassembler que des incroyants et des croyants sur le point de perdre leur foi.
Mes objections pourraient sembler spécieuses, j’en suis conscient. Aussi vais-je imaginer la posture possible d’un croyant qui se veut respectueux de la logique, comme de la raison.
Est-il déraisonnable de considérer que le monde est opaque et que les efforts qu’il est possible de faire pour en élucider la nature et son fonctionnement n’aboutiront dans le meilleur des cas qu’à des approximations très partielles, peu aptes à satisfaire tout désir d’en connaître le fin mot ? Probablement pas. Dès lors, compte tenu du caractère éphémère de la vie et de l’incapacité dans laquelle tout un chacun se trouve de lui donner un sens en rapport avec ce que l’on peut en savoir, il existe de bonnes raisons d’entretenir le désir de vivre en adhérant à une conception qui ne doit rien ni au réel, ni à quelqu’expérience que ce soit, ni davantage au moindre raisonnement fondé sur des faits, mais qui, au contraire, doit tout à la volonté de croire. Bien loin d’être le résultat d’hypothèses plus ou moins fragiles et bien loin aussi d’être la conclusion de quelque argumentation déductive ou inductive que la raison pourrait ébranler, cette conception choisit d’acquiescer non pas à une théorie, à une hypothèse ou à je ne sais quelle conjecture, mais à un dessein qui, à tout le moins, assouvira le désir de vivre. Le credo des croyants peut donc être autre chose que l’affirmation d’une croyance justifiable. Il peut quelquefois être la déclaration d’une volonté de croire en dépit de toute autre considération. Et cette posture n’a rien de déraisonnable ; elle obéit même à une logique qu’il serait malaisé de prendre en défaut. En pareil cas, Dieu n’est pas une hypothèse, ni une « description déguisée », moins encore un « présupposé » ; c’est bel et bien un « nom propre authentique » qui désigne celui à qui il est volontairement choisi de s’en remettre.
Ai-je besoin de le dire, je ne partage pas ce credo. Mais je me garderai bien de l’accuser d’irrationalisme ou d’illogisme. Il me suffit de considérer qu’il me paraît possible de vivre sans ce remède et que le caractère volontaire de l’adhésion qu’il suppose pourrait n’être qu’une illusion. (6)
La foi de Lucien François en la logique me semble quelquefois le conduire à s’imaginer que ce qui ne s’aligne pas sur celle qu’il développe en serait dépourvu. Le passage que je me suis permis de commenter n’en est pas le seul signe. Dans une note en bas de page, il range parmi ce qu’il appelle « des monstres logiques » la définition suivante : « est un être ou phénomène surnaturel celui qui a lieu alors que son apparition n’est pas possible sous l’empire des seules lois de la nature » (p. 22). Si cette définition semble contenir une contradiction, c’est parce qu’elle use de mots (être, phénomène) habituellement liés à une appartenance au tout, c’est-à-dire à la nature, alors même que ce qu’ils désignent échapperait à celle-ci. Mais le sens de la définition n’a en lui-même rien de contradictoire, puisqu’il s’agit précisément d’évoquer des choses ou des événements suscités par une cause qui n’appartient pas au monde réel, telle une puissance divine. Nul n’est bien sûr contraint de croire à l’existence de pareils êtres ou phénomènes, mais il serait bien malaisé de démontrer leur impossibilité absolue. La définition n’est donc en rien un monstre logique ; elle rend compte d’une hypothèse que bien des esprits - dont je suis - préfèrent ne pas admettre la validité.
Un dernier exemple : alors qu’il envisage d’ébranler l’argument selon lequel l’existence de Dieu se déduirait de la nécessité que tout ait une cause, à commencer par le monde lui-même, Lucien François affirme : « Personne n’a jamais vu une cause. » (c’est moi qui souligne) Et d’ajouter : « C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (p. 14) Aurait-il décidé de battre en brèche tous les concepts abstraits dont la pensée use - la sienne davantage que le commun, peut-être - pour être formulée ? Ou aborderait-il ainsi la question philosophique de la causalité qui a déjà fait couler tant et tant d’encre ? Voici ce qu’il objecte à l’argument discuté :
« […] cet être [Dieu], lui, ne serait pas causé : la nécessité invoquée ne serait donc pas absolue. Quant à soutenir qu’il n’avait pas à être causé ou qu’il s’est causé lui-même (causa sui), s’il est logiquement possible de dire cela de lui, pourquoi de lui seulement ? De plus, si les sciences raisonnent comme si tout avait une ou plusieurs causes, qu’elles cherchent à découvrir, ce n’est peut-être là, précisément, qu’un comme si : un présupposé utile pour démêler les relations qui sont entre les choses. Ne suffit-il pas de se demander, pour chaque fait, s’il en est d’autres auxquels il apparaît comme toujours lié et de quelle manière se présente cette relation ? »
Mais enfin, la relation d’un fait avec d’autres, n’est-ce pas une bonne définition de la cause ? Comment ne pas supposer que cette charge contre la causalité n’a d’autre fonction que de contester le caractère logique d’un argument avancé par certains de ceux qui croient ? (7)
Il ne me semble pas contestable que les croyances religieuses, comme bien d’autres d’ailleurs, charrient énormément d’irrationalité, une irrationalité dont elles se plaisent souvent à faire l’éloge, ne serait-ce qu’implicitement. Mais, pour autant, la foi n’est pas par nature irrationnelle. Vouloir établir l’illogisme de la foi rappelle bougrement toutes ces argumentations qui, jadis, s’efforcèrent de démontrer l’irrationalité de l’athéisme. Je me garderai de prétendre que personne n’a jamais vu une logique. Simplement, j’incline à croire que pour défendre les outils conceptuels qui fondent ce que l’on appelle la raison, il ne faut pas leur attribuer des vertus heuristiques qui favorisent nos opinions. Il convient plutôt d’accepter que ces outils fragilisent nos habitudes de pensée.
