De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation
de Luc Boltanski
L’intérêt du dernier livre de Luc Boltanski (1) – une suite de six conférences données en novembre 2008 à l’Institut de recherche sociale de Francfort à l’invitation d’Axel Honneth et augmentées d’arguments que la limitation du temps de parole l’avait conduit à sacrifier – réside principalement dans la synthèse qu’il livre de sa conception des sciences sociales et de l’évolution dont cette conception est le résultat. Le propos n’est que de surplomb, ce qui n’est aucunement innocent à constater.
Résumer un livre – a fortiori un livre exposant des idées –, c’est le trahir. Il est cependant impossible de parler de celui-ci sans colliger les positions théoriques de son auteur. Fasse que je m’écarte le moins possible de ce que Luc Boltanski a dit ou voulu dire.
De la critique, quand on connaît l’usage qui fut fait du mot depuis Kant, c’est un titre qui a de quoi effrayer. Mais dans la mesure où il s’agit de la critique de la société (et non de la critique d’une forme de la pensée), les choses s’éclaircissent assez vite. Et si Boltanski n’a pas craint d’appeler son précis De la critique, c’est parce qu’il estime que la sociologie est critique par nature : « […] la sociologie est déjà, dans sa conception même, au moins potentiellement critique. » (p. 25) Au risque de paraître bien prétentieux, je voudrais rendre compte de son point de vue en partant du mien propre ; de la sorte, si je le trahis, on saura pourquoi.
En simplifiant beaucoup les choses, on peut admettre que la pratique sociologique réclame ou suppose que l’on prenne explicitement ou implicitement position par rapport aux deux questions fondamentales suivantes. Premièrement, la recherche sociologique implique-t-elle une remise en cause du fonctionnement de la société ? Deuxièmement, le sociologue est-il en position de dévoiler des déterminations sociales que les acteurs sociaux (2) ignorent ? Personnellement, je suis enclin à répondre non à la première question et oui à la seconde. Boltanski professe plutôt l’opinion contraire.
Boltanski a travaillé avec Bourdieu, puis s’en est détaché. Ce qu’il reprochait à ce dernier, c’est la position en surplomb d’une sociologie du dévoilement, telle que celui-ci la pratiquait.
« Le reproche principal que nous avons fait à la sociologie critique est – pour dire vite – son caractère surplombant et la distance dans laquelle elle se tient par rapport aux capacités critiques développées par les acteurs dans les situations de la vie quotidienne. La sociologie pragmatique de la critique reconnaît au contraire pleinement les capacités critiques des acteurs et la créativité avec laquelle ils s’engagent dans l’interprétation et dans l’action en situation. Mais il paraît néanmoins difficile, en suivant ce programme, de remplir toutes les ambitions solidaires d’une orientation métacritique. Nous nous trouvons donc confrontés, du côté de la sociologie critique, à une construction ouvrant la voie à des possibilités carrément critiques, mais qui se donne des agents assujettis à des structures qui leur échappent et fait l’impasse sur les capacités critiques des acteurs. Et, du côté de la sociologie pragmatique de la critique, à une sociologie vraiment attentive aux actions critiques développées par les acteurs, mais dont les potentialités critiques propres paraissent limitées. » (pp. 74-75)
Donc, Boltanski imagine qu’il faille choisir entre une sociologie métacritique, surplombant le monde social (telle celle de Bourdieu) et une sociologie pragmatique – qu’il aime appeler sociologie pragmatique de la critique – qui laisse davantage la parole à ceux qu’il appelle les acteurs du monde social. Pour tout dire, il rêve d’une collaboration de ces deux sociologies, mais sans doute sans trop y croire.
