À propos d’une arquebuse
Je n’ai pas vu la scène : et pour cause, elle s’est déroulée le 30 juillet 1609 ! Je ne connais pas les lieux : cela s’est passé en Amérique du Nord et je n’y suis jamais allé.
Pourquoi en parler, alors ? Parce que j’y ai souvent pensé, imaginant le moment comme représentatif et annonciateur de bien des choses (1). On peut voir le temps comme un continuum que rien n’arrête et où tout se vaut ; on peut également le voir comme une succession de moments parmi lesquels certains symbolisent mieux l’histoire, c’est-à-dire ce qui fait que les choses inclinent plutôt vers ceci que vers cela. Oh ! le moment n’a rien de décisif : ce n’est pas Hiroshima, ni la découverte du feu, ni le creusement du premier puits de pétrole, pas plus que la prise de la Bastille, ni même le franchissement du Rubicon. Juste un fait qui, précisément, s’inscrit strictement dans le cours de l’histoire et personnifie à la fois ce qui a permis qu’il advienne et ce qui sera dans sa foulée.
Encore que…
Voici comment je vois ce moment, c’est-à-dire bien loin sans doute de la façon dont ça s’est réellement passé. Est-il besoin de le dire ?
Nous sommes fin juillet 1609 sur les bords du lac qu’on appellera dorénavant Champlain, entre le fleuve Saint-Laurent et les White Mountains. Un groupe d’autochtones, probablement composé d’Algonquins, de Hurons et de Montagnais ont remonté la rivière Richelieu, courant plein sud à la rencontre des Iroquois avec lesquels ils sont en guerre depuis longtemps déjà. Quelques Français les accompagnent. Ils étaient initialement plus nombreux, mais leur chaloupe n’a pu franchir les rapides de la rivière et peu d’entre eux ont choisi de monter dans les canoës des indigènes. Le matin du 30 juillet, tous se retrouvent face à un important attroupement d’Iroquois. Trois chefs iroquois s’avancent.
Celui qui a entraîné des Français jusque-là, c’est Samuel de Champlain, missionné par le roi Henri IV. Il s’est également avancé, une arquebuse dans les mains. Il racontera : « Come je les veis esbranler pour tirer sur nous, je couchay mon arquebuse en joue, & visay droit à un des trois chefs, & de ce coup il en tomba deux par terre, & un de leurs compagnons qui fut blessé, qui quelque temps aprés en mourut. » (2) Il avait mis quatre balles dans son arquebuse et obtenu ainsi un résultat pour le moins très chanceux. Les Iroquois fuirent devant un adversaire jugé si redoutable.
Un jour, ayant évoqué Champlain lors d’une conversation avec une amie historienne, celle-ci me demanda :
⎯ Sais-tu quelle était sa principale motivation ?
⎯ Je crois qu’il espérait trouver un passage vers le Pacifique et vers la Chine, avec cette étrange idée que l’un des grands lacs communiquerait avec la mer.
⎯ Oui, mais plus important encore pour lui : organiser le commerce des peaux. Le commerce fut et reste la meilleure garantie de paix dans le monde.
⎯ Tu oublies l’épisode de Crown Point (3), objectai-je.
⎯ Pas de paix complète, bien sûr. Disons qu’il réduit fortement les raisons de se faire la guerre.
⎯ Les causes et les effets en histoire…, je n’y comprends pas grand-chose. Le problème me semble dominé par la question de l’historicisme. Autant il me semble important de relativiser la compréhension de l’histoire au départ du contexte qui la détermine, autant je ne suis pas prêt à accepter l’idée hégélienne ou marxienne d’une quelconque téléologie. C’est nous qui, en donnant un sens au passé, créons l’idée d’un sens futur, alors que l’histoire n’est peut-être qu’un chaos permanent qui accumule les aléas sans rime ni raison.
Elle me regarda avec dans les yeux une lueur d’amusement. Puis elle lâcha :
⎯ Tu es comme l’arquebuse de Champlain : tu tires quatre balles avec l’espoir que plusieurs feront mouche !
(1) L’historienne canadienne Olive Dickason y a vu « le tournant de l’histoire des relations entre Européens et Indiens d’Amérique : le début de la longue et lente destruction d’une culture et d’un mode de vie, dont aucun des deux camps ne s’est encore remis. » (citée par Timothy Brook in Le chapeau de Vermeer [2008], Éd. Payot & Rivages, 2012, p. 51.)
(2) Samuel de Champlain, Voyages du sieur de Champlain, ou, Journal ès découvertes de la Nouvelle France [1613], Hachette/BNF, 2023, p. 231.
(3) Crown Point est une localité de l’État de New-York où a été apposée sur un ancien phare une plaque commémorative de la rencontre de Champlain avec les Iroquois, là où il est supposé qu’eut lieu l’épisode.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire