lundi 21 octobre 2024

Note d’opinion : les Lumières - 1/2 -

À propos des Lumières

PREMIERE DE DEUX NOTES

Depuis quelques décennies, on parle de moins en moins des Lumières. Le déclin de la culture cultivée y est sans doute pour beaucoup. Mais il y a sans doute aussi, dans cette désaffection, le contrecoup d’un engouement de plus en plus vif pour les théories irrationnelles. Il existe pourtant d’excellentes raisons d’y retourner et de s’interroger sur la manière dont ce courant de pensée a pu peser sur l’histoire de l’Occident.

Précisons bien les choses. Les Lumières, ce sont ces intellectuels qui, pendant le dernier quart du XVIIe siècle et les trois premiers quarts du XVIIIe, ont lutté de façon systématique contre l’arbitraire, l’irrationalisme, l’obscurantisme et les illusions mythologiques. Pour livrer quelques points de repère, il suffira de dire que cela commence avec un philosophe anglais, John Locke, et cela se termine en quelque sorte avec un philosophe allemand, Emmanuel Kant. Entre les deux, il y a une flopée de penseurs français, parmi lesquelles ces phares que furent Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et D’Alembert. Voilà un mémento quasi scandaleux, tant il mutile une réalité débordante et ignore des figures aussi importantes que Fontenelle et Hume, pour n’en citer que deux. Il ne s’agissait que de savoir de quoi je parle.

Après avoir tenté un abrégé, il me faut à présent le réfuter. Car il ne faut guère documenter ce que l’on place derrière les expressions les Lumières et le siècle des Lumières pour s’apercevoir que les disparités importent probablement davantage que les similitudes, que les prémices de tout cela remontent loin - tout comme les répercussions se prolongent bien après -, et que la multitude d’auteurs mêlés au courant signifie sans doute autant que la singularité de l’une ou l’autre des notabilités distinguées.

C’est donc sur des généralités de généralités que je m’apprête à m’épancher.

Ce qui justifie ma démarche, c’est le procès qui - directement ou indirectement - est fait aux Lumières et, par cet intermédiaire, à la raison. Je cible ainsi les contestations les plus anciennes et les plus radicales, telles celles d’Edmund Burke, de Johann Georg Hamann ou de Joseph de Maistre, jusqu’aux très carrées et plus récentes de quelqu’un comme Isaiah Berlin, en passant par de plus subtiles et plus insidieuses aussi comme le courant de déconstruction qui fut initié par Martin Heidegger et pesa sur la philosophie française dite postmoderne (Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, pour ne citer que les plus notoires). Sans oublier une charge marquante qui fut lancée à la fin de la Deuxième guerre Mondiale et sur laquelle je vais revenir : celle de Horckheimer et Adorno. Ai-je besoin de préciser que les reproches formulés se fondent sur divers arguments et diverses spéculations ?

L’argument le plus disputé aura certainement été cette controverse importante relative au nazisme et au communisme et au rôle qu’auraient joué les Lumières dans leur émergence. Ces inférences pourraient éventuellement susciter d’autres mises en cause, notamment lors d’une recherche des origines du colonialisme, de la révolution industrielle ou, plus spécifiquement encore, de la pollution, de l’extinction des espèces végétales et animales, de la dégradation des sols, de l’acidification des océans ou encore du capharnaüm de satellites qui infestent l’environnement spatial de la Terre. Ces dernières mises en cause possibles n’ont pas encore eu autant d’écho que les premières. (1)

Afin d’expliciter - très succinctement, bien sûr - ces opinions sur les Lumières, je me propose d’évoquer trois moments. D’abord celui qui coïncide avec la publication en 1944 de l’ouvrage de Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la raison (2), ensuite celui peu après, en 1946, de la publication de la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger (3), enfin celui bien antérieur - mais comme répondant aux deux premiers - de la publication en 1932 du livre d’Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières (4)