« Pour être aujourd’hui crédibles, les sociologies orientées vers une métacritique de la domination devraient tirer les leçons des échecs passés et […] se donner un cadre d’analyse permettant d’intégrer les apports de ce que nous avons appelé, d’un côté, le programme surplombant et, de l’autre, le programme pragmatique. Du programme surplombant, ce cadre retiendrait la possibilité, que procure le parti pris d’extériorité, de mettre en cause la réalité et de fournir aux dominés des outils pour résister à la fragmentation, cela en leur offrant un tableau de l’ordre social, et aussi des principes d’équivalence dont ils puissent se saisir pour faire entre eux des rapprochements et accroître leur force en se liant dans des collectifs. Mais du programme pragmatique, un tel cadre devrait retenir, d’une part, l’attention aux activités et aux compétences critiques des acteurs et, d’autre part, la reconnaissance des attentes pluralistes qui, dans les sociétés capitalistes-démocratiques contemporaines, semblent occuper une position centrale dans le sens critique des acteurs, y compris les plus dominés d’entre eux. » (pp. 81-82)
Au risque d’avancer une idée que certains jugeront naïve, je suis enclin à croire qu’il faut que la sociologie évite autant que possible d’être critique, au sens que Boltanski donne à ce mot, c’est-à-dire qu’elle renonce à toute vocation à l’émancipation du corps social étudié. Bien sûr, la science sociale ne peut être que critique au sens où elle discerne. Mais elle doit selon moi se garder de dénoncer le système social et, davantage encore, de distribuer des outils d’émancipation (3). Non qu’il ne soit pas souhaitable que les opprimés s’émancipent. Mais simplement parce que la démarche sociologique accroît ses chances de mieux séparer le vrai du faux si elle s’applique à écarter toute considération relative à l’amélioration du monde social auquel elle s’applique. C’est ce que le principe de neutralité axiologique réclame prioritairement en ce domaine. Et à ceux qui prétendent que cette neutralité est inaccessible – ce dont je conviens volontiers –, je répondrai qu’il s’agit avant tout de minimiser l’écart qui la sépare fatalement de la pratique sociologique. Dès lors que l’on abdique devant cette exigence au motif qu’elle ne peut être pleinement rencontrée, on accroît terriblement la probabilité que la subjectivité imprime sa marque à la recherche. Démêler le vrai du faux est une ambition qui ne s’accommode que de la plus grande rigueur qui soit, notamment par le souci d’écarter continûment dans sa démarche toute interférence des préjugés et des préférences. Aussi nécessaire que puissent la juger certains, l’émancipation des dominés est une préférence qui ne doit pas influer sur les recherches visant à comprendre le fonctionnement du monde social. La sociologie n’est rien d’autre qu’une anthropologie appliquée à la société dont fait partie le chercheur. Or, que penserait-on d’un ethnologue étudiant une société exotique dans le but de peser dans son évolution, par exemple en fournissant des moyens d’émancipation à ceux qui lui paraissent les moins favorisés ?
Bourdieu, c’est vrai, n’a jamais été clair à ce sujet. Il a volontiers proclamé l’exigence de neutralité axiologique (4), mais il a aussi avoué souvent son espoir de contribuer, par ses travaux, à une certaine forme d’émancipation des dominés (5). Lévi-Strauss au contraire, dans le domaine qui lui est propre, a toujours su éviter les jugements prophétiques et, plus généralement, les jugements de valeur ; qu’il y ait été aidé par une sorte de dégoût de la chose politique ne change pas grand chose à l’affaire. Les espoirs de Bourdieu trouvent sans doute leur origine dans une forme de désespoir très pascalienne, tandis que l’équanimité lévi-straussienne le rapproche davantage de Montaigne.