(1) Lucien François, Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, Académie royale de Belgique, Coll. Académie de poche, 2017.
(2) Je dois à Lucien François de préférer cette expression à toutes celles qui usent du mot vérité pour définir l’objectif.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 638.
(4) Ibid., p. 639.
(5) En exergue du chapitre de son livre consacré au “problème de l’existence de Dieu”, Lucien François cite Renan : « Le doute est un hommage que l’on rend à la vérité » (p. 13). Sauf le respect que je porte à Renan, comme à Descartes d’ailleurs, il s’agit en l’occurrence - précisément comme chez Descartes - d’un doute qui s’exerce à l’égard de ce que l’on juge faux et qui cautionne d’une certaine manière ce que l’on juge vrai. Le doute montanien est d’une autre force, car il s’oblige à déranger ce qui est cru vrai.
(6) Le problème de l’existence d’une volonté chez l’homme me semble plus inextricable encore que celui de l’existence de Dieu. Mais il s’agit là d’une opinion personnelle qui ne vaut pas argument dans l’examen que je me permets des propos de Lucien François. Il vaudrait dans un débat avec des croyants, débat qui selon moi ne devrait supporter aucune exclusive et aurait pour bénéfice non pas de convaincre les divers adversaires, mais plutôt de permettre à chacun de faire son profit des arguments des autres.
(7) La rationalité et la logique ont très longtemps servi à étayer la thèse de l’existence de Dieu. Saint Anselme et Descartes, pour n’évoquer que les plus connus de ceux qui crurent fonder l’existence de Dieu en raison, n’ont pas failli à la logique. Ils l’ont mise au service d’une hypothèse qui avait leur préférence. Et c’est aussi le cas de Philon d’Alexandrie ou de Maître Eckhart - peut-être davantage encore - en ce qu’ils ont poussé la cohérence jusqu’à évoquer Dieu par le biais de ce qu’il n’est pas.
Autres notes sur Lucien François :
« Que pense l’équipage ? » de Marc Jacquemain in Le droit sans la justice.
Préface au Cap des tempêtes
À propos des faits et des valeurs
lundi 18 septembre 2017
samedi 2 septembre 2017
Note de lecture : Madame de Staël
De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales
de Madame de Staël
À La Pléiade vient d’être publiée une nouvelle édition, établie par Catriona Seth et Valérie Cossy, de quelques ouvrages de Madame de Staël (1). Bien que le volume soit intitulé Œuvres, il semble appeler une suite puisqu’il n’en contient que trois : De la littérature, Delphine et Corinne ou l’Italie.
Parlant de la période postérieure à la Renaissance, Madame de Staël écrit notamment ceci :
« La connaissance des langues anciennes, qui a ramené le véritable goût de la littérature, inspira pendant quelque temps une ridicule fureur d’érudition. Le présent et l’avenir furent comme anéantis par le puéril examen des moindres circonstances du passé. Des commentaires sur les ouvrages des Anciens avaient pris la place des observations philosophiques ; il semblait qu’entre la nature et l’homme, il dût toujours exister des livres. Le prix qu’on attachait à l’érudition était tel, qu’il absorbait en entier l’esprit créateur. Tout ce qui concernait les Anciens obtenait alors un égal degré d’intérêt ; on eût dit qu’il importait bien plus de savoir que de choisir. » (2)
La remarque est sans doute assez pertinente. Elle vise une certaine manière d’ériger en puits de science ceux qui, dans le passé, auraient pu comprendre ce qu’aujourd’hui on ne comprend plus. C’est contre quoi se sont par exemple insurgé Montaigne, Galilée et Descartes lorsque, chacun à leur façon, ils rejetèrent l’aristotélisme.
Reste que les livres anciens peuvent souvent nous en apprendre davantage, notamment sur le présent, que ne peuvent le faire les livres d’aujourd’hui. D’abord parce qu’ils sont d’une qualité aisément identifiable ; mais surtout parce qu’ils nous donnent à voir un rapport à son époque dont nous pouvons mieux mesurer la subtilité, puisque nous sommes bien moins aveugle à l’air du temps des périodes passées que nous le sommes à celui du temps présent. Et sur ce point, Madame de Staël illustre précisément très bien le profit que nous pouvons tirer d’une lecture d’un auteur du passé, dès lors qu’il s’agit moins de lui donner tort ou raison que de rechercher ce qui a pu le pousser à défendre tel ou tel point de vue et à trahir ainsi une manière de penser qui, pour beaucoup, doit quelque chose à un nombre non négligeable de ses contemporains.
Il me semble que c’est dans cet esprit qu’il convient de lire De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales (3), dont le projet à lui seul indique un souci, à certains égards assez nouveau au moment de sa publication en 1800, de tracer les contours d’une relation entre deux aspects de la réalité sociale. Madame de Staël, dont l’érudition n’était pas mince, n’a cessé de réfléchir aux évolutions qui ont marqué les manières de penser, ce qui aurait en quelque sorte fait d’elle une sociologue avant la lettre si elle n’avait pas mis tant d’acharnement à démontrer, par la constance des progrès dont témoignent l’histoire de la littérature, la perfectibilité de l’esprit humain. Continuatrice à certains égards de Montesquieu, elle n’en a sans doute pas égalé le génie, car, là où elle sut se contraindre à rechercher ce que toute pensée devait à son contexte historique, elle n’a pas résisté à plaider en faveur de déterminations qui confortaient son souci de repérer les signes d’un progrès que rien ne devait jamais entraver. Même les passions participent selon elle aux avancées de la civilisation, quand bien même leur premier effet déboucherait sur une apparente bien qu’éphémère régression.
