L’espèce fabulatrice
de Nancy Houston
Depuis longtemps, je déplore le choix des livres à lire prescrit par les professeurs de français de l’enseignement secondaire. Or, pour une fois, j’ai été agréablement surpris : une de mes petites-filles, qui achève sa dernière année, m’a appris qu’elle devait lire L’espèce fabulatrice de Nancy Houston (1). Ravi qu’elle soit ainsi orientée vers Nancy Houston, je me suis procuré le livre que je n’avais pas encore lu.
C’est assurément un livre assez étrange. La quatrième de couverture annonce un ouvrage qui « évoque les pouvoirs du roman », mais il faut attendre le neuvième des dix chapitres pour qu’il soit fait mention de romans et le dernier pour que soit louée la force des meilleurs. En fait, l’essentiel réside dans le chemin qu’il importe de parcourir pour comprendre ces louanges.
Je serais mal venu de me plaindre, car Nancy Houston déploie bien des efforts pour nous convaincre que rien n’a de sens et que tout ce à quoi nous croyons relève de la fable, de l’invention, du fictif. Somme toute, rien n’a de raison d’être. D’une certaine façon, je ne pourrais pas mieux dire. Bien mieux, elle insiste sur le désavantage que représente le langage articulé et admire cette restriction vertueuse dont bénéficient les animaux, eux qui ne vivent qu’ici et maintenant, sans ressentir le besoin de donner du sens aux choses. Voilà bien des idées que je peux aisément partager.
Pourtant…
D’abord, il y a un style et un ton dont Nancy Houston n’est pas coutumière. Le livre est une suite de paragraphes très apodictiques, qui se veulent une démonstration. Cela ressemblerait à un ouvrage de philosophie, si la philosophie - telle que son histoire nous a appris à la connaître -, n’en était pas totalement absente. Ses seules références sont littéraires, ce qui n’est pas un mal en soi. Mais cela place le propos au niveau de l’intention dernière, celle qui conférera au roman une utilité particulière dans ce désert de sens.
Il me semble que le tournant du livre, c’est le chapitre VIII. Il est intitulé Fables intimes et est consacré à l’amour. Pour rester dans la ligne des chapitres précédents, l’amour y est d’abord présenté comme un échange d’illusions, un échange d’histoires peu conformes à la réalité. Il y est dit que le couple « repose sur notre don fabulateur » (p. 142), autrement dit qu’il se construit sur un échange d’histoires inventées. On peut aisément admettre que l’amour se nourrit d’illusions, comme se nourrissent d’illusions tous les sentiments. Mais l’amour n’a pas l’ambition de rencontrer le vrai ; il est la manifestation d’une préférence - quelquefois très entêtée - qui repousse sans examen tout motif d’aversion. Contrairement à ce que Nancy Houston semble croire, j’incline à penser que l’amour peut quelquefois se passer de fables et d’histoires. Que ce soit lors de la passion inaugurale, que ce soit lors de l’attachement pérenne, le sentiment amoureux peut se nourrir d’une préférence qui n’exclut pas la lucidité, comme si les raisons qui font de l’autre un être non distinguable confortait le choix de le distinguer. Qu’il y ait dans l’opinion sentimentale dont l’amour est si souvent l’objet quelque chose qui relève d’une torpeur morbide, j’en conviens volontiers. Mais il me paraît simpliste d’en conclure à l’inanité de l’amour, le ramenant à une illusion enchanteresse.
Je crois voir là, très précisément, les limites de ce style et de ce ton qui enfilent péremptoirement les évidences jusqu’à prétendre que la vérité des choses doit tout à ce premier constat : rien n’a de sens. « Le mariage, écrit Nancy Houston, est un réalité humaine, c’est-à-dire une fiction, à laquelle notre espèce a décidé d’adhérer il y a des millénaires, car elle s’est avérée utile à notre survie. Elle nous aide à déterminer, quand naissent les enfants, qui en est le père. » (p. 148) Sans être totalement fausse, voilà bien une affirmation qui discrédite tout effort pour rendre à l’histoire du couple son importance et qui en ramène la logique à son épiphanie première, comme si celle-ci puisait sa force dans l’ajustement d’une décision collective à des intérêts consciemment circonscrits.
J’en viens au dernier chapitre, car c’est là que, opérant un retournement complet, elle aperçoit l’exception salvatrice au désenchantement : le roman. Et c’est là aussi que, à mon sens, elle multiplie les affirmations auxquelles j’éprouve bien des difficultés à adhérer.