Dans les premières pages de De la critique, Luc Boltanski croit utile de distinguer les recherches selon qu’elles portent sur le pouvoir ou sur la domination. Le premier serait susceptible, au travers de ses différentes manifestations, d’être étudié de façon monographique, alors que la seconde porterait nécessairement à la théorisation et, par conséquent, à l’attitude surplombante :
« La sociologie, en tant qu’activité empirique, peut décrire différentes dimensions de la vie sociale (et différentes formes de pouvoirs) sans viser nécessairement à les intégrer dans une totalité cohérente et même en cherchant, au contraire, à faire ressortir la spécificité de chacune d’entre elles. À l’inverse, les théories de la domination dévoilent les relations entre ces différentes dimensions, afin de mettre en lumière la façon dont elles font système. Tandis que la sociologie se donne pour objet des sociétés, quelle que soit la manière dont elle les identifie (et on pourrait montrer qu’il s’agit le plus souvent d’États-nations, comme c’est le cas, par exemple, de toute évidence, chez Durkheim), les théories de la domination, en prenant appui sur les descriptions sociologiques, construisent un autre genre d’objet que l’on peut désigner comme des ordres sociaux. […] La substitution de l’ordre social – objet manifestement construit – aux relations sociales – objet supposé découler de l’observation empirique – fait la force et la faiblesse des théories critiques de la domination. Elles sont toujours susceptibles d’être dénoncées comme illusoires, c’est-à-dire comme n’offrant pas des tableaux ressemblants de la réalité mais comme n’étant que l’expression d’un rejet de la réalité ne reposant sur rien d’autre que sur des points de vue particuliers (et contestables) ou sur le désir (et le ressentiment) de ceux qui la condamnent. » (pp. 17-18) Et dans une note à laquelle les derniers mots renvoient, Boltanski n’hésite pas à affirmer que le « caractère critique et systématique des théories de la domination et leur prétention fréquente à en savoir plus que les acteurs eux-mêmes sur les sources de leur mécontentement ont même conduit, en nombre de cas, leurs adversaires à les assimiler à un genre de folie. » Et il n’hésite d’ailleurs pas à évoquer la paranoïa (p. 242).
De cette distinction opérée par Boltanski, je voudrais risquer une hypothèse explicative. Au cours des trente dernières années, celui-ci pourrait bien s’être trouvé confronté à une double contrainte : d’une part, renoncer au caractère doctrinal des théories critiques qui, à l’instar du marxisme, ont laissé voir leurs limites (et c’est peu dire) ; et d’autre part, sauvegarder l’engagement politique (aussi peu partisan qu’il puisse s’exhiber) d’une sociologie à vocation émancipatrice. D’où ce refus de toute démarche de dévoilement et cet entêtement à conserver à la sociologie sa vocation à la critique sociale. Le dernier chapitre de son livre s’intitule « L’émancipation au sens pragmatique » ; il s’offre comme une conclusion et insiste sur le renforcement du rôle de la critique par, « d’une part, l’augmentation de la puissance de ceux qui en sont les porteurs et, d’autre part, la consolidation de son pouvoir, c’est-à-dire de sa capacité à embrayer sur la réalité pour en modifier le cours » (p. 923) (6). Ce qui le conduit à appeler de ses vœux un mouvement qui « pourrait peut-être alors rendre au mot communisme – devenu presque imprononçable – une orientation émancipatrice que lui ont fait perdre des décennies de capitalisme d’État et de violence totalitaire. » (p. 235) ; la sociologie et l’anthropologie ont pour rôle, dit-il, « d’aider la société – c’est-à-dire les gens, les gens dits "ordinaires" – à se maintenir sciemment dans cet état de déséquilibre permanent en l’absence duquel, comme l’annoncent les pire prophéties, la domination, en effet, s’emparerait de tout. » (p. 236)
En fait, si l’on consent à faire du principe de neutralité axiologique une priorité telle qu’elle interdit toute participation de la sociologie à quelque démarche prométhéenne que ce soit, et si l’on accepte un tant soit peu le principe de non-conscience (7), on découvre alors que beaucoup des considérations émises par Boltanski au sujet de l’objet et des méthodes de la sociologie se dissolvent. Évidemment, toute difficulté n’en est pas pour autant surmontée. Et il en est une nouvelle – redoutable – qui surgit : c’est celle de l’usage social des produits de la recherche sociologique.