Je voudrais donner un bref aperçu de ces efforts que Madame de Staël s’inflige pour ne rien céder qui puisse mettre en péril sa conception de la perfectibilité de l’esprit humain. Et il n’est sans doute pas de meilleur occasion d’en mesurer l’ingéniosité que lorsqu’elle évoque le Moyen Âge dans le chapitre VIII de la première partie, un chapitre intitulé De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne et de la renaissance des lettres (4). Il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’elle raisonne évidemment de manière intuitive, sans guère soumettre ses raisonnements à de véritables vérifications factuelles, ce qui est d’usage à l’époque où elle écrit.
Commençons par l’écouter dépeindre la chute de Rome :
« Il est de certaines époques de l’histoire, dans lesquelles l’amour de la gloire, la puissance du dévouement, tous les sentiments énergiques, enfin, semblent ne plus exister. Quand l’infortune est générale dans un pays, l’égoïsme est universel, une portion quelconque de bonheur est un élément nécessaire de la force nationale, et l’adversité n’inspire du courage aux individus atteints par elle, qu’au milieu d’un peuple assez heureux, pour avoir conservé la faculté d’admirer ou de plaindre. Mais quand tous sont également frappés par le malheur, l’opinion publique ne soutient plus personne : il reste des jours, mais il n’y a plus de but pour la vie. On perd en soi-même toute émulation, et les plaisirs de la volupté deviennent le seul intérêt d’une existence sans gloire, sans honneur et sans morale ; tel on nous peint l’état des hommes du Midi sous les chefs du Bas-Empire. » (5)
On peut aujourd’hui s’étonner des enchaînements nécessaires que Madame de Staël imagine entre les conditions matérielles de vie et les sentiments qui conditionnent les progrès de l’esprit, et davantage encore, peut-être, entre ces sentiments et les progrès espérés. C’est notamment qu’elle accorde au politique une importance prépondérante dans l’évolution. Ainsi, est assez éclairante la réflexion qu’elle formule à propos du rapport qu’elle croit apercevoir entre le Moyen Âge et la Révolution française :
« Les nobles, ou ceux qui tenaient à cette première classe, réunissaient en général tous les avantages d’une éducation distinguée ; mais la prospérité les avait amollis, et ils perdaient par degrés les vertus qui pouvaient excuser leur prééminence sociale. Les hommes de la classe du peuple, au contraire, n’avaient encore qu’une civilisation grossière, et des mœurs que les lois contenaient, mais que la licence devait rendre à leur férocité naturelle. Ils ont fait, pour ainsi dire, une invasion dans les classes supérieures de la société, et tout ce que nous avons souffert, et tout ce que nous condamnons dans la révolution, tient à la nécessité fatale qui a fait souvent confier la direction des affaires à ces conquérants de l’ordre civil. Ils ont pour but et pour bannière une idée philosophique ; mais leur éducation est à plusieurs siècles en arrière de celle des hommes qu’ils ont vaincus. Les vainqueurs, à la guerre et dans l’intérieur, ont plusieurs caractères de ressemblance avec les hommes du Nord, les vaincus beaucoup d’analogies avec les lumières et les préjugés, les vices et la sociabilité des habitants du Midi. Il faut que l’éducation des vainqueurs se fasse, il faut que les lumières qui étaient renfermées dans un très petit nombre d’hommes s’étendent fort au-delà, avant que les gouvernants de la France soient tous entièrement exempts de vulgarité et de barbarie. L’on doit espérer que la civilisation de nos hommes du Nord, que leur mélange avec nos hommes du Midi, n’exigera pas dix à douze siècles. Nous marcherons plus vite que nos ancêtres, parce qu’à la tête des hommes sans éducation il se trouve quelquefois des esprits remarquablement éclairés, parce que le siècle où nous vivons, la découverte de l’imprimerie, les lumières du reste de l’Europe doivent hâter les progrès de la classe nouvellement admise à la direction des affaires politiques ; mais on ne saurait prévoir encore par quel moyen la guerre des anciens possesseurs et des nouveaux conquérants sera terminée. » (6)
Un premier mouvement, à la lecture de cet extrait, nous porterait facilement à contredire certaines affirmations qui négligent par exemple de tenir compte des liens existant sans doute entre la bonne éducation et la domination, entre le rapport à la culture et les pouvoirs économiques, entre le succès des meneurs et leurs concessions à la « vulgarité » et à la « barbarie », bref à tout ce qui conforte commodément le mouvement par lequel s’accomplirait le perfectionnement de l’esprit humain. Mais ne serait-ce pas là projeter sur la pensée de Madame de Staël ce que notre propre pensée doit à notre temps, précisément sans qu’il soit assuré que notre temps connaîtrait un esprit humain plus parfait que celui du tournant des XVIIIe et XIXe siècles ? Ce que nous prenons pour des progrès de la pensée - à l’instar de ce qu’elle prenait elle-même pour des progrès - n’est-il pas d’abord et avant tout fait d’une sorte d’adaptation à un contexte des façons de penser, jusqu’aux plus sophistiquées, aux plus élaborées, aux plus surveillées ? Ce contexte, fait d’un mélange d’infrastructure et de superstructure (pour le dire comme Marx), ne pousse-t-il pas à voir comme vrai ce qui justifie le réel appréhendé et le réel comme ce qui compte ?
Lorsqu’elle évoque l’émergence du christianisme à un moment où certains furent conduits à y voir une des causes de l’effondrement de la civilisation romaine (7), elle va chercher en quoi cette religion a pu - indépendamment des doutes et des errements que ses dogmes et son histoire ont pu susciter - participer à la progression des esprits. Elle écrit :
« La religion chrétienne exige aussi l’abnégation de soi-même, et l’exagération monacale pousse même cette vertu fort au-delà de l’austérité philosophique des Anciens ; mais le principe de ce sacrifice dans la religion chrétienne, c’est le dévouement à son Dieu ou à ses semblables, et non, comme chez les stoïciens, l’orgueil et la dignité de son propre caractère. En étudiant le sens de l’Évangile, sans y joindre les fausses interprétations qui en ont été faites, on voit aisément que l’esprit général de ce livre, c’est la bienfaisance envers les malheureux. L’homme y est considéré, comme devant recevoir une impression profonde par la douleur de l’homme. » (8)
En quoi pareille compassion a-t-elle pu permettre aux esprits de gagner en grandeur ? Bien sûr, Rousseau - que Madame de Staël a lu avec attention - la considérait comme un ressort essentiel de l’âme humaine. Mais peut-elle pour autant jouer un rôle moteur dans l’évolution de l’esprit humain, puisque c’est de cela qu’elle veut nous convaincre ? Oui, pense-t-elle, les passions peuvent jouer ce rôle :
« Le paganisme, tolérant par son essence, est regretté par les philosophes, quand ils le comparent au fanatisme que la religion chrétienne a inspiré. Quoique les passions fortes entraînent à des crimes, que l’indifférence n’eût jamais causés, il est des circonstances dans l’histoire, où ces passions sont nécessaires pour remonter les ressorts de la société. La raison, avec l’aide des siècles, s’empare de quelques effets de ces grands mouvements ; mais il est de certaines idées que les passions font découvrir, et qu’on aurait ignorées sans elles. Il faut des secousses violentes pour porter l’esprit humain sur des objets entièrement nouveaux ; ce sont les tremblements de terre, les feux souterrains, qui montrent au regard de l’homme des richesses, dont le temps seul n’eût pas suffi pour creuser la route. » (9)
Et c’est alors qu’elle explicite d’une façon pour le moins astucieuse de quelle façon certains détours de l’histoire qui laisseraient aisément penser qu’ils constituent des éclipses dans l’évolution de l’esprit humain se révèlent en réalité des chemins utiles à celle-ci. Voici :
« Je crois voir une preuve de plus dans cette opinion [le rôle des passions ; N.D.R.], dans l’influence qu’a exercée sur les progrès de la métaphysique l’étude de la théologie. On a souvent considéré cette étude comme l’emploi le plus oisif de la pensée, comme l’une des principales causes de la barbarie des premiers siècles de notre ère. Néanmoins c’est un genre d’effort intellectuel, qui a singulièrement développé les facultés de l’esprit. Si l’on ne juge le résultat d’un tel travail, que dans ses rapports avec les arts d’imagination, rien ne peut nous en donner une idée plus défavorable. La noblesse, l’élégance, la grâce des formes antiques semblaient devoir disparaître à jamais, sous les pédantesques erreurs des écrivains théologiques. Mais le genre d’esprit qui rend propre à l’étude des sciences, se formait par les disputes sur les dogmes, quoique leur objet fût aussi puéril qu’absurde.
L’attention et l’abstraction sont les véritables puissances de l’homme penseur ; ces facultés seules peuvent servir au progrès de l’esprit humain. L’imagination, les talents qui en dérivent ne raniment que les souvenirs ; mais c’est uniquement par la méthode métaphysique qu’on peut atteindre aux idées vraiment nouvelles. Les dogmes spirituels exerçaient les hommes à la conception des pensées abstraites ; et la longue contention d’esprit, qu’exigeait l’enchaînement des subtiles conséquences de la théologie, rendait la tête propre à l’étude des sciences exactes. Comment se fait-il, dira-t-on, qu’approfondir l’erreur puisse jamais servir à la connaissance de la vérité ? C’est que l’art du raisonnement, la force de méditation qui permet de saisir les rapports les plus métaphysiques, et de leur créer un lien, un ordre, une méthode, est un exercice utile aux facultés pensantes, quel que soit le point d’où l’on part et le but où l’on veut arriver.
Sans doute, si les facultés développées dans ce genre de travail n’avaient point été depuis dirigées sur d’autres objets, il n’en fût résulté que du malheur pour le genre humain ; mais quand on voit, à la renaissance des lettres, la pensée prendre tout à coup un si grand essor, les sciences avancer en peu de temps d’une manière si étonnante, on est conduit à croire que, même en faisant fausse route, l’esprit acquérait des forces, qui ont hâté ses pas dans la véritable carrière de la raison et de la philosophie. » (10)
Si la combinaison d’idées que Madame de Staël développe ainsi lui est propre, les idées elles-mêmes sont, pour l’essentiel, une synthèse spécifique de la position qu’elle occupe alors, au lendemain de la Révolution, à l’aube du romantisme, dans la frange progressiste d’une petite bourgeoisie embourgeoisée par les succès du père et ennoblisée par le mariage, parisienne de naissance attachée à ses racines genevoises, pénétrée par une éducation protestante, émerveillée par les Lumières et touchée déjà par la sensibilité, la spiritualité, le goût de l’histoire, les épanchements intimes qui seront la marque d’un courant littéraire puissant de la première moitié du XIXe siècle. Loin de moi l’idée qu’il me soit possible de caractériser précisément cette position ; tout au plus puis-je en suggérer les principaux parfums. D’ailleurs, l’essentiel n’est sans doute pas là.
