lundi 29 septembre 2025

Note : Beaumarchais

La folle journée, ou le mariage de Figaro
de Beaumarchais


Je n’ignore pas être quelquefois regardé comme rétrograde, particulièrement dans le domaine de l’art et du spectacle. C’est probablement que, à force d’avoir sans cesse risqué du nouveau, d’avoir sans cesse tout essayé, cette part cultivée de la culture est peut-être allée jusqu’à signifier trop peu pour qu’elle ne s’abîme tout entière dans ce qu’elle voulut étrenner.

En ce qui concerne le théâtre, l’évolution dernière me paraît si regrettable que, depuis une vingtaine d’années, je ne m’y déplace plus guère. Si Paris fut l’endroit des audaces les plus désespérantes, elle reste aussi la ville où le vrai théâtre trouve encore à s’afficher. Le 27 septembre dernier, j’y ai assisté, à La Scala, à une représentation de La folle journée, ou le mariage de Figaro de Beaumarchais dans une mise en scène de Léna Bréban. Ah ! quel plaisir ! Quelle stimulation de l’esprit ! Quelle richesse emmagasinée qui vous poursuit des jours durant de réflexions rebondissantes !

La troupe, emmenée par un Philippe Torreton virevoltant, confère à la pièce une énergie merveilleusement adaptée au génie de Beaumarchais. Marie Vialle (Suzanne) et Grégoire Oestermann (Almaviva) sont magistraux ; Annie Mercier (Marceline), impressionnante. Quant à Antoine Prud’homme de la Boussinière, il incarne un Chérubin étonnant, ne serait-ce que par sa stature, un Chérubin qui convainc davantage encore par sa démesure que par son assertivité.

Bien sûr, il y a Beaumarchais : un texte qui révèle de façon extraordinaire comment la justesse de la langue peut trahir une époque. Dans cette pièce, les classes vacillent : d’un côté, le noble se justifie ; de l’autre - Figaro tient le propos des deux -, le roturier nargue et le bourgeois énonce la vérité de demain. C’est tout le XVIIIe siècle qui vient mourir sous la plume du dramaturge.

Le hasard a voulu que la veille de la représentation, j’eus l’occasion de voir l’exposition que le Petit Palais consacrait à Jean-Baptiste Greuze. Rassemblant des œuvres venues du Louvre, du Musée Fabre de Montpellier, du Metropolitan Museum of Art de New York,  du Rijksmuseum d’Amsterdam ou encore des collections royales d’Angleterre, principalement guidée par le thème de l’enfance, les cimaises y donnaient à voir un grand nombre de tableaux bien représentatifs du talent de Greuze. À l’inverse de bien des gens qui le regardent comme un peintre un peu mièvre, j’aime énormément cette façon qu’il a de ne rien exagérer, de tout contenir dans un regard, dans un geste, dans un objet symbolique. Ainsi, La cruche cassée, cette jeune fille sur le point de pleurer - comme l’a si bien écrit Diderot (1) -, dit plus sur le tourment des femmes que n’ont pu nous en apprendre Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les regards, les mains, les postures témoignent de ce souci de l’enfant partagé par Rousseau ou Condorcet. Voilà ce qui guide souvent le pinceau de Greuze.

On me dira sans ménagement que Rousseau abandonna ses enfants. Ça, c’est le XVIIIe siècle, un siècle où tout se mêle, tout déborde, comme les stucs du rococo. Finis les grands systèmes dans lesquels tout découle de tout (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz) : on n’est plus forcé de cerner le champ du plaisir, pas davantage que celui de la souffrance. Le libertin mènera parfois jusqu’à Casanova ou Sade, mais aussi jusqu’à Helvétius et D’Holbach. On me dira encore que cela débouchera aussi sur des principes à l’allure universelle, au nom desquels d’ailleurs on coupera des têtes. Oui : les paradoxes sont là et ne désespéreront que le siècle suivant. Ce qui semble vrai est évoqué sans certitude affichée, même s’il faut faire couler le sang pour témoigner de ses convictions, des convictions dont l’expression est souvent incidente. Dans le monologue de l’acte V, Figaro s’écrie d’une traite :
« 0 bizarre suite d'événements !
Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ?
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé.
 »

Dans Un air de liberté, Chantal Thomas décrit ce qui, selon elle, sépare Beaumarchais de Mozart. Le Figaro du premier a fait profession de gaieté ; il n’est aucune considération si grave soit-elle qui justifierait de perdre sa bonne humeur. Celui du second est dominé par l’amour avant même que de l’être par un comte tyrannique. Et là, c’est la musique qui porte le message, jusqu’à réduire le propos à bien peu : « […] le plus beau duo qu’ait écrit Mozart se trouve être celui qui ouvre le premier acte des Noces de Figaro, dans lequel Suzanna fait des commentaires sur un chapeau, tandis que Figaro compte le nombre de toises de son parquet. » (2)

Moins que les nouveautés dont il se revendique, l’art contemporain me chagrine parce qu’il coupe tout lien avec le passé. Ce qui réjouit dans ce qu’on appelle encore les classiques, c’est l’occasion qu’ils offrent de découvrir des manières de penser qui ne sont plus les nôtres, mais qui exhibent - si l’on accepte de se donner la peine de le chercher - ce chemin qui a conduit à nous les rendre si difficilement compréhensibles et quelquefois si difficilement acceptables, mais aussi ce même chemin qu’ils ont participé à tracer.

(1) « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? […] Ça, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai […]. Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret ni sévère. » (Diderot, Salon de 1765)
(2) Didier Raymond, Mozart. Une folie de l’allégresse, Mercure de France, 1990, p. 98, cité par Chantal Thomas in Un air de liberté. Variations sur l’esprit du XVIIIe siècle, Payot & Rivages, Rivages Poche, 2023, p. 112.