Par le passé, les produits de la science s’échangeaient entre initiés et la question de leur diffusion dans le corps social se posait peu, même dans le domaine des sciences sociales. Évidemment, il arriva que le corps social lui-même s’en mêle, comme eurent à en souffrir Galilée ou Darwin. La situation, sur ce plan, s’est récemment modifiée, au point que les moyens de la recherche sont le plus souvent accordés à ceux qui obtiennent d’une façon ou d’une autre l’assentiment des média et du public. D’une certaine façon – et je le dis sans provocation –, la science est devenue démocratique (8), ce qui à bien des égards la conduit à être de moins en moins scientifique. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, de constater que les sciences qui progressent le plus sont celles qui portent sur les domaines dans lesquels les citoyens n’ont pas eux-mêmes d’avis préalables, telles les sciences logico-formelles et certaines sciences naturelles, notamment celles qui portent sur l’infiniment petit et l’infiniment grand. C’est dire combien il est effectivement malaisé de persister de nos jours dans des principes aussi étrangers à l’air du temps que la neutralité axiologique et la non-conscience des déterminations. C’est pourtant, selon moi, un effort qu’il faut consentir.
Je ne voudrais pas laisser croire pour autant que toute sociologie militante ou pragmatique est vaine et stérile. Bien des observations faites par Luc Boltanski dans son livre sont pertinentes et propices à la recherche. Et d’ailleurs, parmi les sociologues qui partagent ses conceptions, plus d’un a publié le résultat de recherches très intéressantes. Non seulement Boltanski est plus nuancé que ce que je viens d’en dire pourrait le laisser penser, mais bien des sociologues qu’on range (peut-être un peu vite) parmi les pragmatiques n’hésitent pas à pratiquer de temps à autre le surplomb et se gardent en outre de plaider une cause. Ainsi, par exemple, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (Gallimard, 2005) de Nathalie Heinich nous livre une étude des plus passionnantes sur l’histoire de la résurrection de l’élitisme dans la première moitié du XIXe siècle.
Un regret encore, à propos du De la critique de Boltanski : pourquoi faut-il qu’il convoque ainsi tous les auteurs renommés des trente dernières années, ici pour valider un mot, là pour avoir eu la préscience de ce qu’il va dire ? La qualité de sa pensée s’accorde mal avec ce travers aujourd’hui malheureusement très répandu (notamment dans les thèses de doctorat).
(1) Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, nrf essais, 2009.
(2) Boltanski parle d’acteurs, là où Bourdieu aurait dit agents et Boudon individus.
(3) Il est très naïf de croire que le sociologue, aussi fiable soit-il, puisse effectivement fournir des outils efficaces d’émancipation. Le dévoilement des déterminations sociales a des effets très imprévisibles sur l’évolution des choses. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer combien ce qui fut révélé sur le caractère socialement sélectif de l’école au cours des années 60 a pesé sur l’évolution de l’école de telle sorte que, malgré l’objectif proclamé d’égalisation, celle-ci s’est faite davantage sélective encore.
(4) Comme dans le livre qu’il a publié en 1968 en collaboration avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron : Le métier de sociologue (EHESS & Mouton, 1968).
(5) Cf. notamment Questions de sociologie (Éd. De Minuit, 1984) et Les règles de l’art (Seuil, 1992).
(6) Boltanski disserte assez longuement sur ce qui sépare selon lui la réalité brute et la réalité, telle que les institutions la construisent (et même sur la réalité de cette dernière réalité). Tout cela n’est pas faux, mais je me demande pourquoi il a choisi de s’emberlificoter dans ces homonymes (en espérant qu’il n’a pas succombé à l’attrait du faux brillant des doublets) ; le mot idéologie est vacant et il n’est pas interdit d’en user.
(7) Cf. notamment à ce sujet Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales & Mouton, Paris et La Haye, 1968, pp. 29-34. Bourdieu a ultérieurement pris ses distances avec ce livre, en le jugeant excessivement péremptoire. N’était-il pas surtout trop favorable à une neutralité politique qu’il a de plus en plus considérée comme un refuge inacceptable ? On peut le penser, notamment lorsqu’on visionne le film de 2001 de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat (visible à l’adresse Internet suivante : http://vimeo.com/25475445), où l’on voit Bourdieu discuter avec son équipe de choix méthodologiques propres à contrecarrer certains discours politiques et où on le voit aussi tenter vainement d’expliquer à un auditoire du Val-Fourré ce qui l’autorise à parler en connaissance de cause de la réalité sociale que vivent ses interlocuteurs.
(8) Je renvoie ici à ceux qui, à la fin du XIXe siècle, croyaient tant en la science qu’ils s’opposaient à la démocratie au motif qu’on ne vote pas, comme disait Renan, pour décider de la validité d’un théorème. À noter qu’on n’en est peut-être pas si loin aujourd’hui si l’on en juge par les modes de classement des articles scientifiques.
dimanche 31 octobre 2010
vendredi 15 octobre 2010
Note d’opinion : trop d’humains
À propos du chiffre de la population humaine
Claude Lévi-Strauss l’a souvent déploré : nous, humains, sommes beaucoup trop nombreux. En 2005 encore, il insistait sur cette réalité et ses effroyables conséquences.
« Si l'on espérait savoir un jour ce que c'est que l'homme, il importait de rassembler pendant qu'il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l'Occident. Tâche d'autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.
Or avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D'autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d'une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.
Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l'angle technique sont la conséquence directe d'un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j'ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l'histoire de l'humanité, on me permettra de l'évoquer sur un ton personnel. La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d'habitants. Quand j'entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s'élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd'hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d'espèces animales et végétales.
De ces disparitions, l'homme est sans doute l'auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même, parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.
Aussi la seule chance offerte à l'humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire.
Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces. » (1)
La première forme de respect à l’égard du vivant qu’il importerait de promouvoir serait de mieux dire ce qui survient. Ainsi, contrairement à ce qui est répété quotidiennement, la planète n’est pas en danger et la nature ne subit aucune destruction. Beaucoup d’espèces vivantes sont en danger, beaucoup sont détruites. Mais la planète, comme la nature, ne sont pas concernées de la même manière. Fût-ce privée de vie, la Terre tournera encore longtemps autour du soleil. Quant à la nature – même si le mot se limite souvent à désigner ce couvert végétal et verdoyant dont la Terre fut et reste partiellement couverte –, force est de constater qu’elle porte ou meut les changements, aussi catastrophiques soient-ils pour telle ou telle forme de vie, et connaîtra avec la même indifférence les environnements les plus hostiles qui soient à la vie, qu’elle a connu les circonstances qui en favorisèrent l’éclosion et le développement.
On m’objectera que c’est une question de mots. Nullement. En s’exprimant comme on le fait, on conserve l’humain au centre de la planète, et sa survie comme la finalité de la nature. Ce qui vaut bien, côté anthropocentrisme, les objections anti-galiléennes ou anti-darwiniennes. Or, c’est cette forme de priorité implicite qui conduit à agir à contre-courant des discours alarmistes.
Qui n’admettra pas qu’il y a trop d’humains sur le globe terrestre ? Et pourtant, simultanément, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la baisse de la natalité dans le pays dont ils espèrent la prospérité économique. Mieux encore : chacun est de plus en plus sollicité à participer au sauvetage de la planète en consommant des produits qui sont vantés comme ayant été fabriqués avec moins d’énergie et moins de polluants que ce n’eusse été le cas il y a peu, comme si la croissance de la consommation devenait supportable dès lors que chaque unité produite pollue un peu moins. Tout cela est dérisoire et pathétique.
Je ne suis pas loin de penser que le discours écologique, tel qu’il est tenu par ces partis qui aspirent à gouverner, représente peut-être, dans les sociétés occidentales, le plus grave danger qui soit pour le règne vivant. Car il monopolise la contestation envers les producteurs les plus nocifs au nom de solutions qui n’en sont pas et participe à perpétuer un mode de vie – à peine altéré par quelques comportements ostentatoirement engagés - qui ajoute au surnombre le malheur de la surconsommation.
Comme le pensait déjà Rousseau, cette science qui nous vaut tant de déboires, c’est aussi d’elle qu’il faut espérer le remède. La baisse démographique et le mode de vie équilibré doivent être étudiés et planifiés avec rigueur, car les difficultés sont extrêmes. Et pour que cela soit possible, il faut favoriser une sorte de religion civile dont le premier dogme serait que sa propre vie, celle des autres, celle des animaux, celle des végétaux, tout cela, c’est la même chose.
(1) Extrait du discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 13 mai 2005 lors de la remise du Prix international Catalunya et disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.aidh.org/txtref/2005/soc-strauss.htm.
Claude Lévi-Strauss l’a souvent déploré : nous, humains, sommes beaucoup trop nombreux. En 2005 encore, il insistait sur cette réalité et ses effroyables conséquences.
« Si l'on espérait savoir un jour ce que c'est que l'homme, il importait de rassembler pendant qu'il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l'Occident. Tâche d'autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.
Or avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D'autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d'une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.
Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l'angle technique sont la conséquence directe d'un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j'ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l'histoire de l'humanité, on me permettra de l'évoquer sur un ton personnel. La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d'habitants. Quand j'entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s'élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd'hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d'espèces animales et végétales.
De ces disparitions, l'homme est sans doute l'auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même, parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.
Aussi la seule chance offerte à l'humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire.
Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces. » (1)
La première forme de respect à l’égard du vivant qu’il importerait de promouvoir serait de mieux dire ce qui survient. Ainsi, contrairement à ce qui est répété quotidiennement, la planète n’est pas en danger et la nature ne subit aucune destruction. Beaucoup d’espèces vivantes sont en danger, beaucoup sont détruites. Mais la planète, comme la nature, ne sont pas concernées de la même manière. Fût-ce privée de vie, la Terre tournera encore longtemps autour du soleil. Quant à la nature – même si le mot se limite souvent à désigner ce couvert végétal et verdoyant dont la Terre fut et reste partiellement couverte –, force est de constater qu’elle porte ou meut les changements, aussi catastrophiques soient-ils pour telle ou telle forme de vie, et connaîtra avec la même indifférence les environnements les plus hostiles qui soient à la vie, qu’elle a connu les circonstances qui en favorisèrent l’éclosion et le développement.
On m’objectera que c’est une question de mots. Nullement. En s’exprimant comme on le fait, on conserve l’humain au centre de la planète, et sa survie comme la finalité de la nature. Ce qui vaut bien, côté anthropocentrisme, les objections anti-galiléennes ou anti-darwiniennes. Or, c’est cette forme de priorité implicite qui conduit à agir à contre-courant des discours alarmistes.
Qui n’admettra pas qu’il y a trop d’humains sur le globe terrestre ? Et pourtant, simultanément, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la baisse de la natalité dans le pays dont ils espèrent la prospérité économique. Mieux encore : chacun est de plus en plus sollicité à participer au sauvetage de la planète en consommant des produits qui sont vantés comme ayant été fabriqués avec moins d’énergie et moins de polluants que ce n’eusse été le cas il y a peu, comme si la croissance de la consommation devenait supportable dès lors que chaque unité produite pollue un peu moins. Tout cela est dérisoire et pathétique.
Je ne suis pas loin de penser que le discours écologique, tel qu’il est tenu par ces partis qui aspirent à gouverner, représente peut-être, dans les sociétés occidentales, le plus grave danger qui soit pour le règne vivant. Car il monopolise la contestation envers les producteurs les plus nocifs au nom de solutions qui n’en sont pas et participe à perpétuer un mode de vie – à peine altéré par quelques comportements ostentatoirement engagés - qui ajoute au surnombre le malheur de la surconsommation.
Comme le pensait déjà Rousseau, cette science qui nous vaut tant de déboires, c’est aussi d’elle qu’il faut espérer le remède. La baisse démographique et le mode de vie équilibré doivent être étudiés et planifiés avec rigueur, car les difficultés sont extrêmes. Et pour que cela soit possible, il faut favoriser une sorte de religion civile dont le premier dogme serait que sa propre vie, celle des autres, celle des animaux, celle des végétaux, tout cela, c’est la même chose.
(1) Extrait du discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 13 mai 2005 lors de la remise du Prix international Catalunya et disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.aidh.org/txtref/2005/soc-strauss.htm.
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