Le monde ignoré des Indiens pirahãs
de Daniel L. Everett
Rares, très rares sont - me semble-t-il - les questions philosophiques qui, d’une manière ou d’une autre, ne doivent pas quelque chose au langage. Il est probable que, disant cela, je cède à un mouvement historique qui, depuis un siècle, a vu le langage acquérir une position assez centrale dans la philosophie, ne serait-ce par exemple que dans la philosophie analytique. Mais les recherches en linguistique se sont elles aussi diversifiées et amplifiées, de telle sorte que les connaissances et les questionnements se sont conjugués pour accorder au langage une importance qu’il n’avait pas eue auparavant.
La linguistique est une discipline à géométrie variable. Dans sa version la plus restreinte, elle n’est qu’une grammaire descriptive. Dès lors qu’elle dépasse le cadre grammatical - c’est-à-dire lorsqu’elle s’interroge sur l’état et l’origine des éléments du langage que les règles grammaticales sont condamnées à prendre en compte -, elle se diversifie en phonologie, morphologie, sémantique, pragmatique et autres approches propres à cerner les spécificités de quelque langage que ce soit. Si elle cherche ce que le langage doit à la conscience ou au milieu social, elle devient psycholinguistique ou sociolinguistique, voire linguistique historique (1). Et si elle sort encore davantage de ce cadre, elle devient réflexion sur la nature de la pensée, sur l’esprit humain, sur le devenir de l’homme, sur l’étrangeté de la réflexivité de l’entendement (2). À ce niveau de recherche, il est d’ailleurs nécessaire de faire également appel à des disciplines comme la biologie, l’anatomie, l’anthropologie, la paléo-anthropologie, les sciences cognitives, la philosophie de l’esprit, que sais-je encore. Bref, en ce domaine comme dans bien d’autres, le nombre d’interrogations grandit beaucoup plus vite que le nombre de découvertes.
Le langage est une prison dont les locuteurs ne voient pas les murs. Il est le plus souvent appréhendé comme une faculté réservée à l’homme, rarement comme une détermination à laquelle on doit des inconvénients autant que des avantages. C’est en partie ce qui explique pourquoi la linguistique a été marquée par des courants, généralement fondés sur une idée préconçue. Entre le fonctionnalisme de Louis Hjelmslev et André Martinet, le structuralisme de Ferdinand de Saussure, de Nikolaï Troubetzkoï et de Roman Jakobson, la linguistique cognitive de Wallace Chafe et Gilles Fauconnier et la linguistique générative de Noam Chomsky - pour n’évoquer que quelques-unes des principales écoles -, il y a une sorte d’irréductibilité qui pèse lourdement sur les découvertes de chacun. En linguistique, on milite souvent comme on milite en politique : chaque trouvaille est d’abord vue comme une confirmation ou une infirmation de l’un ou l’autre dogme.
Je viens de lire la traduction française d’un livre de Daniel Everett intitulée Le monde ignoré des Indiens pirahãs (3). Ce n’est pas uniquement un livre de linguistique ; c’est d’abord le récit d’une aventure, sinon d’une vie. Récemment, ce récit a même donné lieu à une pièce de théâtre au Park Theatre de Londres par la compagnie Simple8 (4).
Daniel Everett a écrit d’autres livres, davantage consacrés à la recherche en linguistique, tel Language : the Cultural Tool (5). Et il en prépare un nouveau : Dark Matter of the Mind. The Culturally Articulated Unconscious (6).