Premier moment

« La raison est totalitaire » (5), voilà ce que l’on peut lire dans le livre de Horkheimer et Adorno. Évidemment, une pareille phrase, sortie de son contexte, laisse abusivement entendre que les auteurs auraient découvert quelque chose comme une parenté entre la puissance de la raison et les régimes politiques qui attentent à toutes les libertés. Mais cela pourrait plutôt signifier que la raison impose son empire sur tout, dès lors qu’elle seule préside aux décisions. En fait, les idées que Horkheimer et Adorno explicitent dans leur livre ne sont pas simples à saisir. L’expression en est embrouillée, quelquefois même équivoque. La volonté qui est la leur de décrypter les rôles que jouent sur le comportement humain des facteurs aussi divers que les mythes, les religions, les idéologies, l’économie, les classes sociales, les biens culturels, les préjugés, que sais-je encore ? ne facilite guère la compréhension. D’autant qu’ils se laissent inspirer par le marxisme, le nietzschéisme et le freudisme, enrobant le tout dans la philosophie et la sociologie, ce qui aboutit à un mélange d’arguments assez hétéroclites.

S’il me fallait condenser leur propos, je partirais du titre de leur ouvrage. La dialectique dont il est question là, c’est celle de Hegel. Mouvement ternaire, cette dialectique constate que le sujet affirme d’abord ce qu’il sait, ensuite nie ce qu’il croyait savoir, enfin prend conscience du phénomène. La dialectique de la raison, c’est donc une approche de la raison qui commence par en poser la cognition, puis poursuit en l’invalidant (« l’autodestruction de la raison » (6)) et enfin en cerne l’identité. Pour être plus concret, je brocarderais le point de vue des auteurs de cette manière : dans un premier temps, la raison est vue comme ce bien qui engendre du bien ; dans un deuxième temps, elle désenchante le monde jusqu’au mal, sans nécessairement cesser de produire du bien ; dans un troisième temps, elle s’éprouve phénoménologiquement dans son ambiguïté cognitive et morale. C’est dire combien les meilleurs intentions peuvent faire naître le pire. L’instrument de ce pire, c’est - selon Horkheimer et Adorno - la bourgeoisie.

Deux auteurs du XVIIIe siècle sont cités qui symboliseraient la raison désenchantée : Bernard Mandeville et le Marquis de Sade. Ce dernier les retient pendant une longue digression de 51 pages intitulée “Juliette, ou raison et morale” (7). Pour s’en tenir à l’idée la plus explicite de ce long plaidoyer, je retiendrai cette phrase : « Le fait de ne pas avoir masqué, mais d’avoir proclamé à haute voix l’impossibilité de produire contre le meurtre un argument de principe qui soit fondé sur la raison a alimenté la haine avec laquelle précisément les progressistes d’aujourd’hui poursuivent encore Sade et Nietzsche. » (8) Il me semble capital de saisir que le caractère rationnel reconnu à la position de Sade tiendrait au fait qu’il se débarrasse de la conscience morale (9), comme si juger de la vertu et du vice échappait par nature à la raison humaine.

Le cas de Bernard Mandeville (1670-1733) est plus intéressant. Moins connu que Sade, Mandeville a suscité des débats qui ont le mérite d’interroger l’histoire. Sa Fable des abeilles (10) relève en quelque sorte de la science économique, puisqu’elle questionne le rapport qui peut exister entre le comportement moral des hommes et leur prospérité. Regardé quelquefois comme un annonciateur du libéralisme économique (11), il n’est pas pour autant épargné par l’accusation de cynisme, puisqu’il prétend que c’est le vice qui garantit la prospérité générale. Et si la vertu conduit les hommes à leur perte, elle aurait au moins le mérite de masquer ce qu’ils doivent à la perversion.

Je crois utile - en vue des remarques qu’il me vient l’envie d’émettre - de citer un texte de Mandeville, dans lequel celui-ci assigne à la raison des rôles précis. Évoquant « les législateurs et autres sages qui ont travaillé à établir la société », il écrit ceci :
« Pour introduire […] de l’émulation parmi les hommes ils ont divisé l’espèce entière en deux classes très différentes. L’une consistait en gens vils, aux préoccupations basses, qui toujours à la recherche de jouissances immédiates, étaient totalement incapables d’abnégation, et qui, dénués de considération pour le bien d’autrui, n’avaient pas de but plus noble que leur avantage particulier. Ces gens-là, esclaves de la volupté, s’abandonnaient sans résistance à tous les désirs grossiers et ne faisaient usage de leurs facultés rationnelles que pour accroître leur plaisir sensuel. Ces ignobles misérables, disaient-ils sont le rebut de leur espèce, ils n’ont des hommes que la forme et ne diffèrent des bêtes que par leur apparence extérieure. Mais l’autre classe était faite de créatures nobles, à l’esprit élevé, qui, exemptes d’un égoïsme sordide, voyaient dans la culture de l’esprit leur plus belle possession et qui, connaissante leur vraie valeur, ne trouvaient de délices qu’à orner la partie d’eux-mêmes en quoi consiste leur excellence. Ces gens-là, méprisant tout ce qu’ils avaient en commun avec les créatures dépourvues de raison, s’opposaient avec l’aide de la raison à leurs inclinations les plus violentes, et se faisant à eux-mêmes une guerre continuelle, ils ne visaient à rien de moins qu’à assurer le bien public et à conquérir leur propre passion. » (12)

Afin d’assoir une réflexion que je me propose d’esquisser ultérieurement, je voudrais aussi me référer à un passage des dialogues que Mandeville a aussi publiés, un passage dans lequel un de ses personnages - Horace - se pose à propos des hommes la question suivante : « Puisque tous sont descendants d’Adam, et par conséquent de Noé et de sa postérité, comment les sauvages sont-ils venus au monde ? » (13)

Reste qu’il serait irrationnel de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne pas prendre en compte le danger dont parle Horkheimer et Adorno dans leur livre à propos de la domination de la nature par l’homme. Mais, d’une certaine manière, c’est là une autre histoire.

Si je m’en tiens à la raison - sujet du livre -, j’incline à croire qu’il n’est peut-être pas très raisonnable de la voir comme une faculté de l’esprit humain et moins encore comme un ensemble de principes. Car la lutte contre ce qui fortifie les erreurs - tels les préjugés et les passions - faiblit très facilement devant la conviction que l’on possède la raison ou qu’on en maîtrise les principes. La raison est active lorsqu’elle mesure et compare, lorsqu’elle pèse le pour et le contre, lorsqu’elle doute et doute encore. Et ce dont elle doit avant tout douter, c’est de notre propre capacité à discerner le vrai du faux. L’assurance d’avoir raison, voilà l’ennemi de la raison. C’est pourquoi je suis de l’avis que la raison est plus performante lorsqu’elle débusque une erreur ou un mensonge que lorsqu’elle cherche à établir une vérité. Lorsque Horace, le personnage de Mandeville, s’interroge sur l’origine des sauvages, il doute d’une “vérité révélée”, donc très communément admise, en relevant une incohérence entre deux informations, l’une très ancienne et muée en un acquis traditionnel et une autre, récente et rapportée par des voyageurs. L’argument est rationnel, sans pour autant prouver la fausseté de l’une ou l’autre des informations. Car le raisonnement rationnel se borne à étayer une croyance en fragilisant son contraire.

