Le chapeau de Vermeer
de Timothy Brook
Lorsque j’ai lu Le chapeau de Vermeer (1), je n’ai à aucun moment imaginé l’écriture d’une note à son sujet. Il y avait dans ce livre quelque chose qui me gênait un peu : sans doute ce mélange d’anecdotes illustrant les vies de divers personnages du XVIIe siècle en vue d’accréditer l’idée à la fois assez intuitive et assez abstraite d’une première forme de mondialisation ; et, en même temps, ma propre incapacité à nier l’intérêt du propos et à en contredire totalement l’intention.
Timothy Brook est un historien canadien, spécialiste de la Chine, à qui vint l’idée d’évoquer le XVIIe siècle comme une période qui aurait fait naître les interconnexions globales qui caractérisent depuis lors l’histoire de l’humanité. Voici très précisément comment il définit cette idée :
« […] chaque perte et chaque mort, chaque naissance et chaque existence nouvelle […] affecte tous les autres éléments avec lesquels elle partage son existence. C’est une vision du monde qui, pour la plupart des hommes, n’est devenue concevable qu’au XVIIe siècle.
Les métaphores apparues dans les traditions du monde entier sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais si nous voulons persuader les autres, et nous convaincre nous-mêmes, de nous attaquer aux tâches qui nous attendent. C’est un des motifs qui ont présidé à la rédaction de ce livre : la conscience qu’en tant qu’espèce, nous devions trouver le moyen de raconter le passé d’une manière qui nous fasse reconnaître et admettre la nature globale de notre expérience. C’est un idéal utopiste - un idéal dont nous sommes encore très éloignés, que nous n’atteindrons peut-être jamais et qui, pourtant, pénètre notre existence quotidienne. Si nous arrivons à percevoir que l’histoire d’un lieu, quel qu’il soit, nous relie à tous les lieux et, en dernier recours, à l’histoire du monde entier, alors il n’existe aucun élément du passé - aucun holocauste, aucun exploit - qui n’appartienne à notre héritage collectif. C’est une réflexion qui s’impose déjà dans de domaine de l’écologie. En réalité, le réchauffement global de notre époque reproduit, en un sens, l’effet perturbateur du refroidissement global de celle de Vermeer, un moment où les hommes se sont rendu compte que des changements s’amorçaient et, qui plus est, qu’ils affectaient le monde entier. » (p. 322)
Cette façon d’expliquer son projet mérite assurément d’être commentée. Mais je m’en voudrais de laisser croire que le livre se borne à cela, et même que son intérêt - quoi qu’en dise finalement son auteur - se borne à cette idée de mondialisation précoce.
C’est que le point de départ de Timothy Brook, ce sont quelques tableaux de Vermeer où figurent des objets qui sont le prétexte à une recherche de leurs origines, souvent lointaines. L’Officier et la jeune fille riant (v. 1658, Frick Collection de New-York) nous vaut une longue escapade en Amérique du Nord, là où, à l’époque, les peaux de castor étaient encore très abondantes ; La Liseuse à la fenêtre (v. 1657, Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde) nous mène en Chine, là d’où proviennent ces vaisselles en porcelaine tant admirées ; Le Géographe (v. 1669, Städelsches Kunstinstitut de Francfort-sur-le-Main) nous fait parcourir les mers du monde et tout particulièrement cette mer de Chine qui, au XVIIe siècle, fut le théâtre de tant d’échanges et de heurts ; Femme à la balance (v. 1664, National Gallery of Art de Washington) nous permet d’explorer les circuits de l’argent au départ de l’Amérique du Sud et du Japon. Tout cela nous balade dans le monde entier, alors même que Vermeer ne quitta jamais Delft et qu’il se contenta (si je peux dire) de peindre ce qui l’entourait. Vue de Delft (v. 1660, Mauritshuis de La Haye) est la première peinture dont parle Timothy Brook, manière de situer cette ville où tant de choses ont convergé du vivant du peintre.
Ne boudons surtout pas notre plaisir : toutes ces pérégrinations sont des plus intéressantes et éclairent des aspects du XVIIe siècle parfois peu connus.
Je reviens à l’extrait cité comme révélateur des intentions de Timothy Brook. Que pensez de ce qu’il appelle lui-même « un idéal utopiste » ? Tout bien réfléchi, c’est une bien curieuse idée que celle qui consiste « à percevoir que l’histoire d’un lieu, quel qu’il soit, nous relie à tous les lieux et, en dernier recours, à l’histoire du monde entier », de telle sorte qu’« alors il n’existe aucun élément du passé - aucun holocauste, aucun exploit - qui n’appartienne à notre héritage collectif ». Que l’historien ou l’anthropologue fasse bien en gardant présent à l’esprit cette interconnexion globale qui définit l’humanité par ses invariants et par une certaine convergence de passés variés, il serait inopportun de le contester. Mais ce que les faits mettent le plus en lumière, c’est la persistance des contrastes, des différences, des disparités qui caractérisent les peuples, les sociétés et les groupes sociaux au fil de leurs passés et jusqu’à leurs avatars les plus récents. Ce qui se présente avant tout comme une attitude méthodologique propice à la recherche ne peut être confondu avec une tendance commune, même en la définissant seulement comme souhaitable. La « vision du monde » qui voudrait que « chaque naissance et chaque existence nouvelle affecte tous les autres éléments avec lesquels elle partage son existence » (entendons avec les humains du monde entier) n’est pas « devenue concevable » au XVIIe siècle et ne l’est pas davantage aujourd’hui. Plus utopique encore est cette idée que « [les] métaphores apparues dans les traditions du monde entier sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais si nous voulons persuader les autres, et nous convaincre nous-mêmes, de nous attaquer aux tâches qui nous attendent ».
Les tâches qui nous attendent, on imagine assez facilement ce que Timothy Brook entend par là. Voilà bien le genre de propos allusif auquel il faut pourtant résister, car il peut satisfaire toutes les illusions sans rien devoir à la moindre lucidité. Connaissons-nous vraiment les tâches qui nous attendent, qu’elles soient choisies ou contraintes ? Je retrouve là cette forme de naïveté à laquelle donna lieu une certaine lecture de Race et histoire de Lévi-Strauss (2), et particulièrement des chapitres 9 et 10 de ce livre. L’anthropologue y parle de développement et de civilisation, tels que ces termes pouvaient être associés au progrès, celui que l’on croyait vivre au début des années 50 (on ne va pas lui en faire le reproche). Et nombreux furent ceux qui y virent un éloge de la coopération internationale, dispensatrice des bienfaits que chaque culture pouvait apporter aux autres, dès lors que les barrières dressées par le racisme et les préjugés étaient enfin abattues.
Pourtant, l’idée centrale de Lévi-Strauss était bien différente. Il s’agissait pour lui de montrer que la collaboration entre cultures différentes tendait à réduire les écarts différentiels dont elles jouaient, jusqu’à construire finalement une unification stérile. Pour lui, une humanité unique était inconcevable, ce dont notamment les oppositions politiques de plus en plus marquées, internes à chaque société, nous mettaient à l’abri. L’histoire cumulative réclame des différences qu’une vision candide du progrès nous pousse à croire de plus en plus aplanies.
Je ne suis pas certain que Timothy Brook ne pense pas la mondialisation dont il parle selon le mode de cette lecture naïve de Race et histoire. Une chose est de constater la montée d’un puissant sentiment d’interdépendance mondiale - lequel s’est probablement élancé dès le XVIIe siècle -, une autre est de mesurer le maintien et l’accroissement de différences - notamment conflictuelles - qui compromet fortement l’idée d’une paix globale au profit de l’impression d’un irréductible chaos.