Pour comprendre les idées que Daniel Everett défend dans le domaine de la linguistique, il faut un tant soit peu saisir ce qui a fait l’essentiel de la réputation de Noam Chomsky dans le même domaine. Au risque de simplifier outrageusement les idées de ce dernier, on peut peut-être avancer que l’intuition première qui l’a amené à développer en profondeur ses théories successives (sa première version de la grammaire générative et transformationnelle dans les années 50 ; son approche modulaire des années 80 ; son programme minimaliste des années 90) est fondée sur le constat que les possibilités qu’offrent à la construction d’un langage articulé les aptitudes phonologiques et syntaxiques devraient être à l’origine d’une très grande diversité des langues, alors même qu’il apparaît que celles-ci sont à certains égards très conformes à un ensemble de schémas communs. Pour le dire de façon abrupte - donc assez fallacieuse -, il y aurait selon Chomsky quelque chose d’inné dans les contraintes auxquelles la construction des langues se heurte, y compris lorsqu’il s’agit de langues apparemment aussi différentes que le gallois, le finnois ou le chinois.
Everett est très hostile aux idées de Chomsky ; il le répète beaucoup. L’intérêt premier du Monde ignoré des Indiens pirahãs, c’est de permettre de comprendre un peu ce qui l’y a conduit.
Ce que je crois aujourd’hui savoir des Pirahãs, c’est à Daniel Everett que je le dois. Et il a défini ce qui caractérise cette population par une notion appelée principe d’immédiateté de l’expérience (PIE). Il entend par là synthétiser une manière de vivre et de penser en laquelle le passé et l’avenir occupe peu de place. Il a identifié bien des comportements qui en témoignent, mais il a surtout conclu à son existence à partir de particularités linguistiques, tel par exemple ce fameux xibipíío, mot sur la signification duquel il s’est longuement interrogé.
« Le mot xibipíío semblait lié à un concept culturel ou à une valeur qui n’avait pas d’équivalent clair chez nous. Bien sûr, un anglophone ou un francophone peut dire “Jean disparaît” ou “Guillaume vient d’apparaître”, mais ce n’est pas pareil. Premièrement, nous nous servons de mots différents et donc de concepts différents. Surtout, nous sommes principalement préoccupés par l’identité de la personne qui arrive ou qui s’en va, et pas par le fait qu’elle puisse être perçue ou cesser de l’être.
Finalement, j’ai compris que ce terme se référait à ce que j’appelle la “liminalité d’expérience”, c’est-à-dire l’acte de devenir perçu ou de cesser de l’être, d’être aux frontières de l’expérience. Une flamme qui vacille est une flamme qui entre et sort de l’expérience ou de la perception.
Cette traduction a “marché” - j’ai réussi à m’expliquer quand il était correct d’utiliser le mot xibipíío (et une traduction utile est ce qu’il y a de mieux à espérer pour un chercheur en situation de monolinguisme).
Le mot xibipíío a donc renforcé et positive la valeur pirahã dominante sur laquelle j’avais travaillé indépendamment. Cette valeur semblait être de limiter le plus possible le discours à ce qu’on a vu ou entendu à titre de témoin direct. » (pp. 172-173)
Le lien avec la culture toute entière s’impose. Ainsi :
« Le principe d’immédiateté de l’expérience rend bien compte aussi du système de parenté simple des Pirahãs. Les termes de parenté ne s’étendent pas au-delà de la durée de vie d’un locuteur donné ; on peut donc en témoigner en principe - un homme de quarante-cinq ans a normalement encore un grand-parent, mais pas d’arrière-grands-parents. On voit des grands-parents, mais tout le monde n’en a pas l’expérience (chaque Pirahã voit au moins les grands-parents de quelqu’un, mais tous ne voient pas d’arrière-grands-parents). Donc, le système de parenté, pour mieux refléter l’expérience moyenne, ne comporte pas de termes pour désigner les grands-parents.
Ce principe explique aussi l’absence d’histoire, de création et de folklore. Les anthropologues présupposent souvent que toutes les cultures comportent des récits portant sur leur origine et celle du reste du monde : les mythes de la création. Je croyais donc que les Pirahãs aussi avaient des récits sur qui les a créés eux-mêmes, a créé les arbres, l’eau, les autres créatures vivantes, etc.
