vendredi 15 octobre 2010

Note d’opinion : trop d’humains

À propos du chiffre de la population humaine

Claude Lévi-Strauss l’a souvent déploré : nous, humains, sommes beaucoup trop nombreux. En 2005 encore, il insistait sur cette réalité et ses effroyables conséquences.
« Si l'on espérait savoir un jour ce que c'est que l'homme, il importait de rassembler pendant qu'il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l'Occident. Tâche d'autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.
Or avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D'autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d'une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.
Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l'angle technique sont la conséquence directe d'un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j'ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l'histoire de l'humanité, on me permettra de l'évoquer sur un ton personnel. La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d'habitants. Quand j'entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s'élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd'hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d'espèces animales et végétales.
De ces disparitions, l'homme est sans doute l'auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même, parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.
Aussi la seule chance offerte à l'humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire.
Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces.
» (1)

La première forme de respect à l’égard du vivant qu’il importerait de promouvoir serait de mieux dire ce qui survient. Ainsi, contrairement à ce qui est répété quotidiennement, la planète n’est pas en danger et la nature ne subit aucune destruction. Beaucoup d’espèces vivantes sont en danger, beaucoup sont détruites. Mais la planète, comme la nature, ne sont pas concernées de la même manière. Fût-ce privée de vie, la Terre tournera encore longtemps autour du soleil. Quant à la nature – même si le mot se limite souvent à désigner ce couvert végétal et verdoyant dont la Terre fut et reste partiellement couverte –, force est de constater qu’elle porte ou meut les changements, aussi catastrophiques soient-ils pour telle ou telle forme de vie, et connaîtra avec la même indifférence les environnements les plus hostiles qui soient à la vie, qu’elle a connu les circonstances qui en favorisèrent l’éclosion et le développement.

On m’objectera que c’est une question de mots. Nullement. En s’exprimant comme on le fait, on conserve l’humain au centre de la planète, et sa survie comme la finalité de la nature. Ce qui vaut bien, côté anthropocentrisme, les objections anti-galiléennes ou anti-darwiniennes. Or, c’est cette forme de priorité implicite qui conduit à agir à contre-courant des discours alarmistes.

Qui n’admettra pas qu’il y a trop d’humains sur le globe terrestre ? Et pourtant, simultanément, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la baisse de la natalité dans le pays dont ils espèrent la prospérité économique. Mieux encore : chacun est de plus en plus sollicité à participer au sauvetage de la planète en consommant des produits qui sont vantés comme ayant été fabriqués avec moins d’énergie et moins de polluants que ce n’eusse été le cas il y a peu, comme si la croissance de la consommation devenait supportable dès lors que chaque unité produite pollue un peu moins. Tout cela est dérisoire et pathétique.

Je ne suis pas loin de penser que le discours écologique, tel qu’il est tenu par ces partis qui aspirent à gouverner, représente peut-être, dans les sociétés occidentales, le plus grave danger qui soit pour le règne vivant. Car il monopolise la contestation envers les producteurs les plus nocifs au nom de solutions qui n’en sont pas et participe à perpétuer un mode de vie – à peine altéré par quelques comportements ostentatoirement engagés - qui ajoute au surnombre le malheur de la surconsommation.

Comme le pensait déjà Rousseau, cette science qui nous vaut tant de déboires, c’est aussi d’elle qu’il faut espérer le remède. La baisse démographique et le mode de vie équilibré doivent être étudiés et planifiés avec rigueur, car les difficultés sont extrêmes. Et pour que cela soit possible, il faut favoriser une sorte de religion civile dont le premier dogme serait que sa propre vie, celle des autres, celle des animaux, celle des végétaux, tout cela, c’est la même chose.

(1) Extrait du discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 13 mai 2005 lors de la remise du Prix international Catalunya et disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.aidh.org/txtref/2005/soc-strauss.htm.

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