Selon moi, il y a donc une inconséquence à traiter la raison comme une faculté en mesure de se retourner contre ses propres pouvoirs. Elle n’a que faire des préférences et des revirements ; elle se doit simplement de traquer tout fourvoiement dès qu’il apparaît. L’exercice de la raison se doit donc d’être constant, alors même qu’il reste impuissant sur les commencements. Car la raison s’exerce en cours de route ; le choix du point de départ ne lui revient pas. C’est pour cela que l’on peut parfaitement raisonner à partir de mauvaises prémisses, ce qui met alors la raison au service d’une erreur ou d’un mensonge. De ce danger, la raison peut tenter de se garantir, dès lors que sa propre vigilance ne faiblit jamais. Et voilà pourquoi c’est soi-même qu’il convient de mettre sous surveillance ; c’est de soi-même qu’il convient de douter ; c’est de ses propres passions et de ses propres préjugés qu’il faut se méfier. Savoir ne pas se donner raison est le meilleur service que la raison puisse nous rendre.

Certains objecterons à tout cela une évolution qui doit beaucoup à la science et à la technique, lesquelles devraient elles-mêmes ce qu’elles sont à la raison et auxquelles nous devrions pourtant les principaux dangers qui menacent l’humanité. La science doit presque tout à la rationalité dans la mesure où elle tente d’expliquer le réel en la favorisant au mieux, c’est-à-dire en pourchassant continûment l’erreur. Cela ne lui permet cependant pas d’atteindre la vérité ; tout au plus une représentation la moins inexacte possible. Mais, si l’on peut observer l’efficacité de cette quête de la connaissance, force est de constater que le recours à la raison reste en ce cas très partiel. En effet, il néglige quasi toujours la convenance du savoir découvert. Ce que j’appelle en l’occurrence la convenance, c’est la décision qui devrait suivre l’examen achevé de la découverte de telle sorte qu’il soit répondu à cette question que la raison appelle inévitablement : ce qui est découvert doit-il être professé et utilisé ? Fut-il rationnel de multiplier les découvertes en s’abstenant de s’interroger sur leur opportunité ? Assurément pas. Est-il imaginable qu’il pût être fait autrement ? Très probablement pas. Mais n’accusons pas la raison. Elle a manqué, sans plus. Qui peut croire qu’il eût été possible - quand bien même elle fût apparue alors pour ce qu’elle était - de renoncer à la démarche scientifique avant son déploiement ?

Certains objecterons aussi un désenchantement du monde auquel la raison aurait beaucoup participé. On connaît les blessures narcissiques dont - selon Freud - l’homme moderne aurait souffert : la révolution copernicienne, l’évolutionnisme darwinien et la découverte de l’inconscient psychanalytique, à quoi Bourdieu a plaisamment ajouté la sociologie (14). Parler de désenchantement signifie la perte de ce qui enchantait les choses. C’est-à-dire, en l’occurrence, toutes les illusions propres à conforter les croyances incertaines, les pouvoirs arbitraires, les naïvetés obscurantistes et les convictions bénéfiques à l’amour-propre. Faut-il préférer une illusion motivante à une vérité désespérante ? Certains pragmatistes - tels William James et, bien davantage encore, Norman Vincent Peale - pensent que oui. C’est sans doute qu’ils sont convaincus que le discernement - le vrai, celui qui donne à voir la réalité - peut conduire au désespoir, et que le désespoir accable, ennuie et désole. Il n’y a pas d’argument rationnel décisif susceptible de contrer cette opinion, car la vérité n’est pas nécessairement en cheville avec la raison ; ce serait l’assigner à un commencement, ce qu’elle ne peut assumer. Mais il y a place pour une opinion différente, celle qui ose penser que la vérité vaut mieux que l’illusion - celle-ci fût-elle motivante -, et que le désespoir serait simplement en pareil cas l’état d’une conscience réjouie par le dévoilement du réel et débarrassée d’espérances trompeuses.

Il reste une question, et pas la moindre : celle de la morale. Quelle part de rationalité peut intervenir dans les choix moraux ? Lorsque Horkheimer et Adorno désignent ceux qui haïrent Sade et Nietzsche comme ceux que bouleversa l’absence d’argument rationnel à opposer au meurtre, ils entérinent l’idée sadienne qu’il faut passer outre à la conscience morale parce que celle-ci ne serait aucunement fondée en raison. C’est là une manière de dire que la raison peut admettre les pires crimes, puisqu’elle est inefficiente sur le plan moral. Ainsi, il serait incohérent de prétendre que les hécatombes auxquelles se livrèrent le nazisme et le communisme sont déraisonnables ; elles ne seraient que moralement condamnables. De là à dire qu’un rationalisme fanatique a pu conduire à ces excès, il n’y a qu’un pas, vite franchi.

Repartons de la nature première de la conviction morale. Personnellement, je ne puis rien y voir d’autre qu’une préférence, une préférence qui doit sans doute beaucoup au contexte culturel. (15) C’est dire si l’idée qui fut celle de Kant de confier à la raison le soin de forger une morale universelle est selon moi chimérique. (16) C’est dire également combien me paraît saugrenue l’idée de fonder en raison la décision de faire fi de la morale. Qu’une préférence puisse être déterminée par un contexte dans lequel le souci de cohérence tel que le manifeste l’intérêt pour la rationalité soit bien présent, il serait difficile de le nier. Cela ne signifie nullement que le principe moral retenu soit rationnellement légitimé. Prenons l’exemple du principe d’égalité, tel qu’on le trouvera énoncé dans l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Ce principe exprime une opinion à portée universelle - les hommes, pas les Français - et semble partager un constat, même s’il s’agit évidemment de lui permettre d’advenir et non de l’observer. L’évidence de ce principe ne participe pas de la raison, mais bien d’une ambiance dans laquelle domine - parmi d’autres choses - l’aspiration à un respect individuel plutôt qu’à une condition collective. Il est possible d’argumenter rationnellement pour l’un et l’autre de ces penchants, mais il n’existe pas d’argument qui justifie la prééminence définitive de l’un sur l’autre. Une fois de plus, il importe de ne pas perdre de vue que la raison ne tranche pas les choix axiomatiques.

S’il est intéressant d’étudier les rapports pouvant exister, au sein de la société française du XVIIIe siècle, entre une avancée importante de la science, concomitamment à un usage renforcé de l’argumentation rationnelle, avec une inflexion morale inventant des droits individuels, il ne faudrait pas en déduire que la raison a porté toutes les idées répandues alors, ni davantage celles qui sont nées à leur suite. Pour le dire d’un mot, la raison ne porte rien ; tout au plus vient-elle à la rescousse de ceux qui, face à quelque question que ce soit, cherche à démêler le vrai du faux. Voilà pourquoi je n’approuve en aucune façon ce que Max Horkheimer et Théodor Adorno prétendent démontrer avec ce qu’ils appellent la dialectique de la raison.


