lundi 17 juillet 2023

Note de lecture : Laurence Devillairs

Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude
de Laurence Devillairs


Qui affirme aimer Pascal ne se dévoile guère.

Dites que vous aimez Descartes, ou Kant, ou Nietzsche, ou Sartre, et - que vous le vouliez ou non - vous serez rangé dans une façon d’être et de penser qui risque de vous déposséder de vous-même. Si vous dites aimer Pascal, vous intriguerez. Car on ne sait trop ce que cela veut dire, les raisons de l’aimer étant multiples et contradictoires.

Dans un article publié en 2007 (1), Antoine Compagnon a évoqué divers aspects de l’histoire des controverses relatives à Pascal, et notamment celles qui opposèrent modernes et antimodernes, rationalistes et antirationalistes, chrétiens et antichrétiens. Le titre de son article, Le funeste Pascal est emprunté à Charles Mauras, lequel militait au côté des catholiques les plus réactionnaires, mais sans partager leur foi. C’est Pascal, prétendait-il, qui avait bouleversé sa croyance, « Pascal qui reprenant, pour les traduire en termes pathétiques, les arguments que Montaigne avait empruntés aux académistes et aux pyrrhoniens, m’avait découvert le néant de la métaphysique. » (2) Aujourd’hui, les oppositions politiques ou philosophiques ménagent davantage Pascal, car il n’est plus appelé à la rescousse par les polémistes en vogue. Bourdieu est l’un des derniers qui a affirmé y avoir puisé une part importante de son inspiration. Ce n’est pas qu’il ne soit plus lu, ni même admiré ; le quatrième centenaire de sa naissance a suscité bien des publications. Celles-ci l’abordent cependant plus sereinement que par le passé, probablement en raison du dépérissement de certains enjeux, tels sa foi, son jansénisme, son anti-cartésianisme ou son pessimisme. L’œuvre reste cependant très difficilement déchiffrable, non seulement parce que sa plus grande part réside dans des fragments dont la finalité demeure énigmatique, mais aussi parce que la beauté de sa langue n’a d’égal que le caractère souvent sibyllin de la pensée qu’elle sert. Voilà qui peut paraître contradictoire ! C’est que contradictoire est peut-être le mot qui définit le mieux Pascal.

Parmi les livres que l’anniversaire de sa naissance a favorisé, il m’a été donné de lire celui de Laurence Devillairs, une philosophe chrétienne : Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude (3). Or, un des aspects les plus significatifs de ce livre, c’est qu’il ne tire en aucune façon Pascal vers sa foi, en tout cas pas plus que ne le réclame ce que son œuvre lui doit. C’est là une orientation de l’analyse qui fut longtemps assez rare dans le cercle des auteurs catholiques ou protestants. Et c’est d’autant plus remarquable que Laurence Devillairs n’a par ailleurs pas fait mystère de son engagement pour la charité chrétienne, notamment lorsqu’elle défendait la gentillesse (4). Elle semble à cet égard représentative de cette façon européenne et contemporaine d’être chrétien, une façon qui ne renie pas le dogme, mais qui le tait autant que possible (5).

Il me faut cependant évoquer un instant ce qui semble une exception à cette orientation. Je veux parler de la lettre apostolique Sublimitas et miseria hominis du pape François (6). Celui-ci a saisi l’anniversaire de la naissance de Pascal pour publier une lettre dans laquelle - ô surprise dans le chef d’un jésuite - il lui rend un hommage appuyé, fondé sur une mesure qui se veut juste du rôle de la grâce et de la raison. En fait, il semble vouloir clore la querelle entre jansénistes et pélagiens, une querelle qui n’intéresse plus grand monde, il faut bien le dire. Mais, pour ce faire, il prétend partir des interrogations fondamentales de Pascal en leur conférant une portée universelle et intemporelle. Fort bien ! Mais la façon dont il définit ces interrogations trahit un parti pris chrétien propre à ébranler son vœu d’universalisme. En effet, on y lit ceci : « “Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, le fils de l'homme pour que tu prennes soin de lui ?” ( Ps 8, 5). Cette question est gravée dans le cœur de tout être humain, de tout temps et en tout lieu, de toute civilisation et de toute langue, de toute religion. » La question, sous cette forme, n’est évidemment pas une interrogation gravée dans le cœur de tout être humain, et pas davantage celle dont Pascal part pour mener sa réflexion. Ce dernier est ainsi enserré dans une foi première, là où je suis enclin à regarder sa foi - sans nul doute très profonde - comme secondaire à son tourment philosophique.

Pour expliciter quelque peu l’idée fondamentale de Laurence Devillairs, il n’est pourtant pas inutile de partir de deux idées religieuses importantes dans la pensée de Pascal.

En premier lieu - car c’est dans une certaine mesure l’élément premier -, la chute. L’homme eut le privilège de partager la perfection divine, puisqu’il fut créé à son image. Et il connut donc le bonheur et la vérité. Mais il provoqua sa chute et fut voué au travail, au malheur et à l’ignorance. Étonnant, pensez-vous ? Oui, et pourtant - selon Pascal - moins que si l’on faisait l’impasse sur cette hypothèse :
« Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance qui est celui de la transmission du péché soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-même.
Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible. Il nous semble même très injuste car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.
 » (7)

En second lieu, il y a la connaissance par le Christ. À la fois Dieu et homme, à la fois grandeur et misère, le Christ est l’unique chemin pour connaître ce que nous sommes :
« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par J.-C. ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de J.-C. nous ne savons ce que c’est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. » (8)

Laissons le reste - les miracles, la prière, et même le Dieu caché - aux spécialistes et venons-en à l’analyse de Laurence Devillairs.

Ce qui représente la clé philosophique des pensées de Pascal, c’est un sentiment qui naît à la fois d’un désir et d’une incapacité à le satisfaire. Le désir porte sur la vérité et sur le bonheur ; l’incapacité, c’est la condition de l’homme qui l’explique. Et ce sentiment ne peut être mieux ciblé qu’en parlant d’inquiétude, une inquiétude qu’il importe d’entretenir pour ne pas sombrer dans le désespoir ou dans le divertissement. « C’est à disposer la volonté que concourt l’inquiétude, à la disposer pour que l’esprit puisse penser le vrai et le bien […]. » (p. 76)

Selon Laurence Devillairs, il est important de comprendre combien, pour Pascal, le moi disparaît sous la double contrainte de l’affirmation de sa singularité ou de sa dilution dans le divertissement.
« Dans l’affirmation comme dans l’oubli de soi, le moi, à strictement parler, n’existe jamais, soit que sa particularité se perde dans l’indicible, soit qu’elle s’aliène sous les injonctions d’une morale de l’honneur, soit enfin qu’elle échappe à soi dans l’obnubilation du divertissement. » (p. 52)

C’est assez dire combien l’inquiétude nous contraint à regarder la ville, lieu du plus grand divertissement, comme un désert et le cachot comme la meilleure métaphore de la condition humaine. C’est contre cela que réagira quelqu’un comme Voltaire lorsqu’il écrira :
« Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. […] Pourquoi nous faire horreur de notre être ? […] Regarder l’univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu’on va exécuter, est l’idée d’un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. » (9)
Voltaire n’a pas compris Pascal ; il n’a pas compris ce que c’est que philosopher. Il n’a selon moi raison que sur un point, c’est lorsqu’il affirme qu’il « ne voi[t] aucune raison pour entrer dans ce désespoir », encore ne sait-il pas véritablement pourquoi ; j’y reviendrai.

Et puis, il y a le cœur, que Laurence Devillairs qualifie de « principe affectif, davantage régi par l’imagination que par la raison, échappant au principe de causalité et de raison suffisante » (p. 80), mais qui n’est pas pour autant totalement fiable : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ». (10)

Je dois préciser ici que, personnellement, je suis porté à penser que le cœur, chez Pascal, ce n’est pas uniquement un principe affectif ; ce me semble plutôt le lieu des déterminations les plus profondes et les moins conscientes. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (11), c’est une manière de dire que ce qui nous détermine le plus n’est pas l’entendement et la raison, mais bien nos préférences. La raison n’en conserve pas pour autant une grande importance, mais croire à l’emprise qu’elle aurait sur nous est s’illusionner. Laurence Devillairs n’est pas loin de l’admettre, par exemple lorsqu’elle écrit :
« La raison ne peut plus rendre raison ni de l’homme, ni du monde, ni de Dieu. Dogmatique ou sceptique, la philosophie ne parvient à délivrer que des vérités partielles. Il faut non seulement soumettre la raison à des usages qui ne sont ni ceux du doute ni ceux de l’assertion, mais dessiner aussi la possibilité d’une raison capable d’enregistrer la faillite de la raison philosophique, de prendre en compte le négatif d’une nature humaine contradictoire, “cloaque d’incertitude et d’erreur” et “dépositaire du vrai”. Sans cette confrontation avec le négatif de l’inquiétude, il n’y aurait qu’illusion de possession de la vérité ou que désespoir de ne jamais la posséder. » (p. 95)
Ce que conforte encore cette importante précision :
« […] l’on est en droit […] de se demander s’il existe pour Pascal un ordre du volontaire, ou si la volonté n’est rien d’autre que l’absence de contrainte extérieure, tout entière assujettie à la contrainte interne du plaisir, de la délectation victorieuse. La volonté n’est jamais libre en voulant le bien ou le mal, mais elle y est toujours nécessitée par l’attrait du plaisir qu’elle en attend. » (p. 115)

Je reviens à présent sur le désespoir que Voltaire refusait. Par désespoir, il entendait tout ce que Pascal érige face à notre difficulté d’accéder au vrai et au bien. Personnellement, je n’appellerais pas cela désespoir. Je m’explique.

Et je repars d’un extrait du livre de Laurence Devillairs.
« La raison, ou plus précisément l’usage qu’en ont fait et prôné les philosophes jusqu’à Pascal, peut bien définir la nature humaine comme étant soit capable, soit incapable du vrai et du bien, mais elle ne peut donner à voir une condition, faite tout ensemble d’incapacité et de capacité. En cela, la philosophie n’a pu mener qu’au désespoir sans consolation ou à l’espérance sans fondement. Ou pis encore, au déraisonnable coupable, qui consiste à accepter sans en désespérer l’absence de toute certitude et de tout bonheur. (*1) » (p. 131)
Je me sens ce « déraisonnable coupable » qui, effectivement, accepte ce que nous sommes et donc les entraves à ce que nous pouvons imaginer en matière de certitude ou de bonheur. Différent de ceux qui ne voient pas ces entraves, voire qui les narguent, j’incline à regarder la vie comme aimable et acceptable quoiqu’elle nous refuse, même si je conçois aisément que certains puissent rencontrer des conditions de vie qui les portent à y mettre fin. Celui que vise Laurence Devillairs - de même que Pascal -, c’est évidemment Montaigne : « L’égarement peut donc être “lâcheté”, au sens de paresse, et se résumer en un accommodant “Je ne sais” montainien, ignorant la “dignité” de la nature humaine, son inquiétude du vrai et du souverain bien. » (p. 141) L’inquiétude du vrai est d’autant plus utile que l’homme est conscient du caractère égocentrique de la proclamation de sa propre dignité. Si grandeur de l’homme il y a, c’est dans sa capacité à entrevoir ses limites et la place qu’il occupe dans une totalité qu’il ne peut et ne pourra sans doute jamais comprendre. Et s’il faut désespérer, c’est dans le sens où il importe de se garder d’espoirs illusoires. Le bonheur, ce peut être goûter la vie telle qu’elle est, ici et maintenant. Ce qui n’était évidemment pas le bonheur que Pascal avait en tête ; pas plus que Laurence Devillairs.

Reste que celle-ci a saisi ce qui, chez Pascal, dépasse le chrétien :
« Les développements théologiques concernant la double nature de l’homme, articulés autour de la capacité à la grâce et du péché, comme nœud incompréhensible mais seule explication de sa condition, paraissent conduire à une telle conclusion : Pascal reprendrait et mettrait en scène dans les Pensées une conception augustinienne de la philosophie comme chrétienne. Mais les fragments où nous avons vu à l’œuvre le concept d’inquiétude, qui fait ni savoir ni ignorer mais chercher et s’élever, ne répondent ni à cette définition, ni à cette fonction de la philosophie : ce n’est pas alors le Christ qui instruit, mais une expérience et un instinct, qui font désirer ce dont nous sommes à la fois capables et privés, et qui suscitent précisément l’inquiétude. » (p. 328)

(1) Antoine Compagnon, “Le funeste Pascal”, Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, 2007/2, vol. 107, pp. 423-432.
(2) Henri Massis, Maurras et notre temps. Entretiens et souvenirs [1951], Plon, 1961, p. 4.
(3) Laurence Devillairs, Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude, PUF, 2022.
(4) Cf. Être quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal, PUF, 2019 (que je n’ai pas lu).
(5) La distance prise avec le dogme serait encore plus explicite chez Vincent Carraud, dont Nicolas Weill commente ainsi son Pascal : de la certitude (PUF, 2023 ; que je n’ai pas lu) : « Ni saint ni bienheureux, Pascal aide-t-il quand même le croyant à combattre l’athéisme moderne ? Le professeur refuse de philosopher “sous l’injonction des modes” et trace son sillon historique et philosophique. Il voit plutôt le monde actuel retomber dans le paganisme que dans l’athéisme, surtout au sens du XVIIe siècle. Et, face aux « dieux » d’une modernité païenne, le chrétien qu’est Vincent Carraud s’affirme volontiers athée. » (Le Monde des Livres, 7 juillet 2023, p. 10).
(6) François, Sublimitas et miseria hominis, 19 juin 2023, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/20230619-sublimitas-et-miseria-hominis.html.
(7) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 131, pp. 74-75.
(8) Pascal, Op. cit., fr. 417, p. 174.
(9) Cité par Laurence Devillairs, p. 61 ; Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § VI, Garnier, 210, pp. 168-170.
(10) Pascal, Op. cit., fr. 139, p. 83.
(11) Pascal, Op. cit., fr. 423, p. 180.
(*1) « Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressources ? Quel sujet de vanité que de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ? » (Lafuma, fr. 427, pp. 183-184)

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