Ce qui me semble important, c’est de maîtriser la réaction que suscite en nous une lecture comme celle-là. Non pas qu’il s’agisse de s’interdire tout jugement au motif d’une objectivation (d’ailleurs impossible) des opinions découvertes, mais bien de mesurer ce que notre réaction doit à tout ce qui nous domine à notre insu, quitte à persister néanmoins dans une opinion dont on aura su qu’elle nous appartient bien peu. Il y a chez Madame de Staël une confiance en les rapports qu’elle croit découvrir entre les hommes qui trahit une conviction assise sur la subtilité d’analyse qu’elle se prête. Ainsi en va-t-il de ce rôle qu’elle attribue à l’élite de la connaissance et à la masse des ignorants au sein même d’une sorte de collaboration ignorée qui participe de l’heureuse évolution de l’esprit humain. Elle écrit :
« Quelques hommes peuvent se livrer par goût à l’étude des idées abstraites ; mais le grand nombre n’y est jamais jeté que par un intérêt de parti. Les connaissances politiques avaient fait de grands progrès dans les premières années de la révolution française, parce qu’elles servaient l’ambition de plusieurs, et agitaient la vie de tous. Les questions théologiques, dans leur temps, avaient été l’objet d’un intérêt aussi vif, d’une analyse aussi profonde, parce que les querelles qu’elles faisaient naître étaient animées par l’avidité du pouvoir et la crainte de la persécution. Si l’esprit de faction ne s’était pas introduit dans la métaphysique, si les passions ambitieuses n’avaient pas été intéressées dans les discussions abstraites, les esprits ne s’y seraient jamais assez vivement attachés, pour acquérir, dans ce genre difficile, tous les moyens nécessaires aux découvertes des siècles suivants.
Ainsi marche l’instruction pour la masse des hommes. Quand les opinions que l’on professe sur un ordre d’idées quelconque, deviennent la cause et les armes des partis, la haine, la fureur, la jalousie parcourent tous les rapports, saisissent tous les côtés des objets en discussion, agitent toutes les questions qui en dépendent ; et lorsque les passions se retirent, la raison va recueillir, au milieu du champ de bataille, quelques débris utiles à la recherche de la vérité. » (11)
À y trop regarder ce qui heurte nos propres convictions, et avant tout celles que nos contemporains partagent tant et tant qu’ils ne les voient plus comme des convictions mais plutôt comme du bon sens, nous loupons le rapport autrement intéressant qui unit celles-là aux autres que l’époque a suscitées et qui est susceptible de révéler une histoire fortement débarrassée du chronocentrisme le plus commun. Mais aussi, à y chercher ce que la pensée de Madame de Staël doit à son contexte, nous nous armons pour mieux comprendre ce que le présent a de spécifique et de quelle façon il est susceptible de nous enjoindre de voir comme une vérité universelle ce qui n’est qu’une opinion très temporaire.
(1) L’habitude fut prise de l’appeler Madame, au point qu’il paraîtrait quelque peu cavalier de dire Germaine de Staël.
(2) Madame de Staël, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2017, p. 105.
(3) Madame de Staël, Op. cit., pp. 1-303.
(4) Op. cit., pp. 94-107.
(5) Op. cit., p. 95.
(6) Op. cit., pp. 99-100.
(7) Edward Gibbon publia son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de 1776 à 1788. À noter que Gibbon s’inspira en partie de l’ouvrage de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, que celui-ci avait publié en 1734. À noter aussi, mais il s’agit là d’un fait dont je ne sais trop ce qu’il faut lui faire dire, que Gibbon fut très amoureux de la mère de Madame de Staël, alors que celle-ci n’avait pas encore épousé Jacques Necker.
(8) Madame de Staël, Op. cit., pp. 102.
(9) Op. cit., p. 103.
(10) Op. cit., pp. 103-104.
(11) Op. cit., pp. 104-105.
de Madame de Staël
À La Pléiade vient d’être publiée une nouvelle édition, établie par Catriona Seth et Valérie Cossy, de quelques ouvrages de Madame de Staël (1). Bien que le volume soit intitulé Œuvres, il semble appeler une suite puisqu’il n’en contient que trois : De la littérature, Delphine et Corinne ou l’Italie.
Parlant de la période postérieure à la Renaissance, Madame de Staël écrit notamment ceci :
« La connaissance des langues anciennes, qui a ramené le véritable goût de la littérature, inspira pendant quelque temps une ridicule fureur d’érudition. Le présent et l’avenir furent comme anéantis par le puéril examen des moindres circonstances du passé. Des commentaires sur les ouvrages des Anciens avaient pris la place des observations philosophiques ; il semblait qu’entre la nature et l’homme, il dût toujours exister des livres. Le prix qu’on attachait à l’érudition était tel, qu’il absorbait en entier l’esprit créateur. Tout ce qui concernait les Anciens obtenait alors un égal degré d’intérêt ; on eût dit qu’il importait bien plus de savoir que de choisir. » (2)
La remarque est sans doute assez pertinente. Elle vise une certaine manière d’ériger en puits de science ceux qui, dans le passé, auraient pu comprendre ce qu’aujourd’hui on ne comprend plus. C’est contre quoi se sont par exemple insurgé Montaigne, Galilée et Descartes lorsque, chacun à leur façon, ils rejetèrent l’aristotélisme.
Reste que les livres anciens peuvent souvent nous en apprendre davantage, notamment sur le présent, que ne peuvent le faire les livres d’aujourd’hui. D’abord parce qu’ils sont d’une qualité aisément identifiable ; mais surtout parce qu’ils nous donnent à voir un rapport à son époque dont nous pouvons mieux mesurer la subtilité, puisque nous sommes bien moins aveugle à l’air du temps des périodes passées que nous le sommes à celui du temps présent. Et sur ce point, Madame de Staël illustre précisément très bien le profit que nous pouvons tirer d’une lecture d’un auteur du passé, dès lors qu’il s’agit moins de lui donner tort ou raison que de rechercher ce qui a pu le pousser à défendre tel ou tel point de vue et à trahir ainsi une manière de penser qui, pour beaucoup, doit quelque chose à un nombre non négligeable de ses contemporains.
Il me semble que c’est dans cet esprit qu’il convient de lire De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales (3), dont le projet à lui seul indique un souci, à certains égards assez nouveau au moment de sa publication en 1800, de tracer les contours d’une relation entre deux aspects de la réalité sociale. Madame de Staël, dont l’érudition n’était pas mince, n’a cessé de réfléchir aux évolutions qui ont marqué les manières de penser, ce qui aurait en quelque sorte fait d’elle une sociologue avant la lettre si elle n’avait pas mis tant d’acharnement à démontrer, par la constance des progrès dont témoignent l’histoire de la littérature, la perfectibilité de l’esprit humain. Continuatrice à certains égards de Montesquieu, elle n’en a sans doute pas égalé le génie, car, là où elle sut se contraindre à rechercher ce que toute pensée devait à son contexte historique, elle n’a pas résisté à plaider en faveur de déterminations qui confortaient son souci de repérer les signes d’un progrès que rien ne devait jamais entraver. Même les passions participent selon elle aux avancées de la civilisation, quand bien même leur premier effet déboucherait sur une apparente bien qu’éphémère régression.
Je voudrais donner un bref aperçu de ces efforts que Madame de Staël s’inflige pour ne rien céder qui puisse mettre en péril sa conception de la perfectibilité de l’esprit humain. Et il n’est sans doute pas de meilleur occasion d’en mesurer l’ingéniosité que lorsqu’elle évoque le Moyen Âge dans le chapitre VIII de la première partie, un chapitre intitulé De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne et de la renaissance des lettres (4). Il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’elle raisonne évidemment de manière intuitive, sans guère soumettre ses raisonnements à de véritables vérifications factuelles, ce qui est d’usage à l’époque où elle écrit.
Commençons par l’écouter dépeindre la chute de Rome :
« Il est de certaines époques de l’histoire, dans lesquelles l’amour de la gloire, la puissance du dévouement, tous les sentiments énergiques, enfin, semblent ne plus exister. Quand l’infortune est générale dans un pays, l’égoïsme est universel, une portion quelconque de bonheur est un élément nécessaire de la force nationale, et l’adversité n’inspire du courage aux individus atteints par elle, qu’au milieu d’un peuple assez heureux, pour avoir conservé la faculté d’admirer ou de plaindre. Mais quand tous sont également frappés par le malheur, l’opinion publique ne soutient plus personne : il reste des jours, mais il n’y a plus de but pour la vie. On perd en soi-même toute émulation, et les plaisirs de la volupté deviennent le seul intérêt d’une existence sans gloire, sans honneur et sans morale ; tel on nous peint l’état des hommes du Midi sous les chefs du Bas-Empire. » (5)
On peut aujourd’hui s’étonner des enchaînements nécessaires que Madame de Staël imagine entre les conditions matérielles de vie et les sentiments qui conditionnent les progrès de l’esprit, et davantage encore, peut-être, entre ces sentiments et les progrès espérés. C’est notamment qu’elle accorde au politique une importance prépondérante dans l’évolution. Ainsi, est assez éclairante la réflexion qu’elle formule à propos du rapport qu’elle croit apercevoir entre le Moyen Âge et la Révolution française :
« Les nobles, ou ceux qui tenaient à cette première classe, réunissaient en général tous les avantages d’une éducation distinguée ; mais la prospérité les avait amollis, et ils perdaient par degrés les vertus qui pouvaient excuser leur prééminence sociale. Les hommes de la classe du peuple, au contraire, n’avaient encore qu’une civilisation grossière, et des mœurs que les lois contenaient, mais que la licence devait rendre à leur férocité naturelle. Ils ont fait, pour ainsi dire, une invasion dans les classes supérieures de la société, et tout ce que nous avons souffert, et tout ce que nous condamnons dans la révolution, tient à la nécessité fatale qui a fait souvent confier la direction des affaires à ces conquérants de l’ordre civil. Ils ont pour but et pour bannière une idée philosophique ; mais leur éducation est à plusieurs siècles en arrière de celle des hommes qu’ils ont vaincus. Les vainqueurs, à la guerre et dans l’intérieur, ont plusieurs caractères de ressemblance avec les hommes du Nord, les vaincus beaucoup d’analogies avec les lumières et les préjugés, les vices et la sociabilité des habitants du Midi. Il faut que l’éducation des vainqueurs se fasse, il faut que les lumières qui étaient renfermées dans un très petit nombre d’hommes s’étendent fort au-delà, avant que les gouvernants de la France soient tous entièrement exempts de vulgarité et de barbarie. L’on doit espérer que la civilisation de nos hommes du Nord, que leur mélange avec nos hommes du Midi, n’exigera pas dix à douze siècles. Nous marcherons plus vite que nos ancêtres, parce qu’à la tête des hommes sans éducation il se trouve quelquefois des esprits remarquablement éclairés, parce que le siècle où nous vivons, la découverte de l’imprimerie, les lumières du reste de l’Europe doivent hâter les progrès de la classe nouvellement admise à la direction des affaires politiques ; mais on ne saurait prévoir encore par quel moyen la guerre des anciens possesseurs et des nouveaux conquérants sera terminée. » (6)
Un premier mouvement, à la lecture de cet extrait, nous porterait facilement à contredire certaines affirmations qui négligent par exemple de tenir compte des liens existant sans doute entre la bonne éducation et la domination, entre le rapport à la culture et les pouvoirs économiques, entre le succès des meneurs et leurs concessions à la « vulgarité » et à la « barbarie », bref à tout ce qui conforte commodément le mouvement par lequel s’accomplirait le perfectionnement de l’esprit humain. Mais ne serait-ce pas là projeter sur la pensée de Madame de Staël ce que notre propre pensée doit à notre temps, précisément sans qu’il soit assuré que notre temps connaîtrait un esprit humain plus parfait que celui du tournant des XVIIIe et XIXe siècles ? Ce que nous prenons pour des progrès de la pensée - à l’instar de ce qu’elle prenait elle-même pour des progrès - n’est-il pas d’abord et avant tout fait d’une sorte d’adaptation à un contexte des façons de penser, jusqu’aux plus sophistiquées, aux plus élaborées, aux plus surveillées ? Ce contexte, fait d’un mélange d’infrastructure et de superstructure (pour le dire comme Marx), ne pousse-t-il pas à voir comme vrai ce qui justifie le réel appréhendé et le réel comme ce qui compte ?
Lorsqu’elle évoque l’émergence du christianisme à un moment où certains furent conduits à y voir une des causes de l’effondrement de la civilisation romaine (7), elle va chercher en quoi cette religion a pu - indépendamment des doutes et des errements que ses dogmes et son histoire ont pu susciter - participer à la progression des esprits. Elle écrit :
« La religion chrétienne exige aussi l’abnégation de soi-même, et l’exagération monacale pousse même cette vertu fort au-delà de l’austérité philosophique des Anciens ; mais le principe de ce sacrifice dans la religion chrétienne, c’est le dévouement à son Dieu ou à ses semblables, et non, comme chez les stoïciens, l’orgueil et la dignité de son propre caractère. En étudiant le sens de l’Évangile, sans y joindre les fausses interprétations qui en ont été faites, on voit aisément que l’esprit général de ce livre, c’est la bienfaisance envers les malheureux. L’homme y est considéré, comme devant recevoir une impression profonde par la douleur de l’homme. » (8)
En quoi pareille compassion a-t-elle pu permettre aux esprits de gagner en grandeur ? Bien sûr, Rousseau - que Madame de Staël a lu avec attention - la considérait comme un ressort essentiel de l’âme humaine. Mais peut-elle pour autant jouer un rôle moteur dans l’évolution de l’esprit humain, puisque c’est de cela qu’elle veut nous convaincre ? Oui, pense-t-elle, les passions peuvent jouer ce rôle :
« Le paganisme, tolérant par son essence, est regretté par les philosophes, quand ils le comparent au fanatisme que la religion chrétienne a inspiré. Quoique les passions fortes entraînent à des crimes, que l’indifférence n’eût jamais causés, il est des circonstances dans l’histoire, où ces passions sont nécessaires pour remonter les ressorts de la société. La raison, avec l’aide des siècles, s’empare de quelques effets de ces grands mouvements ; mais il est de certaines idées que les passions font découvrir, et qu’on aurait ignorées sans elles. Il faut des secousses violentes pour porter l’esprit humain sur des objets entièrement nouveaux ; ce sont les tremblements de terre, les feux souterrains, qui montrent au regard de l’homme des richesses, dont le temps seul n’eût pas suffi pour creuser la route. » (9)
Et c’est alors qu’elle explicite d’une façon pour le moins astucieuse de quelle façon certains détours de l’histoire qui laisseraient aisément penser qu’ils constituent des éclipses dans l’évolution de l’esprit humain se révèlent en réalité des chemins utiles à celle-ci. Voici :
« Je crois voir une preuve de plus dans cette opinion [le rôle des passions ; N.D.R.], dans l’influence qu’a exercée sur les progrès de la métaphysique l’étude de la théologie. On a souvent considéré cette étude comme l’emploi le plus oisif de la pensée, comme l’une des principales causes de la barbarie des premiers siècles de notre ère. Néanmoins c’est un genre d’effort intellectuel, qui a singulièrement développé les facultés de l’esprit. Si l’on ne juge le résultat d’un tel travail, que dans ses rapports avec les arts d’imagination, rien ne peut nous en donner une idée plus défavorable. La noblesse, l’élégance, la grâce des formes antiques semblaient devoir disparaître à jamais, sous les pédantesques erreurs des écrivains théologiques. Mais le genre d’esprit qui rend propre à l’étude des sciences, se formait par les disputes sur les dogmes, quoique leur objet fût aussi puéril qu’absurde.
L’attention et l’abstraction sont les véritables puissances de l’homme penseur ; ces facultés seules peuvent servir au progrès de l’esprit humain. L’imagination, les talents qui en dérivent ne raniment que les souvenirs ; mais c’est uniquement par la méthode métaphysique qu’on peut atteindre aux idées vraiment nouvelles. Les dogmes spirituels exerçaient les hommes à la conception des pensées abstraites ; et la longue contention d’esprit, qu’exigeait l’enchaînement des subtiles conséquences de la théologie, rendait la tête propre à l’étude des sciences exactes. Comment se fait-il, dira-t-on, qu’approfondir l’erreur puisse jamais servir à la connaissance de la vérité ? C’est que l’art du raisonnement, la force de méditation qui permet de saisir les rapports les plus métaphysiques, et de leur créer un lien, un ordre, une méthode, est un exercice utile aux facultés pensantes, quel que soit le point d’où l’on part et le but où l’on veut arriver.
Sans doute, si les facultés développées dans ce genre de travail n’avaient point été depuis dirigées sur d’autres objets, il n’en fût résulté que du malheur pour le genre humain ; mais quand on voit, à la renaissance des lettres, la pensée prendre tout à coup un si grand essor, les sciences avancer en peu de temps d’une manière si étonnante, on est conduit à croire que, même en faisant fausse route, l’esprit acquérait des forces, qui ont hâté ses pas dans la véritable carrière de la raison et de la philosophie. » (10)
Si la combinaison d’idées que Madame de Staël développe ainsi lui est propre, les idées elles-mêmes sont, pour l’essentiel, une synthèse spécifique de la position qu’elle occupe alors, au lendemain de la Révolution, à l’aube du romantisme, dans la frange progressiste d’une petite bourgeoisie embourgeoisée par les succès du père et ennoblisée par le mariage, parisienne de naissance attachée à ses racines genevoises, pénétrée par une éducation protestante, émerveillée par les Lumières et touchée déjà par la sensibilité, la spiritualité, le goût de l’histoire, les épanchements intimes qui seront la marque d’un courant littéraire puissant de la première moitié du XIXe siècle. Loin de moi l’idée qu’il me soit possible de caractériser précisément cette position ; tout au plus puis-je en suggérer les principaux parfums. D’ailleurs, l’essentiel n’est sans doute pas là.
Ce qui me semble important, c’est de maîtriser la réaction que suscite en nous une lecture comme celle-là. Non pas qu’il s’agisse de s’interdire tout jugement au motif d’une objectivation (d’ailleurs impossible) des opinions découvertes, mais bien de mesurer ce que notre réaction doit à tout ce qui nous domine à notre insu, quitte à persister néanmoins dans une opinion dont on aura su qu’elle nous appartient bien peu. Il y a chez Madame de Staël une confiance en les rapports qu’elle croit découvrir entre les hommes qui trahit une conviction assise sur la subtilité d’analyse qu’elle se prête. Ainsi en va-t-il de ce rôle qu’elle attribue à l’élite de la connaissance et à la masse des ignorants au sein même d’une sorte de collaboration ignorée qui participe de l’heureuse évolution de l’esprit humain. Elle écrit :
« Quelques hommes peuvent se livrer par goût à l’étude des idées abstraites ; mais le grand nombre n’y est jamais jeté que par un intérêt de parti. Les connaissances politiques avaient fait de grands progrès dans les premières années de la révolution française, parce qu’elles servaient l’ambition de plusieurs, et agitaient la vie de tous. Les questions théologiques, dans leur temps, avaient été l’objet d’un intérêt aussi vif, d’une analyse aussi profonde, parce que les querelles qu’elles faisaient naître étaient animées par l’avidité du pouvoir et la crainte de la persécution. Si l’esprit de faction ne s’était pas introduit dans la métaphysique, si les passions ambitieuses n’avaient pas été intéressées dans les discussions abstraites, les esprits ne s’y seraient jamais assez vivement attachés, pour acquérir, dans ce genre difficile, tous les moyens nécessaires aux découvertes des siècles suivants.
Ainsi marche l’instruction pour la masse des hommes. Quand les opinions que l’on professe sur un ordre d’idées quelconque, deviennent la cause et les armes des partis, la haine, la fureur, la jalousie parcourent tous les rapports, saisissent tous les côtés des objets en discussion, agitent toutes les questions qui en dépendent ; et lorsque les passions se retirent, la raison va recueillir, au milieu du champ de bataille, quelques débris utiles à la recherche de la vérité. » (11)
À y trop regarder ce qui heurte nos propres convictions, et avant tout celles que nos contemporains partagent tant et tant qu’ils ne les voient plus comme des convictions mais plutôt comme du bon sens, nous loupons le rapport autrement intéressant qui unit celles-là aux autres que l’époque a suscitées et qui est susceptible de révéler une histoire fortement débarrassée du chronocentrisme le plus commun. Mais aussi, à y chercher ce que la pensée de Madame de Staël doit à son contexte, nous nous armons pour mieux comprendre ce que le présent a de spécifique et de quelle façon il est susceptible de nous enjoindre de voir comme une vérité universelle ce qui n’est qu’une opinion très temporaire.
(1) L’habitude fut prise de l’appeler Madame, au point qu’il paraîtrait quelque peu cavalier de dire Germaine de Staël.
(2) Madame de Staël, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2017, p. 105.
(3) Madame de Staël, Op. cit., pp. 1-303.
(4) Op. cit., pp. 94-107.
(5) Op. cit., p. 95.
(6) Op. cit., pp. 99-100.
(7) Edward Gibbon publia son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de 1776 à 1788. À noter que Gibbon s’inspira en partie de l’ouvrage de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, que celui-ci avait publié en 1734. À noter aussi, mais il s’agit là d’un fait dont je ne sais trop ce qu’il faut lui faire dire, que Gibbon fut très amoureux de la mère de Madame de Staël, alors que celle-ci n’avait pas encore épousé Jacques Necker.
(8) Madame de Staël, Op. cit., pp. 102.
(9) Op. cit., p. 103.
(10) Op. cit., pp. 103-104.
(11) Op. cit., pp. 104-105.
Inscription à :
Articles (Atom)