J’ai alors posé des questions comme : Qui a fait le Maici ? D’où viennent les Pirahãs ? Qui a créé les arbres ? D’où sont issus les oiseaux ? Et ainsi de suite. J’ai emprunté et acheté des manuels de terrain d’anthropologie linguistiques et je les ai suivis à la lettre pour tenter de recueillir les contes et les mythes que toute culture possède, pensais-je.
En vain. J’ai interrogé Steve et Arlo. J’ai interrogé Keren. Aucun n’avait recueilli ni entendu parler d’un mythe de la création, d’un récit traditionnel, d’un conte fictif ou d’un quelconque récit allant au-delà de l’expérience immédiate du locuteur ou de quelqu’un qui avait vu l’événement en question et le lui avait rapporté.
Mais cela avait un sens, au regard du principe d’expérience immédiate. Les Pirahãs ont des mythes au sens où ils racontent des histoires qui servent de liant à leur société, puisqu’ils en racontent sur des événements auxquels ils assistent presque chaque jour de leur point de vue particulier. […] Mais ils n’ont pas de contes folkloriques. Ce sont les “histoires de tous les jours” et les conversations qui jouent un rôle fondamental de liant. Ils n’ont pas non plus de fiction. Et leurs mythes ne possèdent pas la propriété commune à ceux de la plupart des sociétés, à savoir qu’ils n’englobent pas des événements pour lesquels il n’existe pas de témoins vivants. C’est une différence à la fois minime et profonde. Minime en ce que les Pirahãs ont bel et bien des récits qui lient ensemble leur culture, comme toutes les autres sociétés. Mais profonde du fait de la “charge de la preuve” imposée par eux à leur mythe - il doit exister un témoin vivant à l’époque du récit. » (pp. 177-178)
C’est là qu’il me paraît important de préciser dans quel contexte Daniel Everett s’est retrouvé chez les Indiens pirahãs. Depuis 1977, il a séjourné chez eux à de nombreuses reprises, parfois longtemps, le plus souvent avec sa femme et ses trois enfants. Il s’y est initialement rendu, fort de ses compétences en linguistique, avec l’intention d’apprendre la langue pirahã. Mais son principal objectif d’alors était de christianiser la population en traduisant la bible dans leur langue, procédé usuel des missionnaires de l’Église évangélique américaine dont il était pasteur. Il n’y a évidemment pas de recherche, ni de théorie, qui ne soit au moins en partie le produit de son contexte. En l’occurrence, les motivations premières de Daniel Everett ont certainement pesé sur les moyens qu’il a mis pour apprendre la langue pirahã, tout comme pour comprendre cette culture. Dans quelle mesure et selon quels biais ? Je suis incapable de le dire. Toujours est-il que ce qu’il a cru apprendre l’a progressivement conduit à faire sien cette logique - qu’il jugeait caractéristique des Pirahãs - qui veut qu’il ne faut croire que ce dont on est témoin ou que ce qui nous est rapporté par un témoin direct. Et, après quinze ans de rumination, il a déclaré à sa famille qu’il était devenu athée.
Everett ne l’ignore pas : « […] nous avons tendance à projeter sur les autres les valeurs et les mécanismes de notre propre société ainsi que nos façons de procéder. » (p. 151) Mais il est malaisé de se faire une idée, à la seule lecture du Monde ignoré des Indiens pirahãs, de la façon dont il comprend les biais vers lesquels cette tendance entraîne ceux qui cherchent à comprendre une culture qui n’est pas la leur. Il y a une telle imbrication, me semble-t-il, entre la façon dont il s’est progressivement informé des traits culturels et linguistiques pirahãs et la manière dont ont parallèlement évolué ses convictions philosophiques et religieuses que l’on est en droit de s’interroger sur la signification d’une dépendance aussi patente. Et l’on peut se demander si l’animosité qu’il manifeste vis-à-vis des thèses de Chomsky ne s’explique pas - qui sait ? (7) - par une inimitié à l’égard de Chomsky lui-même. Car, aussi intéressantes que soient les observations dont il fait état à propos de la langue pirahã, elles ne me paraissent pas constituer un démenti définitif des positions défendues par Chomsky. En se revendiquant de Boas, de Sapir, de Benedict, de Mead (cf. pp. 279-280), Everett appelle à la rescousse des auteurs principalement préoccupés par l’aspect anthropologique des choses (même si c’est sous un angle quelquefois linguistique, comme c’est particulièrement le cas pour Sapir), ce qui le conduit plus aisément à prétendre que toute langue doit principalement ce qu’elle est à la culture dans laquelle elle se construit et évolue. S’affirmer athée pour avoir douté de témoignages anciens et non vérifiables sur la vie de Jésus revient un peu à tomber d’une foi dans une autre, de la même manière que proclamer la prééminence de la culture sur l’origine des langues pour n’avoir pas cru aux déterminations biologiques et cognitives dont elles seraient le produit, revient un peu à prendre un contre-pied de principe.
Saurons-nous jamais ce qu’est le langage, dès lors qu’il nous faut en user pour le dire ? L’intelligence est une notion redoutable, parce qu’elle désigne une faculté qui serait nôtre et dont nous sommes les seuls juges. Lorsqu’on la définit de façon absolue en en dotant Dieu, on se flatte à bon compte ; lorsqu’on la pense comme une supériorité, on en méconnaît les limites et les vices ; lorsqu’on la nie, on se fait tort sans raison.
Et disant tout cela, me reviennent en tête les dernières phrases du chapitre XI du livre III des Essais de Montaigne :
« On mit Æsope en vente, avec deux autres esclaves : l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire, celuy-là pour se faire valoir, respondit monts et merveilles, qu’ils sçavoit et cecy et cela : le deuxiesme en respondit de soi autant ou plus : quand ce fut à Æsope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il sçavoit faire : Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé : ils sçavent tout. Ainsin est-il advenu en l’escole de la philosophie. La fierté, de ceux qui attribuoient à l’esprit humain la capacité de toutes choses, causa en d’autres, par despit et par emulation, cette opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance, cette mesme extremité, que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immoderé par tout : et qu’il n’a point d’arrest, que celuy de la necessité, et impuissance d’aller outre. » (8)
(1) L’origine du langage - dont on se souvient qu’elle préoccupa Rousseau (cf. l’Essai sur l’origine des langues, Gallimard, Folio, 1990) - a été en quelque sorte mise à l’index pendant une longue période qui vit éclore la linguistique structurale. En effet l’article 2 des statuts de la Société de linguistique de Paris, adopté en 1866, précisait que la « Société n’admet aucune communication concernant, soit l’origine du langage soit la création d’une langue universelle. ». Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que réapparaisse un intérêt pour la question, aujourd’hui abondamment débattue (cf. notamment Hombert & Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014 ; je lui ai consacré une note le 13 février 2015).
(2) Pendant quelques années, j’ai enseigné la linguistique à des étudiants qui se préparaient au métier de logopède (appelé orthophoniste en France). Et j’ai été alors très frappé de constater à quel point il était très malaisé à ces étudiants d’adopter sur le langage un regard qui le dénaturalisait, comme si parler correctement ne posait des problèmes qu’à des enfants ou des adultes souffrant de l’une ou l’autre pathologie, la langue ordinaire ayant en quelque sorte un caractère d’évidence.
(3) Daniel L. Everett, Le monde ignoré des Indiens pirahãs, trad. par Jean-Luc Fidel, Flammarion, 2010. Le livre a été d’abord publié sous le titre Don’t Sleep, There are Snakes. Life and Language in the Amazonian Jungle, Panthéon Books, 2008.
(4) Cf. le site de la compagnie.
(5) Vintage Books, 2012.
(6) Il devrait être publié en novembre prochain chez University of Chicago Press.
(7) Everett a occupé pendant un certain temps au Massachusetts Institute of Technology un bureau situé juste en face de celui de Chomsky.
(8) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1081-1082.
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