Exemples.
« Les pays où les individus ont le droit de retravailler les fictions identitaires reçues - le droit de changer de religion, de parti politique, d’opinion, voire de sexe - sont aussi les pays où sont écrits et lus des romans. » (pp. 177-178)
Non, bien sûr !
« Les non-lecteurs sont potentiellement dangereux, car faciles à manipuler par les Églises, les États, les médias, etc. » (p. 178)
Pas nécessairement !
« Plus on se croit réaliste, plus on ignore ou rejette la littérature comme un luxe auquel on n’a pas droit, ou comme une distraction pour laquelle on est trop occupé, plus on est susceptible de glisser vers l’Arché-texte, c’est-à-dire dans la véhémence, la violence, la criminalité, l’oppression de ses proches, des femmes, des faibles, voire de tout un peuple. » (p. 180)
Serait-ce si simple ?
Alors, elle fait état d’objections à ces propos-là, elle admet des nuances, mais c’est pour mieux récidiver :
« Il n’empêche : les caractéristiques du roman - sa façon de mettre en scène la tension entre individu et société, entre liberté et déterminisme, sa manière d’encourager l’identification à des êtres qui ne nous ressemblent pas - lui permettent de jouer un rôle éthique. » (pp. 182-183)
Que diable ne serait-ce vrai !
J’estime beaucoup Nancy Houston. Et je comprends parfaitement les efforts qu’elle déploie pour conserver l’espoir d’un mieux dans un monde où le sens qu’on accorde aux choses résiste mal aux raisons de désespérer. Que le roman soit quelquefois une occasion de respirer, je n’en doute absolument pas. Mais je n’arrive pas à l’élever au statut de sauvegarde, même si je n’en suis pas à nier que, à chaque instant, le meilleur et le pire soient souvent discriminables. En fait, ce qui me semble regrettable, c’est de désespérer sans joie. La formule peut paraître provocatrice ; je m’en explique.
Dans les années 80, j’avais lu avec beaucoup d’intérêt le livre d’André Comte-Sponville intitulé Le mythe d’Icard. Traité du désespoir et de la béatitude - 1 (2). Bien qu’étant resté dubitatif vis-à-vis de certains aspects de l’ouvrage (3), j’avais été frappé par la façon radicale avec laquelle il y était question du désespoir. Même sorties de leur contexte, certaines phrases m’avaient longtemps poursuivi. Ainsi, « La sagesse est de désespérer. » (4), ou encore, « C’est que nous espérons trop, toujours trop. Nous poussons nos rochers, et les voilà qui retombent… Mais comment feraient-ils autrement ? Ce sont des rochers… » (5) J’en avais gardé le sentiment que le non-sens était un état de fait dont il fallait prendre acte, quitte à se nourrir de sens imaginés, fragiles et éphémères, propres à orienter nos actes quotidiens. L’idée était que l’espérance trahissait une insatisfaction que l’existence ne méritait pas : je puis espérer l’arrivée du bus quand je l’attends à son arrêt, mais guère davantage. Foin donc du trouble dans lequel les questions fondamentales plongent Pascal ! Ces mêmes questions peuvent être vues comme les reflets d’un réel face auquel nous n’avons pas le choix. Ce qui recommande d’apprécier ce qu’il y a à apprécier dans l’existence, sans réclamer ce qu’elle ne peut donner.
On me dira que c’est une question de tempérament. C’est bien possible. Montaigne n’était pas resté aveugle à ce que Pascal a aperçu. Il n’en avait pas pour autant nourri les mêmes angoisses.
(1) Nancy Houston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008.
(2) André Comte-Sponville, Le mythe d’Icare. Traité du désespoir et de la béatitude - 1 [1984], PUF, Perpectives Critiques, 6e éd., 1988.
(3) L’ouvrage se voulait spinoziste, ce qui m’a conduit à lire l’Éthique et faute de bien la comprendre d’écouter Gilles Deleuze en parler (et aussi de me plonger dans Misrahi) sans arriver à partager cette fascination que Spinoza, ce philosophe par défaut, a représenté ces 30 dernières années pour bien des intellectuels. Quant à Comte-Sponville lui-même, il a si rapidement bifurqué vers la philosophie commerciale que je me suis appliqué à le perdre de vue.
(4) André Comte-Sponville, Op. cit., p. 28.
(5) André Comte-Sponville, Op. cit., p. 29.
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