Esthétique du rococo
de Philippe Minguet
Les années 60 du siècle dernier ont été un moment d’exaltation intellectuelle auquel on doit bien des ouvrages importants. J’ai eu beau me dire que cette opinion devait quelque chose à l’âge que j’avais alors et à une certaine nostalgie facilement excitée, je reste persuadé que cette décennie fut propice à l’intelligence des choses.
Parmi les livres qui à ce titre méritent d’être cités, il y a celui que Philippe Minguet publia en 1966, intitulé Esthétique du rococo (1). Je l’ai lu tout récemment, l’ayant négligé auparavant pour relever d’une discipline à laquelle j’entendais peu. Quelle erreur ! Même si, depuis lors, le sujet a certes été exploré bien des fois à nouveaux frais, il fait montre d’une pénétration des choses d’une très rare intensité et m’a conduit à réfléchir d’une nouvelle façon, particulièrement au XVIIIe siècle français et aux mouvements qui l’ont animé.
Le point de départ de Philippe Minguet, c’est le baroque. Car, au milieu du XXe siècle, l’opinion la plus courante faisait du rococo une dégénérescence du baroque, opinion qui reste aujourd’hui très répandue (je la partageais, sans même y avoir réfléchi un instant). Or, ce qu’il souhaite montrer, c’est que le rococo est un style en soi, qui doit certes bien des choses au baroque, mais qui s’en distingue autrement qu’en en poussant les caractéristiques jusqu’à la caricature. En fait, selon Philippe Minguet, le rococo est aussi différent du baroque qu’il l’est du néo-classicisme qui lui succède. Il s’applique donc à expliciter longuement ce que fut le baroque, comment il fut jugé, pourquoi par exemple il a tant séduit Baudelaire, comment il se démarqua du classicisme, etc., question de disposer de points de comparaison sûrs avant de caractériser le style rococo.
Il est nécessaire de comprendre combien ce genre d’entreprise réclame de se confronter aux multiples thèses auxquelles ce genre de concept a donné lieu. Le mot baroque a tant séduit qu’il a conduit certains à voir du baroque avant, pendant et après le XVIIe siècle, là où l’ordre, la rectitude et la rationalité des proportions étaient apparemment transgressés, et cela dans quelque domaine que ce soit. Ainsi, parlant d’Yvonne Villette, il précise : « Il lui semble que Descartes, par l’invention de la géométrie analytique, qui substitue à la forme un réseau de relations, a créé par là un climat favorable à la floraison du style baroque » (p. 87), alors que, plus ou moins au même moment : « Dans un étude beaucoup plus sérieuse, Eugène Dupréel a confronté l’art baroque et les philosophies contemporaines de cet art. Voilà Descartes redevenu le classique par excellence, une sorte de correspondant symbolique de Raphaël, et ce sont les postcartésiens - notamment Spinoza, Malebranche et Leibniz - qui représentent “l’âge décidément baroque de la philosophie”. » (p. 87) Ou bien encore, citant Jean Rousset : « […] en cours d’ouvrage, l’auteur répète ce lieu commun que l’Allemagne du sud a connu au XVIIIe siècle “un baroque d’épanouissement”, “très digne d’attention parce qu’il mène les principes jusqu’à leurs dernières conséquences”. L’église de la Wies est donc prise comme exemple d’une architecture dont les caractères, selon M. Rousset, se formulent comme suit : “Eclatement des structures ; évanescence des formes et instabilité des équilibres ; mise en mouvement de l’espace et des lignes ; substitution à la structure d’un réseau d’apparences mouvantes ; décor et trompe-l’œil ; mobilité générale d’un monde invitant le spectateur lui-même à la mobilité.” En bref, Circé et le Paon, la métamorphose et l’ostentation. Or Montaigne, c’est l’inconstance, “l’image ondoyante et mobile de l’être”, exprimée dans une œuvre qui s’affirme comme “grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuité”. Ceci ne suffit pas, remarque M. Rousset, à faire de Montaigne un vrai baroque, à cause de la prédominance du désordre et de l’obsession de la mort, laquelle entrave le baroque dans son mouvement vers l’extérieur ; mais Montaigne, comme François de Sales, Agrippa d’Aubigné et d’autres, est au moins un “pré-baroque”. » (p. 78) Et je n’évoque ici que deux exemples entre mille. C’est dire la difficulté que représente le projet de serrer au plus près la réalité, sans laisser les mots et les formules exciter l’imagination et nourrir des spéculations extravagantes.