(1) Des anti-Lumières se sont bien sûr manifestés bien avant le XXe siècle. Et cela pour diverses raisons, souvent cependant contre les instigateurs de la Révolution française, leur cible favorite. L’intérêt de la controverse relative aux prémices du nazisme et du communisme, c’est évidemment qu’elle porte en elle la question plus générale de la culpabilité de la culture occidentale dans le chaos mondial contemporain. En ce qui concerne la crise écologique, cf. par exemple Val Plumwood, La crise écologique de la raison, trad. de l’anglais par Pierre Madelin, PUF, 2024 (que je n'ai pas lu).
(2) Max Horkheimer & Theodor Adorno, La dialectique de la raison [1944], trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, Gallimard, Tel, 1974.
(3) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” [1946] in Questions III et IV, trad. par Roger Munier, Gallimard, Tel, 1966, pp. 65-127.
(4) Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières [1932], trad. de l’allemand par Pierre Quillet, Fayard, 1966.
(5) Max Horkheimer & Theodor Adorno, Op. cit., p. 28.
(6) Ibid., p. 16.
(7) Ibid., pp. 127 à 178. Les méfaits de Sade ont débordé sur le XIXe siècle, mais il reste appairé aux Lumières par beaucoup, notamment ceux qui en ont fait le champion de la modernité émancipatrice (Blanchot, Klossowski, Beauvoir, Lacan, Foucault, Sollers, Barthes, Deleuze, etc.)
(8) Ibid., p. 178.
(9) Quoi de mieux que de citer Sade lui-même pour évaluer la démonstration. C’est madame Delbène qui explique à Juliette de quoi il convient de se libérer : « On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, définition bien simple, et qui fait voir du premier coup-d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant, lui cause des remords, dès qu’il l’enfraint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu, lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue.
Ainsi la conscience est purement et simplement l’ouvrage, ou des préjugés qu’on nous inspire, ou des principes que nous nous formons. Cela est si vrai, qu’il est très-possible de se former avec des principes nerveux une conscience qui nous tracassera, qui nous affligera, toutes les fois que nous n’aurons pas remplis, dans toute leur étendue, les projets d’amusemens, même vicieux… même criminels, que nous nous étions promis d’exécuter pour notre satisfaction ; de là, nait cette autre sorte de conscience qui, dans un homme au-dessus de tous les préjugés s’élève contre lui, quand par des démarches fausses, il a pris pour arriver au bonheur, une route contraire à celle qui devait naturellement l’y conduire ; ainsi, d’après les principes que nous nous sommes faits, nous pouvons donc également nous repentir, ou d’avoir fait trop de mal, ou de n’en avoir pas fait assez. Mais prenons le mot dans l’acception la plus simple et la plus commune ; alors le remords, c’est-à-dire l’organe de cette voix intérieure que nous venons d’appeler conscience, est une faiblesse parfaitement inutile, et dont nous devons étouffer l’empire, avec toute la vigueur dont nous sommes capables ; car le remords, encore une fois, n’est que l’ouvrage du préjugé produit par la crainte de ce qui peut nous arriver après avoir fait une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, sans examiner si elle est mal ou bien ; ôtez le châtiment, changez l’opinion, anéantissez la loi, déclimatisez le sujet, le crime restera toujours, et l’individu n’aura pourtant plus de remords. Le remords n’est donc plus qu’une réminiscence fâcheuse, résultative des lois et des coutumes adoptées, mais nullement dépendante de l’espèce du délit.
 » (Donatien Alphonse François de Sade, “L’histoire de Juliette” in La nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, suivie de L’histoire de Juliette, sa sœur tome 6, Première partie, En Hollande, 1797, pp. 17-19.)
(10) Bernard Mandeville, La fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public [1714], trad. de l’anglais par Lucien et Paulette Carrive, Librairie philosophique J. Vrin, 1985.
(11) Marx accusera Adam Smith non seulement de s’être inspiré de Mandeville, mais de l’avoir copié (cf. Karl Marx, “Le capital, critique de l’économie politique” [1867] in Œuvres complètes II, Éditions sociales, 1948, p. 44, n. 2). Il fait outre l’éloge de ce dernier, du moins en ce qu’il explique l’état de dépendance des salariés (cf. Karl Marx, “Op. cit.” in Œuvres complètes III, Éditions sociales, 1950, p. 56).
(12) Bernard Mandeville, Op. cit., pp. 44-45.
(13) Bernard Mandeville, La fable des abeilles. Deuxième partie [1729], trad. de l’anglais par Lucien Carrive, Librairie philosophique J. Vrin, 1991, p. 166.
(14) Pierre Bourdieu, Réponses, Seuil, 1992, p. 108.
(15) Ai-je besoin de rappeler que je reste convaincu du caractère relatif de la morale, ainsi que cela transparaissait déjà lors des discussions que j’ai menées à ce sujet avec David Violet (cf. mes notes des 15 mai, 22 juillet et 9 septembre 2019).
(16) Cf. notamment Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca).