Aujourd'hui, on cherche partout à répandre le savoir ; qui sait si, dans quelques siècles, il n'y aura pas des universités pour rétablir l'ancienne ignorance ?
Lichtenberg
(Le miroir de l'âme [1773-1775], Ed. José Corti, 1997, p. 504)
J’ai déjà eu l’occasion de dire combien, depuis quelques décennies, l’université a changé. (1) Je sous-estimais peut-être à quel point.
Séjournant à Bologne, je fus entraîné un peu malgré moi le 19 mars dernier à une journée de conférences consacrée au thème suivant : “Soft & Emotional Skills : Scienza, Ricerca, Esperienza a confronto”, laquelle journée était présidée par Mme Rosella Bernardini Papalia, professeure ordinaire au Département des sciences statistiques de l’Université de Bologne. Cette université, réputée et présentée - même si cela est controversé - comme la plus ancienne, m’avait jusque-là semblé offrir des garanties de rigueur et de sérieux qui devaient la mettre, peut-être mieux que d’autres, à l’abri de « la marée de merde » dont a parlé Simon Leys en novembre 2005 lorsqu’il fut fait docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain (2). Quelle ne fut pas ma déconvenue !
Il est vrai que le thème annoncé n’était pas précisément de mon goût. Car ce que l’on a coutume d’appeler dans certains milieux les soft and emotional skills relève de cette pédagogie du management qui a pour objectif d’enseigner des méthodes de vente dont on aperçoit mal - du moins lorsqu’on accepte de conserver au mot université son sens premier - ce qu’elles ont de commun avec les ambitions de vérité, de savoir et d’universalité dont l’institution universitaire s’est réclamée pendant des siècles. Après tout, s’il existe vraiment un savoir de ce type, c’est l’exclusivité dont en pourraient bénéficier certains qui leur permettrait de concurrencer d’autres dans un lutte dont les gagnants vivraient alors au détriment des perdants. Que cette logique-là soit entrée depuis longtemps à l’université, on ne peut que le constater. Encore convient-il de mesurer ce qu’elle entraîne avec elle et jusqu’où pourrait aller le dévoiement des méthodes, dès lors que l’illusion et le mensonge s’en font les passagers clandestins. Ce n’est plus un certain pragmatisme qui mérite en ce cas d’être mis en cause, mais bien une faute morale dont l’université n’est que le théâtre occasionnel.
Le premier exposé fut le fait de M. Roberto Verdone, professeur au Département de génie électrique, électronique et de l’information de l’Université de Bologne. Il s’appliqua à relativiser l’importance des hard skills - entendez des compétences techniques - dans le monde contemporain, celles-ci n’étant d’aucune utilité dès lors qu’elles ne sont pas secondées par une compétence relationnelle propre à maximiser les rapports humains et leur réussite. Dans ce qu’elle a de plus général, cette idée n’est pas erronée, bien évidemment, mais elle dénote une sorte de parti pris dont on aperçoit mal en quoi il peut aider un professeur et chercheur universitaire, que ce soit dans l’approfondissement des domaines de recherche qui sont les siens ou dans le rôle de vérification des savoirs acquis par les étudiants. Car s’il existe une compétence douce et émotionnelle utile à tous les métiers et à toutes les activités, encore devrait-elle être un objet de recherche et d’enseignement pour des maîtres techniquement compétents en ce domaine, lequel est bien éloigné de l’électricité, de l’informatique et même de l’information. Devançant l’objection, M. Verdone s’est fait le défenseur de l’interdisciplinarité, embrayant ainsi sur une notion dont Mme Bernardini Papalia avait déjà fait l’éloge dans son introduction. À ceci près, convenons-en, que l’interdisciplinarité - qui est souvent un couvre-misère - n’a de sens que si elle met en présence les différentes compétences et non si elle accorde à l’une le droit de s’immiscer dans les autres.
Deuxième exposé : celui de M. Gianluca Spadoni, présenté comme un formateur et auteur dans le domaine du marketing. Il avait intitulé son message : “La révolution culturelle, la compétence douce et l’humanité dans le monde du travail”. En fait, sourire aux lèvres, il nous a expliqué que dans le monde d’aujourd’hui, pour vendre, il fallait user d’adresse, d’empathie et d’humanité envers les clients. Discours connu, accrocheur et intéressé (lui-même vit de sa diffusion), qui culpabilise ceux auxquels l’activité commerciale n’apporte qu’échecs et déboires. (3) Que faisait-il là, au sein de l’Alma mater, sinon conférer à son propre commerce une image de scientificité ?
C’est avec le troisième exposé que les choses prirent une dimension époustouflante. Le personnage qui nous le livra est pour le moins typé. Il se nomme Gian Piero Abbate et se qualifie de physicien et de théologien. Connu paraît-il pour son mysticisme débridé, il a commencé par livrer ses convictions numérologiques et kabbalistiques. D’où il déduit par exemple que choisir le prénom d’un enfant est capital, car ce serait le nom qui fait l’être et non l’être qui fait le nom. Je passe sur ces élucubrations pour en arriver au meilleur (si je puis dire) : la théorie des effets de la pensée et des émotions sur l’eau, telle qu’elle fut développée par le Japonais Masaru Emoto. J’ose à peine en expliciter quelque peu le contenu, car il est des extravagances dont on aurait honte d’évoquer ne serait-ce que l’existence. Sachons simplement que l’imagination dont elle témoigne vis-à-vis des vertus de l’eau dépasse considérablement encore celle qui généra l’idée homéopathique chez Samuel Hahnemann. Et le mot vertu est ici parfaitement adéquat, puisque l’eau serait ni plus ni moins en mesure de distinguer la bonté de la méchanceté.
Le quatrième à nous “régaler” fut un psychologue et psychothérapeute nommé Gioacchino Pagliaro, lequel pratique à l’Hôpital Bellaria de Bologne et y suggère la méditation tibétaine pour soigner le cancer. Là n’est cependant pas le problème. L’exposé qu’il fit ce19 mars fut totalement consacré au thème suivant : “les processus quantiques de l’esprit dans le champ des possibles”. De quoi s’agit-il ? De cette théorie qui tire son origine du caractère mystérieux de la conscience pour arguer que celle-ci doit quelque chose à la mécanique quantique, en raison même du fait que cette dernière est tout aussi mystérieuse. Et de là ces ondes qui feraient le lien entre l’esprit et la matière et qui, selon M. Pagliaro, varieraient selon que la pensée est guidée par l’amour et la solidarité ou par des sentiments opposés. Il fut sans conteste plus long et plus détaillé que je ne le suis ici, mais je n’ai cependant rien dit qu’il n’ait avancé.
Il y avait un cinquième exposé, mais j’ai quitté les lieux avant qu’il commence.
On sort abattu d’une pareille épreuve. Non qu’on ignore l’existence de ces croyances farfelues, ni leur succès. Pas davantage d’ailleurs que certaines d’entre elles n’aient fini par s’introduire dans le champ universitaire. Mais une présence aussi officielle, dans les locaux et sous la présidence bienveillante de membres du corps professoral, ébranle fortement la confiance que l’on peut accorder aux lieux de science. Car c’est dans ces mêmes lieux que fut prônée en son temps une attitude de saine vigilance envers la vraisemblance des hypothèses, envers les théories non vérifiées et surtout envers l’inclination à satisfaire les attentes d’un public crédule vis-à-vis de conjectures que le savoir environnant dément fortement. Le premier des soucis qui devrait préoccuper ceux qui s’interrogent à propos de ces théories serait de s’informer sur les avantages qu’elles procurent à ceux qui les répandent. Hélas, trois fois hélas, l’université est devenue un marché comme les autres où réussir ne consiste plus à découvrir ou à comprendre, mais bien à prostituer ses talents et à monnayer ses spéculations.
(1) Cf. ma note du 22 février 2011 sur les universités françaises et ma note du 22 août 2012 sur un livre de Simon Leys.
(2) Cf. le texte qui en figure à la fin de ma note du 22 août 2012.
(3) Pour qui veut se faire une idée de son bagout, cf. par exemple cette vidéo.