Philippe Minguet retiendra de tout cela 9 principes, propres à guider l’approche du baroque sans trop céder aux exigences inutilement sourcilleuses, comme aux extrapolations hasardeuses. Dans la brève note que je me permets sur le sujet, il me semble que je puis me borner au 3e de ces principes qui porte ce qui distingue le style :
« Au lieu de ramener à toute force le style baroque à une seule caractéristique fondamentale, on doit s’efforcer d’aboutir à une définition de type syndromatique, intégrant les aspects formels et expressifs dont le concours seul est déterminant.
Du point de vue technique, citons le déséquilibre constructif, la dissociation entre la structure et l’ornement, les ruptures d’unité, la suggestion dynamique, la propension au colossal et à l’effet ; ces éléments sont expressifs par eux-mêmes, toute forme, selon nous, étant symbolique ; mais il peut y avoir réduplication du sens, ou nouveau contraste, par les thèmes figuratifs du décor : images d’extase ou de martyre, d’envol, de triomphe, union du macabre et du festival, gestes véhéments et afféterie, etc. » (p. 119)
Pour en venir au rococo, Philippe Minguet choisit de s’y attaquer par l’architecture de l’Allemagne du sud au XVIIIe siècle. Et là, une question se pose, puisque le rococo est principalement un style français - qu’en France on a souvent préféré appelé rocaille. C’est que le rococo français est davantage d’ornement que d’architecture. Il existe en effet en Allemagne des constructions rococos qui témoignent de la contribution de ce style à l’architecture. L’exemple le plus fameux de ces constructions est l’église de Wies, en Haute-Bavière. Elle se trouve dans la municipalité de Steingaden et a été érigée entre 1746 et 1749 par Dominikus Zimmermann dans une prairie, là où une jeune femme aurait vu pleurer un Christ flagellé. Je m’y suis arrêté à la mi-juin de cette année, alors que je me rendais en Italie. C’est un lieu assez touristique, assez abondamment visité. Il offre la possibilité de voir une église entièrement construite en style rococo, la nef ayant reçu une forme bombée qui crée au milieu de l’édifice une impression de rotonde. J’ai pris cette photo du chœur qui permet de se faire une idée de la joie qui émane de ce genre de décoration.
Pas bien loin de là, à Rottenbuch, il y a une autre église intéressante. Il s’agit de l’église de la Nativité de la Vierge, primitivement construite pour un couvent de chanoines augustins. Elle a été totalement décorée en style rococo par Matthäus Günther, bien que l’édifice ait été reconstruit à la fin du XVIIe siècle selon un plan classique. Cette parure de stuc est à ce point exubérante qu’elle a suscité bien des commentaires. Voici celui de Dominique Fernandez :
« Nulle église ne nous a paru plus confortable, plus élégante que celle de Rottenbuch. […] Pas un pouce carré de la nef ne se trouve libre de stucs, pourtant aucune surcharge. Encore une très belle tribune, toute stuquée de rose, l’orgue magnifique étant serti dans du marbre et de l’or. De chaque côté du chœur, de très jolis putti se démènent pour organiser un concert : qui s’époumone dans une trompette plus longue que lui, qui se trémousse à la mandoline, qui tape sur un tambour à tour de ses bras menus, qui déploie un parchemin et s’apprête à lancer un trille. Au milieu de ce petit monde qui folâtre et rit aux éclats, se dresse la figure mélancolique de David. Il promène ses doigts effilés sur le cordes de sa harpe. Sachant bien, lui, que ce n’est qu’une feinte, et que son instrument restera muet. Ah ! comme on comprend sa tristesse ! Comme on se désole que ces pierres, ces marbres, ces stucs ne puissent pas chanter, que de leur assemblage ne naisse pas la plus capiteuse des musiques ! » (2)
J’y ai fait cette photo de la nef.
Ne partageant aucune conviction religieuse, je n’entre pas dans les églises pour une quelconque réflexion spirituelle, mais bien pour le calme et l’apaisement que me procure un lieu d’une certaine manière retranché de la vie sociale habituelle. (3) J’y trouve au sein des villes - spécialement quand elles sont désertées - le même sentiment d’agréable solitude que me procure les coins naturels reculés. Et puis, j’y trouve aussi souvent l’occasion de prendre conscience de ce que les croyances ont poussé les hommes à bâtir ensemble, alors même qu’ils restaient impuissants à assurer un logis décent et durable à chacun. Or, les églises de style rococo de l’Allemagne du sud ne m’apportent pas cette qualité d’instants. Elles ressemblent davantage à des salles de bal ou à des boudoirs qu’à des lieux de recueillement et de prière. La beauté des lieux n’est pas contestable, mais elle enchante de façon si prodigue qu’elle réclame un partage bien plus qu’une méditation solitaire.
Lorsque Philippe Minguet en vient à cerner les spécificités du rococo, il s’applique à montrer que ces spécificités-là se retrouvent peu ou prou dans toutes les manifestations du génie du siècle, peinture, sculpture, musique, littérature, etc. Un seul exemple permettra d’appréhender la démarche : celui de Diderot, un Diderot rococo. Le XVIIIe siècle (4) est un siècle de légèreté, de divertissement, de conversation, de galanterie ; c’est un siècle efféminé aussi, un siècle qui parle d’autant plus volontiers de philosophie qu’en parler n’engage pas à grand-chose. Les odalisques de François Boucher, blonde ou brune, donnent la mesure de ce qui préoccupe les esprits éclairés du siècle. Voici une reproduction de la blonde, peinte en 1751.
Ces traits, on les retrouve chez Diderot ; c’est du moins ce que pense Philippe Minguet.
« Si le XVIIIe siècle a donné à la conversation un statut en quelque sorte artistique, on doit dire, réciproquement, que les arts majeurs ont tous plus ou moins cultivé “le génie de la causerie”. L’expression est d’Elie Faure, qui a dit aussi : “On cause d’exquise manière avec un crayon de pastel, une jolie gravure blonde entre les pages d’un conte galant ou d’une tragédie classique, une fine tête poudrée sur un médaillon translucide grand comme le quart de la main.” On cause, en tout cas, dans maint écrit du temps. Aucune œuvre, à ce point de vue, n’est plus caractéristique que celle de Diderot. Il vaut la peine de s’attarder un peu en cette compagnie, d’autant plus que l’auteur du Neveu de Rameau s’offre à plus d’un rapprochement avec le style rococo. » (p. 207)
« Les jugements outrés de Nisard sur le “décousu”, le “désordre”, la “témérité” de cet “ancêtre du romantisme” - jugements ratifiés et aggravés par Brunetière et Faguet, - sont décidément périmés. Sans entrer dans les controverses au sujet d’une œuvre qui ne nous intéresse ici que marginalement, on peut faire observer qu’il ne faudrait pas non plus, tombant dans l’excès contraire, appuyer si exclusivement sur les dominantes qu’on en viendrait à masquer, ne disons pas les contradictions, mais plutôt les contrastes, le jeu savant, des asymétries compensées. » (pp. 208-209)
« Diderot n’est pas le seul écrivain du siècle des salons à avoir usé du dialogue, mais il a eu pour ce procédé une complaisance singulière et significative. Son chef-d’œuvre, Le Neveu de Rameau, miscellanées esthétiques et morales, “microcosme de l’art et de la pensée de Diderot” est tout entier un dialogue. Le dialogue est évidemment la forme des divers Entretiens : d’un père avec ses enfants, entre d’Alembert et Diderot, d’un philosophe avec la Maréchale de ***, sur le fils naturel. Ne parlons pas du théâtre. Ses œuvres philosophiques sont encore des discussions, non seulement le Rêve de d’Alembert ou le Supplément au voyage de Bougainville, mais aussi la Lettre sur les aveugles. Le dialogue intervient même dans les comptes rendus des Salons, voire dans certaines lettres à Sophie Volland, où Sainte-Beuve se plaisait à suivre “une conversation animée et sur tous les tons”. Nommons encore le Paradoxe sur le comédien et ajoutons que ce n’est pas seulement par trope qu’on peut dire de l’œuvre entière de Diderot qu’elle est un dialogue de l’auteur avec lui-même : “Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie” (*), - ou de Diderot avec son lecteur : “Lecteur, causons ensemble” (**) » (pp. 209-210).
« Diderot - la tête d’un Langrois, disait-il, est sur ses épaules comme un coq est au haut d’un clocher - Diderot, ne rappelons que ce fait, supprime dans ses dialogues les traditionnelles incises et cultive partout le présent grammatical. Le XVIIIe siècle est aussi l’époque par excellence des aventuriers, parasites qui courent d’un coin à l’autre de l’Europe et qui sont partout chez eux. Casanova est bien leur “patron”, lui qui ne s’installa que pour revivre par le souvenir l’histoire de son instabilité. » (p. 217)
Qui n’a pas déjà senti que les multiples courants qui transforment le monde - courants politiques, économiques, musicaux, picturaux, littéraires, etc. - semblent obéir à des impératifs qui font leurs convergences, mais qui sont à ce point malaisé à définir que l’on peut douter de leur existence ? Le style rococo régit bien des aspects de la vie sociale du XVIIIe siècle et partage de mystérieuses accointances avec ce qui ne lui obéit pas. Ce qui reste commun au tout, ce n’est rien moins que la société. Voilà pourquoi, à propos du style rococo, Philippe Minguet finit pas dire :
« Mais ce qui interdit finalement l’évasion métahistorique, c’est l’insertion de cette grâce et de ce sublime dans un contexte humain irréductible. Non seulement par ses valeurs illustratives (signification iconologique), mais encore par ses valeurs décoratives (expression formelle), le rococo nous renvoie constamment à une société. Une société a voulu et a fait ces boiseries graciles, ces bibelots délicats, ces volutes fragiles, ces architectures de rêve. Ces hommes, nous qui sommes si sérieux, nous pouvons bien les mépriser : tant de légèreté nous fait pitié ; cette insolente aisance offense notre fameuse “difficulté d’être”. Mais voilà ! bien à plaindre, aujourd’hui, - même aujourd’hui, - qui se déclarerait totalement étranger à ce qu’un archéologue inspiré nommait un jour “l’art de la porcelaine” » (p. 279)
(1) Philippe Minguet [1966], Esthétique du rococo, Vrin, 1979.
(2) Dominique Fernandez, La perle et le croissant. L’Europe baroque de Naples à Saint-Pétersbourg, Plon, Terre humaine, 1995, pp. 269-270.
(3) Il faut reconnaître au catholicisme l’habitude de laisser ses lieux de culte ouverts à tous, sans exigence d’appartenance. Il n’en va pas de même du protestantisme, du judaïsme ou de l’islam. Bien sûr, les catholiques ont conservé les édifices les plus prestigieux de l’histoire, ce qui force à une ouverture, bienfaisante pour le tourisme. Mais cela correspond aussi, il faut l’admettre, à une tradition séculaire dont l’origine reposait sur l’idée que tout le monde était chrétien.
(4) Avant la Révolution, bien sûr.
(*) Le Neveu de Rameau, éd. Pléiade, p. 425.
(**) Jacques le fataliste, éd. Pléiade, p. 555.
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