Si l’on fait abstraction des « tâches qui nous attendent », il reste bien sûr cette considération toujours plus prégnante que les humains affrontent la vie sur toute la surface de la Terre - comment en serait-il autrement alors que nos journaux mentionnent volontiers un accident spectaculaire ayant eu lieu il y a seulement quelques heures à l’autre bout du monde ? - et que le monde est fini, bouclé, ceinturé. L’idée que les malheurs anthropogéniques - telle l’altération du climat - affectent la Terre entière internationalise une forme d’abattement dont Timothy Brook nous donne l’exemple d’un prémice alors que le climat avait connu un refroidissement exceptionnel :
« Vers la fin de sa vie, Jan Weltevree (3), l’armurier hollandais naufragé, évoqua devant un ami coréen les souvenirs de son enfance en Hollande. Il lui raconta que quand il était petit, les jours de brume, quand l’humidité froide leur infligeait des douleurs articulaires, les personnes âgées disaient : “Aujourd’hui, il neige en Chine.” Alors même que le changement climatique mettait le monde sens dessus dessous, les gens sentaient que désormais, ce qui se passait à l’autre bout du monde n’arrivait pas seulement là-bas, mais également ici. » (p. 322)
Les humains ont connu les périls d’une nature imprévisible, d’animaux regardés comme féroces, de ressources comptées. Ils s’en sont petit à petit prémunis, jusqu’à se complaire dans le futile. Et ils ont alors découvert les périls qu’ils faisaient eux-mêmes courir à leur espèce. La mondialisation - telle qu’elle fut encouragée à partir des années 80 sur la base d’une définition commerciale (4) - a coïncidé avec les derniers efforts des bénéficiaires de la futilité pour défendre leurs intérêts. Tout cela est bien loin d’« un idéal utopiste » qui encouragerait la solidarité entre les peuples. La République des Pays-Bas du XVIIe siècle a prospéré grâce au commerce. Vermeer a peint cette prospérité. S’il est permis de s’en réjouir, c’est avant tout parce que les hommes ne font pas l’histoire : ils la subissent.
(1) Timothy Brook, Le chapeau de Vermeer [2008], trad. de l’anglais par Odile Demange, Éd. Payot & Rivages, Petite Bibliothèque Payot, 2012.
(2) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Médiations, 1968.
(3) Jan Weltevree (1595- après1666) est un navigateur hollandais qui fut contraint de vivre en Corée de 1653 à 1666.
(4) L’Organisation mondiale du commerce a été créée en 1994. Depuis 2018, en raison d’un blocage décidé par Donald Trump, l’instance d’appel de l’Organe de règlement des différends est paralysée.
Terminant "La carte perdue de John Selden", j'étais justement en train de chercher une critique du livre précédent de Brook sur Vermeer. Et voilà que vient providentiellement un message internet me signalant cette note !
RépondreSupprimerMe voici convaincu de cette lecture à faire, et aussi séduit par la réflexion qui la prolonge , tout à fait "inspirante" (comme on dit aujourd'hui).
Il se trouve que, de mon côté, je travaille depuis longtemps sur le manuscrit d'un juriste bordelais à peu près inconnu ( Étienne Cleirac) qui a pris, en son temps - le XVIIe siècle -, vigoureusement parti par écrit dans la querelle qui a opposé Grotius à Selden sur la liberté de circuler et de commercer par la mer.
Dans le livre de Brook ("La carte perdue...), sur lequel je suis tombé par hasard, je retrouve nombre de mes centres d’intérêt sur la navigation, la cartographie et l'invention du droit de la mer. Il enrichit la connaissance de la période dans une démarche à la fois encyclopédique et policière, plein d'une joyeuse érudition.
Et voici cette note qui tombe à pic, comme une pièce manquante du puzzle imaginaire de la laborieuse et improbable construction d'une forme de savoir, dont l'élaboration relève autant du hasard que de la nécessité et qui se nourrit du partage des curiosités auquel vous contribuez si opportunément.
Le père d’Etienne Cleirac - je ne vous l’apprends certainement pas - était un ami de Montaigne. Ce qui ne préjuge de rien, bien sûr, pas même du fait invérifiable que le fils aurait lu les Essais. Vérifié, le fait ne me dirait rien sur cet homme dont j’ignore tout. Mais peut-être viendra bientôt le jour où vous nous en apprendrez davantage à son sujet.
SupprimerJe suis très heureux que vous évoquiez les curiosités. Elles sont pour moi le choix qui s’offre à celui qui se désintéresse des intérêts intéressés. Je veux parler de ces intérêts désintéressés qui manifestent une appétence de savoirs propre à donner à la vie un sens autrement puissant que ne peuvent le faire les désirs de consommation, de richesse et de pouvoir. Les premiers ne déçoivent jamais, comme peuvent si facilement le faire les seconds. Encore faut-il bien sûr se garder de trouver dans les premiers l’occasion de satisfaire les seconds.