jeudi 12 décembre 2024

Note de lecture : Denis Kambouchner

La question Descartes
de Denis Kambouchner


Dans les années 80, j’ai enseigné la philosophie à des étudiants de cette école de la Province de Liège qu’on appelle “le Barbou”, une école qui permet de devenir infirmier, kiné ou logopède (1). J’avais choisi d’éclairer autant que possible les élèves sur quelques philosophes phares, plutôt que de consacrer le cours à ces thèmes éthiques que traitait mon prédécesseur et que l’air du temps laïque imposait. Ainsi, je m’attardai sur Descartes dont je voulais magnifier le rôle au sein de ceux qui propulsèrent la pensée occidentale vers la science. Quelques années plus tard, plongé une nouvelle fois dans l’œuvre de Descartes, je fus pris de remords. Voici pourquoi.

Lorsqu’on enseigne une matière - quelle qu’elle soit - dans des conditions qui interdisent tout approfondissement, on se voit contraint de ramasser ce que l’on croit connaître en des condensés dont la forme expose grandement au risque d’erreur. Conscient de ce danger, j’avais veillé à en éviter les plus gros pièges en me limitant aux assertions les mieux vérifiées. Or, en ce qui concerne Descartes, j’avais estimé opportun de défendre l’idée que son dualisme était probablement une ruse visant à se mettre à l’abri des foudres de l’Église, ce qui m’est ultérieurement apparu comme une bévue dictée par mes propres convictions. Et je n’avais pu me garder de penser : « Que suis-je donc allé dire là ! »

Je viens de lire le livre de Denis Kambouchner La question Descartes (2), ce qui m’a permis de comprendre que je n’avais peut-être pas été aussi partial que cela, en tout cas dans mon expression, sinon dans mon intention. Mais l’essentiel du livre lu n’est pas là, bien sûr, mais bien plutôt dans l’éclairage très intéressant qu’il fournit sur ce philosophe si énigmatique que fut Descartes.

Quand je lis un auteur qui évoque de façon très détaillée un autre auteur, j’éprouve souvent des difficultés à faire le partage entre ce qui relève de l’explication de la pensée étudiée et ce qui traduit l’opinion propre de celui qui explique. Il ne fait guère de doute que Denis Kambouchner admire Descartes et cherche même souvent à le montrer plus nuancé que ne le supposent certains de ses censeurs. Tout particulièrement à propos de celui qui conserve la réputation quelque peu imméritée d’être le gardien de la raison et du doute, il m’a semblé très important d’entrer dans le détail de ses pensées comme Kambouchner l’a fait.

La question Descartes, ce sont ces questions que posent les différentes idées-forces que l’on trouve dans l’œuvre de Descartes. Il s’agit de chercher quelle est la meilleure des différentes interprétations auxquelles ont donné lieu chacune d’elles. Car si on les pousse toutes jusqu’à leur signification la plus radicale, on se retrouve face à un Descartes très malaisément recevable, tant il serait ainsi discordant avec sa notoriété d’homme à la fois sceptique et rationnel. Je ne cacherai pas que cette éventuelle discordance, je la ressens personnellement depuis très longtemps. Or, Kambouchner s’applique au contraire à la dissiper, veillant sans cesse à arrondir les angles qu’une lecture peut-être un peu à l’emporte-pièce ferait saillir. L’exercice m’a semblé des plus intéressants, puisqu’il m’a permis de confronter ma compréhension du philosophe à celle d’un spécialiste autrement averti que moi.

* * *

Je commencerai par le doute, à propos duquel Kambouchner s’interroge : « expérience ou fiction ? » Initialement, il m’avait semblé que le doute qui conduit Descartes à rejeter ce qui lui fut enseigné correspond à un doute exercé à l’égard de ce que l’on juge faux et qui, de la sorte, cautionne en quelque sorte ce que l’on croit vrai, c’est-à-dire ce qui conduit à la certitude. Davantage qu’un doute, c’était donc une conviction supplémentaire, celle qui désigne ce qui est faux. Voilà qui m’a toujours paru bien éloigné du doute pyrrhonien, fût-ce à la mode de Sextus Empiricus, comme du doute montaignien tel qu’il éclate dans l’Apologie de Raimond Sebond et qui cible précisément ce que l’on croit vrai.

Or, Kambouchner écrit :
« Non seulement les objets des démonstrations cartésiennes sont d’emblée fixés, mais, dans les Méditations elles-mêmes, le doute est proposé avec des indices du fait qu’on s’apprête à en sortir. En tant qu’opération de renversement (eversio) de l’ensemble des opinions acquises, en aucune manière ce doute ne constitue une fin en lui-même. Praticable seulement à certaines conditions et moyennant certaines dispositions d’esprit, il n’est pas destiné à se prolonger au-delà d’une certain moment, et ne vise qu’à l’instauration d’un nouvel ordre de rationalité, dont les fondements se caractériseront par une certitude qu’on peut elle-même qualifier de métaphysique, pour autant qu’elle est plus parfaite qu’aucune de celles dont on avait pu auparavant disposer. » (pp. 68-69)
Davantage que la fugacité du doute, c’est le caractère incisif de la certitude qu’il est censé autoriser qui, selon moi, disqualifie le doute cartésien. Non qu’il faille douter de tout comme le Pyrrhon décrit par Marcel Conche l’aurait fait (3), mais parce que le doute est d’autant plus utile qu’il veille au pied même de l’assurance. A fortiori lorsque la certitude a un caractère métaphysique. À la fin de l’“Abrégé” figurant en tête des “Méditations” de Descartes (4), alors qu’il parle de la sixième méditation, on trouve ceci :
« […] j’y apporte toutes les raisons desquelles on peut conclure l’existence des choses matérielles : non que je les juge fort utiles pour prouver ce qu’elles prouvent, à savoir, qu’il y a un monde, que les hommes ont des corps, et autres choses semblables, qui n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens ; mais parce qu’en les considérant de près, l’on vient à connaître qu’elles ne sont pas si fermes ni si évidentes, que celles qui nous conduisent à la connaissance de Dieu et de notre âme ; en sorte que celles-ci sont les plus certaines et les plus évidentes qui puissent tomber en la connaissance de l’esprit humain. »
La conviction métaphysique - l’existence de Dieu comme celle de l’âme - est donc pour lui plus fiable et plus certaine que quoi que l’on puisse dire du monde physique, parce que fondée sur l’intuition et l’évidence. Ce qui érige en arbitre du vrai le savoir le plus immédiat et le moins réfléchi, là où il conviendrait selon moi de donner toute sa place au doute. Ai-je besoin d’ajouter que de semblables propos de Descartes justifient très mal l’idée que son dualisme aurait dissimulé une ruse ?

Toutefois, Kambouchner ne s’arrête pas là. Car il ose poser la question suivante : « La morale cartésienne, telle que la délivrent non seulement le Discours de la méthode mais les textes de 1644-1650, est-elle compatible avec une forme modérée de scepticisme ? » (p. 290) Ce qu’il appelle une forme modérée de scepticisme, c’est celui de Sextus Empiricus lorsqu’on s’accorde sur l’interprétation modérée que l’on peut faire d’un passage des Esquisses pyrrhoniennes relatif au critère du scepticisme (5). En fait, il s’agit d’une des multiples justifications de l’épochè - de la suspension du jugement -, telle qu’elle se manifeste également alors même que l’on observe les règles de la vie quotidienne. Et Kambouchner s’applique ensuite, au gré de sept remarques, à montrer que Descartes n’est pas si distant de cela que l’on a pu le croire.

Au sein même de ces sept remarques, je me permettrai de me borner à ce que je considère essentiel, à savoir la question du libre arbitre. Si Descartes eût été tenté par l’affirmation dogmatique d’une morale positive, force aurait été de le constater très éloigné du scepticisme. Mais, annonçant en quelque sorte ce que dira Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs (6), il juge que le plus préférable est bien la bonne volonté :
« Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas d’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement de pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir au lieu que, si on exécute quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qui en est, on n’agit pas en homme vertueux. » (7)
Et cette bonne volonté n’acquiert sa valeur que parce que l’homme jouit du libre arbitre.
« Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés ; car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés : et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne. » (8)
À quoi il importe d’ajouter que cette liberté-là, chaque homme devrait en admettre l’évidence sans même qu’il soit opportun de raisonner, ainsi qu’il le dira à Gassendi (qui n’y croyait pas).
« Quoique ce que vous niez ensuite touchant l’indifférence de la volonté soit de soi très manifeste, je ne veux pas pourtant entreprendre de vous le prouver ; car cela est tel que chacun le doit plutôt ressentir et expérimenter en soi-même que se le persuader par raison […] » (9)

Les considérations que Kambouchner développe au départ d’une lecture très attentive de l’œuvre de Descartes aboutissent selon moi à une compréhension de la question du doute cartésien qui situe celui-ci dans le contexte à la fois de la force de l’évidence et de celle du libre arbitre. La première donne aux convictions premières de Descartes un aspect catégorique ; le second accorde du champ aux possibilités jusqu’à placer le juste du côté de l’intention.

Voilà qui conforte l’idée qu’il convient de ne pas se précipiter dès lors qu’il s’agit d’interpréter la pensée d’un auteur subtil, qui plus est écrivant à une époque si différente de la nôtre. Je dirais volontiers comme Alain : « […] longtemps avant de pouvoir critiquer, il faut passer des années à comprendre. » (10)

* * *

En ce qui regarde la raison, le problème est plus complexe encore. Car si Descartes fut regardé comme le héraut de la raison - au point que l’on dit cartésien ce qui présente un caractère rationnel -, force est de constater que, dans son œuvre, l’empire de la raison obéit à des marques qui ne sont pas incontestables. Ainsi, peut-on regarder comme rationnel la fiabilité reconnue à l’idée claire et distincte, produit de l’intuition ? Et qu’est-ce que l’intuition dont il parle ?
« Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par suite plus sûre que la déduction même, qui pourtant elle aussi ne peut pas être mal faire par l’homme, comme nous l’avons remarqué précédemment. » (11)
La raison peut-elle à elle seule inspirer la conception ferme d’un esprit pur et attentif ? L’esprit pur et attentif n’est-il tel que lorsqu’il génère une conception rationnelle ? L’idée n’est-elle claire et distincte que lorsque la raison l’instigue ?

Ce sur quoi insiste Kambouchner, c’est sur la brièveté avec laquelle la connaissance s’impose à l’esprit :
« Ce qui est exclu d’une science qui doit être parfaite dès son commencement, c’est le labeur de l’explication. Certes, comme chez Aristote, la science cartésienne en tant qu’achevée doit procéder par voie déductive à partir de principes qui constituent ce qu’il y a de plus connu. Et certes, il se pourra que la détermination de ces principes, c’est-à-dire leur délimitation, ne soit accessible qu’à l’esprit le plus ingénieux et le mieux formé. Cependant, ou précisément, la diligence impliquera ici l’économie de tout long protocole et de toute discussion (ou dispute) prolongée. » (pp. 122-123)
Et c’est cogito ergo sum qui représente le commencement, à la fois dans son évidence première et comme origine des recherches déductives. Mais « je pense » est-il le commencement ? Kambouchner cite Lichtenberg :
« Nous prenons conscience de certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d’autres dépendent de nous, c’est du moins ce que nous croyons ; mais où est la frontière ? Nous ne connaissons que l’existence de nos propres sensations, représentations et pensées. Cela pense, devrait-on dire, comme on dit : il se produit un éclair Dès qu’on traduit cogito par Je pense, on en dit déjà trop. Supposer le Je est une nécessité pratique. » (12)
Wittgenstein va dans le même sens :
« L’emploi du mot “je” est une des formes de re-présentation les plus fallacieuses de notre langage, en particulier là où celui-ci a recours au “je” pour re-présenter l’expérience vécue immédiate – comme dans : “Je vois une tache rouge.”
Aussi serait-il riche d’enseignement de remplacer cette façon de s’exprimer par une autre dans laquelle l’expérience vécue immédiate ne serait pas re-présentée à l’aide du pronom personnel ; parce que ce faisant on pourrait voir que cette re-présentation n’est pas essentielle aux faits. Non que la re-présentation nouvelle soit en quelque sens que l’on veuille plus correcte que la première, mais son utilité, sa seule utilité, serait de montrer clairement ce qu’est d’un point de vue logique l’essentiel de la re-présentation.
Les pires erreurs philosophiques apparaissent toujours lorsque l’on veut appliquer notre langage ordinaire – physique – au domaine du donné immédiat.
 » (13)
On sent ainsi combien le point de départ est déjà lui-même une construction dont l’origine reste inconnue. Combien aussi le “je” ajoute quelque chose à “pense” qui en perturbe l’appréhension.

Oui, mais attention, nous dit Kambouchner, « […] dans toute une série de textes, Descartes a ménagé une distinction expresse entre les pensées que l’âme a d’elle-même, et qui sont ses actions, et celles qui doivent être comptées parmi ses passions, au sens large du mot. De cette dernière espèce sont toutes les pensées qui sont excitées dans l’âme par le corps auquel elle est jointe ; mais également les perceptions de l’entendement pur, en tant qu’elles se rapportent à un donné irréductible et qu’elles sont donc elles-mêmes irréductiblement données. » (p. 101)
Et d’ajouter :
« C’est un des actes les plus remarquables de Descartes dans les Méditations que d’avoir étendu la notion de pensée, cogitatio, aux fonctions passives de l’âme unie au corps : non seulement l’imagination, mais aussi les perceptions des sens, et les émotions sensibles ou passions au sens étroit du mot, lesquelles s’excitent souvent en nous “sans que notre âme y contribue” et même contre notre volonté. » (p. 102)
Il serait sans doute abusif d’affirmer que Kambouchner réhabilite de la sorte le “je” en lui accordant de ne désigner que l’endroit d’un entendement pur propre à justifier le solipsisme, constat originel qui ouvre la connaissance. Reste que nous n’en sommes sans doute pas loin. Ce qui me conduit à suspendre cette pensée préalable à deux préalables préalables : Dieu et l’âme.

Si l’intérêt d’une lecture éclairée réside dans l’effort fait pour replacer l’œuvre dans son contexte, y compris son contexte lexical, alors il convient de saluer les mérites des analyses présentées par Denis Kambouchner. Elles permettent en effet de traquer tout ce qui nous mène vers des interprétations qui doivent beaucoup à notre propre contexte, ce qui demeure décidément la meilleure façon de nourrir cette part d’indépendance dont notre esprit peut quelquefois profiter.

Ai-je besoin de dire que je n’ai fait qu’effleurer le décryptage auquel Kambouchner se livre ? Je me suis simplement arrêté aux thèmes qui me motivaient le plus, notamment en raison de ces callosités dont souffre mon propre esprit lorsqu’il prétend disposer de bonnes raisons pour se démarquer d'un philosophe.

(1) En Belgique, logopède désigne ce métier qui en France est appelé orthophoniste.
(2) Denis Kambouchner, La question Descartes, Gallimard, Folio, 2023.
(3) Cf. ma note du 14 septembre 1999.
(4) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 262-265. Cité par Kambouchner, p. 68.
(5) Ce passage, que Kambouchner situe en I, 23-24 figure en fait en I, 11 (23)-(24) : cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. du grec par Pierre Pellegrin, Seuil, 1997, p. 69.
(6) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, Le Livre de Poche, 1993, p. 13.
(7) Extrait de la lettre du 20 novembre 1647 à Christine de Suède in Descartes, Op. cit., p. 1283.
(8) Art. 152 des “Passions de l’âme” in Descartes, Op. cit., p. 768.
(9) Descartes, Op. cit., p. 499.
(10) Alain, Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936, p. 84.
(11) Descartes, Op. cit., p. 43-44.
(12) Je cite l’aphorisme de Lichtenberg tel qu’il est donné par Jean François Billeter in Lichtenberg, Éditions Allia, 2014, p. 117, car la note dont le sinologue suisse a explicité l’expression il se produit un éclair me semble très claire : « Es denkt, sollte man sagen, so wie man sagt : es blitzt. Pour rendre le parallélisme des deux verbes allemands, on pourrait traduire : Il se produit une pensée, devrait-on dire, comme on dit : il se produit un éclair. »
(13) Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, trad. de Jacques Fauve, Gallimard, 1975, §57.

mardi 3 décembre 2024

Note d’opinion : le blog de Michel Volkovitch

À propos d’un autre blog

Je suis volontiers chiche de compliments, surtout lorsque le risque existe qu’une manifestation nouvelle du lauréat frelate l’éloge accordé. À cela s’ajoute que je ne me sens ni autorisé ni armé pour juger sans explication d’autres polygraphes que moi. Je ressens pourtant l’envie de faire une exception, parce que je suis sous le charme d’une écriture aussi spontanée qu’attachante : celle de Michel Volkovitch.

Pas de dissertation pour justifier mon envie. Pas de considérations pour faire comprendre mon attrait. Rien que deux exemples, deux articles de sa plume, largement suffisants : un premier relatif à Greta Thunberg, un second à l’abbé Pierre. Fassent qu’ils vous guident vers ce blog regorgeant d’intelligence et de sensibilité !


TRINITÉ ANDOUILLESQUE

Ces derniers temps, une très jeune Suédoise, ardemment climato-croyante, remue ciel et terre pour sauver cette dernière, soutenue un peu partout dans le monde par un nombre croissant de citoyens. Mais lorsqu'elle est venue récemment faire la leçon à nos députés, son plaidoyer contre le réchauffement climatique a jeté un froid. Pour les hérauts des valeurs de droite, extrême ou non, être jeune, étrangère, écolo et femme en plus, c'est multiplier les tares. On a entendu à l'occasion, dans l'hémicycle, des réactions d'une bêtise et d'une muflerie largement andouillables, mais nous avons préféré choisir ailleurs nos lauréats.

Un grand merci de plus à Stéphane Foucart, monsieur Environnement du Monde, grand pourfendeur d'andouilles, qui dans sa chronique datée du 1-2 septembre florilégie les propos anti-Thunberg de trois grands personnages du moment.

Michel Onfray :
«
Quelle âme habite ce corps sans chair ? (...) Elle a le visage, l'âge et le corps d'un cyborg du troisième millénaire : son enveloppe est neutre. Elle est hélas ce vers quoi l'Homme va. »

Pascal Bruckner :
«
Elle affiche son syndrome d'Asperger comme un titre de noblesse. »

Raphaël Enthoven :
Elle n'est «
qu’une arnaque, qu'une image, qu'une enveloppe vide mandatée pour dire le Bien ».

Chacun des trois crache longuement sur la pauvrette, et à travers elle sur les lanceurs d'alerte climatique. Abrégeons. Tout ça s'étale dans la grande poubelle numérique.

Certains sont banalement choqués par ce déchaînement de haine idiote. Admirons-le plutôt ! Nier à ce point l'évidence du danger climatique, rien que cela, désormais, c'est grandiose ; déverser toute cette bile sur une fraîche enfant innocente, c'est d'une démesure, d'une absurdité fulgurantes ; jouer au penseur original, à qui on ne la fait pas, et se retrouver porte-parole flapi d'une masse d'imbéciles rétrogrades, c'est sinistre et en même temps d'un comique somptueux.

Trois andouilles au lieu d'une seule ? Pas très réglementaire, mais comment ne pas les rassembler, nos trois penseurs médiatiques, tant nous les sentons proches, avec leurs œuvres respectives prouvant d'une seule voix que l'arrogance, l'odieux et le ridicule, décidément, ne font qu'un ?

Je les imagine ensemble jouant à la belote au Café du Commerce. Nous pourrions leur offrir une remise de prix somptueuse, à quoi se précipiteraient leurs fidèles par centaines de milliers, mais ne les dérangeons pas. Leur prix — une paire de charentaises chacun —, nous le leur enverrons par la poste, à ces vieux cons.

Comment ? Enthoven est jeune encore ?

Il n'y a pas d'âge pour être vieux.



SOUS LA SOUTANE

Mes parents, dans les années cinquante, virent un jour sur une plage un prêtre ôter sa soutane et apparaître... en short. Quand ils racontaient l'histoire, tout le monde riait. Un prêtre sans soutane, c'était comme un escargot sans coquille. La robe noire faisait partie de leur être, de leur corps.

Il n'y avait sûrement rien en dessous.

Les prêtres catholiques — les curés, comme disaient certains — étaient une espèce à part. Pas tout à fait des hommes. À preuve, cette absence de pantalon. Jusque dans l'adolescence, je ne pensais pas qu'ils puissent avoir des désirs comme les autres grandes personnes. Je pensais que face aux appels de la chair, la prière suffisait à les calmer. La soutane, cette cuirasse, les protégeait des assauts de Satan. M'aurait-on dit qu'ils pouvaient bander là-dessous, j'aurais eu du mal à le croire. Leur sexualité, en fait, je n'y pensais même pas. L'œuvre de chair, comme on disait, était pour moi un péché si affreux, si inconcevable, s'agissant d'un saint homme ! Moi-même, petit enfant de chœur, je tremblais lorsque le diacre psalmodiait, pendant la liturgie de saint Jean Chrysostome, le verset terrible, «Ceux qui sont liés par des désirs charnels sont indignes, Seigneur, de te servir».

Lorsqu'au catéchisme le vieux prêtre orthodoxe se moquait discrètement de ses collègues cathos, parfois flanqués, disait-il, d'une servante plus jeune qu'eux, je croyais que ces solitaires cherchaient avant tout une compagnie, un soutien moral. Les personnages de prêtres, dans les romans d'alors, étaient soumis à des tourments plus éthérés que ceux de la chair. La censure était totale. Bernanos nous cachait des choses. «Ils sont comme des anges dans le ciel», proclamait fièrement l'Église.

Les temps ont changé. Les soutanes se font rares, et les braguettes ecclésiastiques, désormais, masquent mal des renflements parfois énormes. L'omerta n'est plus de mise, on sait maintenant que les prêtres ont une bite eux aussi, que certains (combien d'entre eux, mon Dieu ?) s'en servent, de façon criminelle parfois, en agressant les enfants qu'on leur a confiés. Qui veut faire l'ange fait la bête, disait un certain Blaise Pascal il y a quelques siècles, et l'on s'aperçoit enfin qu'il parlait d'or. Quant aux autres, qui restent chastes, héroïquement, ils doivent sûrement bander à s'en faire mal.

C'est aujourd'hui seulement que je découvre ce continent inconnu : la vie cachée du clergé. Tous les prêtres que j'ai rencontrés, et les autres aussi, je les imagine désormais hantés par des images luxurieuses ; émus, au confessionnal, par un visage féminin baignant dans la pénombre derrière le grillage, par ses péchés chuchotés, ou par la frimousse radieuse et pure d'un préado du catéchisme.

Je n'ai jamais eu de tendances pédophiles, mais les prêtres bandeurs qui luttent contre eux-mêmes sont mes frères : à un moment de ma lointaine adolescence, pendant des mois, je me suis interdit la branlette. La récompense de cette folle torture : deux ou trois extases nocturnes somptueuses, avant-goût du paradis plus que de l'enfer. Ô lente, irrésistible ascension vers les cieux... Mais les prêtres, comment le vivent-ils, ce cadeau de Pan et d'Aphrodite ? Se disent-ils, Ce n'est rien, je n'y peux rien, c'est venu tout seul, ou sont-ils chavirés par un mélange nauséeux d'allégresse et de remords ? Quand ils succombent et se paluchent, est-ce grave pour eux ? Quand ils enfilent une paroissienne ? Quand ils décalottent un enfant de chœur ? Dans chacun de ces cas de figure, vont-ils se confesser ensuite ? Si oui, que leur dit-on ?

Il y a, je suppose, autant de réponses que de prêtres. On trouve parmi eux quelques monstres assurément, mais surtout une foule de malheureux. Si les récents scandales m'ont plus que jamais éloigné de la religion et dégoûté des hypocrisies diaboliques de l'Église, elles ont surtout attisé en moi un sentiment très chrétien : une compassion immense.

Et pas mal de perplexité. Comment peut-on imposer la chasteté, cette épreuve aussi cruelle qu'inutile, à ces pauvres diables, en plus du reste ? Et que penser désormais de l'abbé Pierre, cette star déchue ? Pendant des années je l'ai porté aux nues comme tout le monde ; depuis qu'on a dévoilé ses turpitudes et que chacun le met plus bas que terre, j'ai du mal à me joindre à l'armée des justiciers. Je comprends qu'il soit privé d'honneurs officiels, mais enfin, pour moi, le bien qu'il a fait demeure et ses débordements libidineux n'y changent rien. S'il fallait effacer tous ceux qui ont péché un jour... Il a commis certains actes que je condamne, mais je n'arrive pas à le condamner, lui. Là aussi, je ne cesse de me poser des questions qui resteront sans réponse : comment a-t-il vécu ce long mensonge que fut sa vie ? Dans l'assurance du petit malin qui trompe son monde et s'éclate impunément ? Ou dans la douleur de la victime de ses instincts tyranniques, que ronge la culpabilité ? L'icône de naguère, lisse et un peu fade, fait place à un personnage double, fait de lumière et d'ombre, mystérieux, terriblement humain. À un père devenu notre frère.


Merci Michel.

lundi 2 décembre 2024

Note de lecture : Antoine Compagnon

La vie derrière soi. Fins de la littérature
d’Antoine Compagnon


Lorsque la société comprend une part de personnes âgées en fort accroissement, il n’y a rien d’étonnant à ce que les livres, les films, les pièces de théâtre et même les essais s’appesantissent sur le troisième âge. Tantôt pour déplorer le naufrage de la vieillesse (dixit de Gaulle), tantôt pour exalter la joie de vivre encore. Les poncifs du thème sont nombreux et ressassés.

Je suis entré dans ma quatre-vingtième année. C’est dire si je suis concerné, même si j’ai dû y réfléchir à deux fois pour m’en rendre compte. Non que je ne sois frappé par cette forte faiblesse qui se traduit par un sentiment de grande étrangeté - pour ne pas dire plus - face au monde actuel, mais plutôt parce que je vis « heureusement », au sens que Montaigne donne au mot dans le chapitre “Du repentir” du livre III des Essais (1).

Je ne l’ai pas cherché, mais il est venu presque spontanément jusqu’à moi. Le livre d’Antoine compagnon, La vie derrière soi (2) m’a été offert comme ce que l’on pouvait dire d’intelligent sur le sujet. C’est le fruit du dernier cycle de leçons qu’il délivra durant l’année 2020-2021 au Collège de France. Connu pour son érudition, davantage bien orientée que vaste, visant d’abord des auteurs tels Montaigne, Saint-Simon, Châteaubriant et Proust - Baudelaire et Barthes aussi -, Antoine Compagnon parvient depuis très longtemps à donner à ses analyses un accent de sincérité modeste, là où d’autres passeraient pour de beaux esprits, urbains, voire mondains. Encore qu’il n’y parvient quelquefois qu’à moitié, tant la citation comble ses propos jusqu’à réduire à peu son génie propre.

Style tardif, sublime sénile, propos désinvolte du génie qui ne se gêne plus, radotage ou griffonnage, comment lire ces écrits, ces peintures ou ces compositions que l’on doit à des auteurs en fin de vie ? La renommée force souvent le jugement. Le vieux quelconque est rarement l’objet d’une pareille interrogation, toute saute étant généralement censée traduire un délabrement cérébral.

Il est vrai qu’il y a des ouvrages ultimes qui marquent un dernier revirement : Beethoven et ses derniers quatuors, Rembrandt et le Retour du fils prodigue, Goethe et le deuxième Faust, Chateaubriand et la Vie de Rancé. Mais y a-t-il pour autant des constantes qui révéleraient un phénomène habituel, quel que soit par ailleurs la nature du revirement ? Il me semble que l’on se complaît assez volontiers à imaginer des régularités qui dépassent largement les similitudes. Que la vieillesse puisse être souvent meublée de pirouettes, cela ne fait guère de doute. Les unes trahissent une perte de contrôle, les autres l’accession à un nouveau point de vue, certaines un mélange des deux. Reste que chaque cas est particulier en ceci qu’il surgit de conditions de vie différentes. Même le génie ne met pas à l’abri de l’accident vasculaire, de la décrépitude ou simplement de la sénescence. Après tout, rien ne justifie d’écarter un sursaut de clairvoyance tardive chez celui-là dont la vie ne fut faite que de médiocrité et de trivialité. Et, de son côté, la renommée trompe, jusqu’à forcer l’émerveillement. On admet la folie lorsqu’elle est stérile, comme ce fut le cas pour Nietzsche ; on la nie lorsqu’elle paraît relancer l’œuvre. Qui sera juge de la nature de ce qui est produit ?

Je ressens les effets de l’âge. Même si je n’ai aucune raison de me plaindre, il m’importe de jauger ce que je perds, d’autant que la progressivité de cette perte la rend malaisément discernable. Je n’en ferai pas ici l’inventaire ; ce serait indécent. Mais il en résulte un esprit plus lent, une mémoire moins disponible et une capacité à l’adaptation très ralentie. Rien qui n’implique que la vie ne soit plus appréciable ; rien non plus qui ne freine les raisons de douter et de se méfier plus que jamais de soi-même, ne serait-ce que sur un mode ironique permettant d’en rire.

Il y a, dans le livre d’Antoine Compagnon, quelque chose que je n’ai guère envie de laisser passer sans réagir. Je veux parler de cette façon qu’il a de fermer son enquête sur les fins de la littérature. Je cite :
« […] tous les poètes, toute la poésie se mêlent en un chant immortel ; toutes les littératures n’en font qu’une ; il n’y a qu’un seul écrivain qui se réincarne sous des apparences successives au cours des siècles, indéfiniment. Cette légende palingénésique, introduite dans sa variante proustienne, remonte à loin. À la fin, il n’y a qu’un seul écrivain toujours renaissant et traversant la littérature. » (3)
Cette idée n’est évidemment pas de lui et il devait bien sûr en faire état. Il ne manque d’ailleurs pas d’en citer les sources : Victor Cousin, Ralph Waldo Emerson, Marcel Proust, Jorge Luis Borges. Ils ont conçu une littérature perpétuelle et universelle d’une façon qui peut se comparer à la manière dont Jules Michelet parlait de la France, continuité qui hypostasie le pays jusqu’à en faire un interlocuteur qui peut être apostrophé.

Blaise Pascal avait déjà avancé, parlant du progrès des sciences, que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (4)
Or, Compagnon ajoute :
« Péguy désapprouvait cette page. L’idée que “l’humanité serait comme un seul homme qui vieillit” lui rappelait trop la “métaphysique moderne du progrès”, qu’il combattait. Il préférait penser, mais le thème n’est pas si différent, que chaque œuvre nouvelle ajoute une voix précieuse au concert humain : “La voix qui manque, manque, et nulle autre qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle.” Péguy substitue la métaphore du concert spirituel à celle du poète éternel, mais les deux images sont non seulement conciliables, superposables, mais encore inséparables. » (5)

J’ai l’impression que, dans tout cela, deux vues assez différentes se mêlent et se confondent, là où il serait utile de les distinguer. Lorsque Compagnon juge que « le thème n’est pas si différent », cela ne peut se défendre que si, comme il le dit, on est face à deux métaphores. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on écarter l’hypothèse que, pour certains, l’unique poète qui renaît continûment dans les poètes particuliers n’est pas allégorique, mais vaut identification d’un esprit pérenne, sans corps et sans matérialité ? Nous serions alors face à la conception mystique d’une voix propre à inspirer ceux-là même qui pensent souvent ne devoir leur talent qu’à eux-mêmes. Ai-je besoin de dire que je n’y crois pas ? Quant à désigner ceux qui en sont persuadés, c’est bien difficile à trancher, car il est vrai que l’évocation de cet esprit mystique et celle d’une simple métaphore sont, face à chaque cas d’espèce, malaisées à départager.

Quoi qu’il en soit, la parole des barbons reste précieuse, même lorsqu’elle trahit des déroutes. Car elle conserve toujours les traces de l’expérience. Même aussi si cette parole n’est ni reconnue ni connue. Et si les déroutes n’ont pas entamé le plaisir de vivre, alors demeure encore la possibilité d’avoir la vie devant soi.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 857.
(2) Antoine compagnon, La vie derrière soi. Fins de la littérature, Équateurs/Humensis, Folio essais, 2021.
(3) Antoine compagnon, Op. cit., p. 298.
(4) Cité par Antoine Compagnon, Op. cit., pp. 304-305 : Pascal, « [Fragment de préface pour un Traité du vide], Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, 782.
(5) Antoine compagnon, Op. cit., p. 305.

samedi 30 novembre 2024

Nota su un’opera : Cesare Beccaria

Su Cesare Beccaria e l’illuminismo

Quando ti esprimi in una lingua che conosci poco, è preferibile parlare di un argomento per il quale hai un vivo interesse. Ciò aiuta a fornire lo sforzo necessario per far fluire i propri pensieri in parole scarsamente controllate. Ecco perché, mentre sono impegnato a riflettere sullo spirito dell'Illuminismo del 18° secolo, ho deciso di evocare Cesare Beccaria, un autore italiano di questo periodo che, spero di convincervi, ha avuto un profondo impatto sul progresso successivo legati ai diritti dei cittadini dei paesi democratici.

Due parole innanzitutto sul mio interesse per l’Illuminismo. Viviamo in tempi preoccupanti sotto molti aspetti. Personalmente, una delle mie maggiori preoccupazioni è l’impero sempre crescente di pensieri e modi di pensare irrazionali. Siamo arrivati ​​a credere a tutto e al suo contrario, dalle teorie più inverosimili e prive di prove alle utopie politiche più inette, compresi i rimedi pseudomedici più folli. L’elezione di Trump alla presidenza degli Stati Uniti lo conferma. Questo declino della razionalità ha accompagnato una revisione dell’orizzonte precedente della nostra cultura e in particolare dell’Illuminismo. Per quasi 100 anni, filosofi e storici riconosciuti hanno difeso l’idea che gli eccessi totalitari del 20° secolo – comunismo, fascismo e nazismo – devono qualcosa ai filosofi del 18° secolo. La ragione veniva designata come fonte dell'errore e la verità considerata trascurabile di fronte alle esigenze dell'azione. Penso ad autori come Max Horkheimer, Theodor Adorno, Martin Heidegger, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida. Sono fortemente in disaccordo con questo modo di vedere. Se questi dibattiti vi interessano e se avete tempo, vi invito a leggere le due note sull'argomento che ho inserito nel mio blog. (1) Se lo fate, non ditemi che non è divertente : lo so. Non dirò altro a riguardo oggi.

* * *

Veniamo a Cesare Beccaria. Chi è costui ? Cosa ha detto ? Perché ci interessa ? Cosa permette di dire che, tra gli illuministi del 18° secolo, occupa un posto molto importante ?

Mettiamolo al suo posto ! Vediamo di chi si tratta. Nacque a Milano nel 1738 dal marchese Giovanni Saverio e da Maria Visconti di Saliceto. Egli Lui stesso portava il titolo di marchese di Gualdrasco e Villareggio, due piccoli feudi situati tra Milano e Pavia. Suo padre discendeva da un ramo di illustre famiglia pavese, che aveva ottenuto il titolo marchionale nel 1712. Dal 1747, secondo le sue stesse parole, subì « otto anni di educazione fanatica e servile » in una scuola gesuita per giovani aristocratici a Parma. Nel 1758, all'età di 20 anni, conseguì il dottorato in legge presso l'Università di Pavia.

Per comprendere appieno cosa lo portò a pubblicare l'opera che lo avrebbe reso famoso - Dei delitti e delle pene (2) - nel 1764, è secondo me essenziale guardare a due eventi molto diversi tra loro : da un lato, un episodio politico molto importante nel Ducato di Milano ; dall'altro, un episodio molto personale, una storia d'amore inaspettata con conseguenze di vasta portata. Questi eventi si svolsero in un breve arco di tempo, essenzialmente dal 1760 al 1764. (3)

* * *

Partiamo dall'evento politico. Durante il Medioevo, la Lombardia era indipendente, prima sotto i Visconti, poi sotto gli Sforza. In seguito, le guerre d'Italia la portarono sotto il controllo della Francia e poi della Spagna. Dal 1714, in seguito alla guerra di successione spagnola, passò sotto il dominio degli Asburgo d'Austria.

Beccaria aveva 2 anni quando il titolo di duchessa di Milano passò a Maria Teresa d’Austria. Maria Teresa non era una persona qualunque. Se la storia offre molti ritratti di donne che hanno superato il giogo maschile per affermare il proprio punto di vista, lei occupa certamente uno dei primi posti in questa galleria. Ciò non le impedì di alimentare i pregiudizi del suo tempo, in particolare quelli cattolicissimi contro ebrei e protestanti, che aveva espulso. Si trovò anche coinvolta nella Guerra dei Sette Anni, il primo grande conflitto mondiale, che si concluse con la vittoria di Gran Bretagna e Prussia e la sconfitta di Francia e Austria. Ma ciò che ci interessa è il gusto che dimostrò - soprattutto sotto l'influenza del suo cancelliere, il principe Kaunitz - per le nuove idee, partecipando così a quello che Mme de Stael chiamava dispotismo illuminato.

Tuttavia, a partire dal 1760, fu la Lombardia a diventare il luogo di profonde riforme istituzionali, ispirate in parte dalla filosofia dell’Illuminismo. Un nuovo ministro plenipotenziario, il conte Carlo Giuseppe di Firmian, originario di Trento, giunse a Milano nel 1759, mentre il veneziano Luigi Giusti ricoprì la carica di referente e segretario del Dipartimento d'Italia. Furono soprattutto questi due rappresentanti austriaci a pianificare le grandi riforme. Ma chi si oppose a queste riforme ? Gli aristocratici milanesi che volevano conservare i loro privilegi, in particolare i padri di coloro che, per reazione, avrebbero formato il circolo degli illuministi italiani, la cosiddetta Accademia dei Pugni. Tornerò più avanti su questa Accademia dei Pugni.

* * *

Ma ora vediamo cosa ne fu del giovane Cesare. Vedete ! Dovete sapere che si innamorò perdutamente della bella Teresa Blasco, che all’epoca aveva 16 anni. Era figlia di un siciliano di origine spagnola, colonnello dell'esercito imperiale asburgico, ma che non aveva alcun titolo nobiliare. II padre di Cesare reagì opponendosi alle nozze del figlio con la ragazza, mettendo a repentaglio la posizione della famiglia nell'aristocrazia milanese. Il conflitto sfociò in una rottura che spinse il figlio a sfidare tutti gli impegni filosofici, religiosi, politici e finanziari del padre.

Innanzitutto, sposò Teresa e presto ebbe una figlia che chiamò Giulia, senza dubbio in riferimento all'eroina di La Nouvelle Heloïse di Jean-Jacques Rousseau, che aveva appena letto. (Una breve parentesi : Giulia sposò il conte Pietro Manzoni e nel 1785 diede alla luce un figlio, nientemeno che il romanziere Alessandro Manzoni, autore dei Promessi sposi, di cui ho parlato qui l’anno scorso.)

Cesare Beccaria iniziò quindi a leggere gli scrittori francesi del secolo, a partire da Montesquieu, ma anche Helvétius, Voltaire, Rousseau, Diderot, D'Alembert e altri. Inoltre, entrò in contatto con giovani della sua età, anch'essi attratti dall'Illuminismo francese. Tra questi, Pietro Verri ebbe un ruolo fondamentale nella creazione di un gruppo di amici che pubblicò una rivista chiamata “Il Caffè” e che divenne noto come “Accademia dei pugni”, pugni perché avevano la reputazione di discutere in modo molto aspro. Pietro Verri, come Beccaria, ruppe con il padre, il conte Gabriele Verri, che era uno dei più virulenti difensori dei privilegi tradizionali dell'aristocrazia milanese. Pietro coinvolse nella sua ribellione i fratelli Alessandro, Carlo e Giovanni (un’altra parentesi : quest'ultimo, Giovanni, noto soprattutto come libertino, era il padre biologico di Alessandro Manzoni).

* * *

Questa è una breve descrizione del contesto che portò Cesare Beccaria a riflettere sugli abusi subiti dai popoli. E lui, laureato in legge, ha riflettuto in particolare sulle condizioni in cui la legge gioca un ruolo in questi abusi. La sua materia : diritto penale.

Cosa troviamo nel libro di Beccaria, Dei delitti e delle pene ? Mi limiterò alle due idee che mi sembrano più importanti, senza cercare di essere completo. Chiunque voglia saperne di più potrà trarre beneficio dalla lettura del libro.

* * *

La prima idea, e forse quella che lo ha reso più famoso, è stata l'abolizione della pena di morte. Quando i giornali commemorarono l'abolizione nel 1981 della pena di morte in Francia, più di una volta titolarono: da Beccaria a Badinter. Dopotutto, Beccaria è considerato il primo ad aver chiesto l'abolizione della pena di morte, utilizzando argomenti umanistici.

Beccaria riteneva che il sovrano - sovrano era la parola usata all'epoca per designare il potere, qualunque fosse la sua forma - avesse solo quella parte di libertà che ogni cittadino gli cedeva per il bene di tutti, e che la libertà del cittadino fosse quindi quasi totale, ad eccezione di quella che veniva così concessa al sovrano (un'idea ispirata dal filosofo inglese John Locke). Però, ciò che viene ceduto al sovrano deve essere utile per il bene di tutti, cosa che non avviene quando, ad esempio, si ricorre alla crudeltà - si riferisce qui alle torture e ai maltrattamenti comunemente praticati su imputati e colpevoli. Ecco un breve estratto per sentirlo parlare :
« A misura che i supplicii [‘supplicii’ in italiano del 18° significa ‘tormenti'] diventano più crudeli, gli animi umani, che come i fluidi si mettono sempre a livello colli oggetti che gli circondano, s'incalliscono, e la forza sempre viva delle passioni fa che, dopo cent'anni di crudeli suppliciii, la ruota spaventi tanto quanto prima la prigionia. Perché una pena ottenga il suo effetto basta che il male della pena ecceda il bene che nasce dal delitto, e in questo eccesso di male deve essere calcolata l'infallibilità della pena e la perdita del bene che il delitto produrebbe. Tutto il di più è dunque superfluo e perciò tirannico. » (4)
Questo ragionamento è ovviamente un po' semplicistico. Senza dubbio deve molto all'uso di crudeltà estreme da parte delle autorità dell'epoca, che vi ricorrevano costantemente e senza particolare discernimento. Ciò che è importante ricordare è la preoccupazione di rendere la pena proporzionata al reato, e quindi di porre fine all'arbitrarietà che molto spesso prevale anche quando si pretende di fare giustizia.

È questo spirito che porta Beccaria a porsi ulteriori domande. Lo leggo ancora :
« Questa inutile prodigalità di supplicii, che non ha mai resi migliori gli uomini, mi ha spinto ad esaminare se la morte sia veramente utile e giusta in un governo bene organizzato. Qual può essere il diritto che si attribuiscono gli uomini di trucidare i loro simili ? Non certamente quello da cui risulta la sovranità e le leggi. Esse non sono che una somma di minime porzioni della privata libertà di ciascuno ; esse rappresentano la volontà generale, che è l’aggregato delle particolari. Chi è mai colui che abbia voluto lasciare ad altri uomini l’arbitrio di ucciderlo ? Come mai nel minimo sacrificio della libertà di ciascuno vi può essere quello del massimo tra tutti i ben, la vita ? » (5)
È quindi lo stesso ragionamento che lo porta a proporre l'abolizione della pena di morte. Naturalmente, nel suo libro sviluppa molti altri argomenti. Mi sono permesso di insistere su questo perché illustra perfettamente la preoccupazione di concordare pene calibrate sulla gravità e sulla dannosità dei reati, preoccupazione che ritroveremo nella seconda idea che propongo di discutere.

* * *

Questa seconda idea che ho mantenuto è secondo me la più interessante. Perché ? Di che si tratta ?

Si tratta della concezione di Cesare Beccaria sull'applicazione della legge da parte del giudice, in altre parole su come la legge dovrebbe essere interpretata quando si tratta di sentenze. Lasciate che vi legga un paragrafo notevole :
« In ogni delitto si deve fare dal giudice un sillogismo perfetto : la maggiore dev’essere la legge generale, la minore l’azione conforme o no alla legge, la conseguenza la libertà o la pena. Quando il giudice sia costretto, o voglia fare anche soli due sillogismi, si apre la porta all’incertezza. » (6)
Cesare Beccaria voleva che il giudice si astenesse dall'interpretare la norma. Se lo fa, apre la possibilità di trattare in modo diverso persone che hanno commesso lo stesso reato. E, aggiunge, se la norma deve essere semplificata in qualche modo per facilitare la decisione, non sarà un compito molto complicato. In effetti, questa proposta, che in ultima analisi è abbastanza logica per coloro che vedono costantemente sentenze emesse in modo arbitrario, soprattutto in base alla qualità del contendente, darà luogo a discussioni giuridiche che continueranno ad appassionare gli operatori del settore fino ad oggi. Perché si tratta di un dilemma molto controverso : giudicare secondo la lettera della legge o secondo lo spirito che ne ha guidato l’adozione ? Oggi è in corso un vivace dibattito tra i sostenitori del cosiddetto principio di proporzionalità - un principio di cui i giudici delle corti superiori amano parlare - e gli oppositori di questo tipo di interpretazione, che si trovano generalmente tra i giudici delle corti inferiori. I primi si arrogano il diritto di non applicare una norma, come una legge, perché non è proporzionata a un principio superiore, che ovviamente richiede poteri interpretativi molto ampi. I secondi sottolineano l'incertezza giuridica che questa latitudine creerebbe ; alcuni arrivano cosi a denunciare un governo di giudici.

* * *

Non ho deciso di parlare di Cesare Beccaria per trascinarvi in questo tipo di polemica, e tanto meno per schierarmi. Volevo solo presentarvi un autore italiano del 18° secolo, rappresentante di quello che è stato definito l'Illuminismo, cioè di coloro che hanno cercato di usare la ragione per distinguere il più possibile la verità dalla falsità.

Ci piace pensare che usare la ragione sia qualcosa di facile, che permetta di avere ragione. Ma è vero il contrario. Perché la ragione non ha contenuto. Al massimo, è un modo di usare la mente per evitare false catene di cause ed effetti, per valutare ciò che è plausibile, per ordinare le ipotesi. E questo è tutt'altro che facile.

Perché parliamo del 18° secolo come il secolo della ragione, come il secolo dell’Illuminismo ? Cosa è successo in quel secolo per fargli meritare questo nome ? La ricerca della verità, in qualsiasi campo, richiede un metodo. Il 17° secolo - con Bacone, Cartesio e Galileo - ha visto l'emergere della scienza moderna, quella che è stata conosciuta come razionalismo quantitativo. È stata applicata alla comprensione della natura, naturalmente, ma ha anche influenzato ricerche per le quali la matematica era di scarso aiuto. In filosofia, per esempio, fu necessario guardare le cose in modo diverso, anche se la scienza suggerisce di essere il più vigili possibile contro gli errori. Il 17° secolo è stato il secolo dei grandi sistemi deduttivi : Hobbes, Cartesio, Malbranche, Spinoza, Leibniz. Il 18° sarà il secolo del metodo induttivo : partire dai dettagli e generalizzare dove possibile. Tutti diventarono cauti prima di affermare qualcosa, perché si scoprì quante possibilità c'erano di sbagliare. Nel campo delle opinioni, in particolare di quelle filosofiche o politiche, la ragione può essere usata per filtrare le buone e rifiutare le cattive. Mi concentrerò su un solo esempio per farvi capire di cosa sto parlando.

Prendo l'esempio di uno storico italiano contemporaneo, un grande storico: Carlo Ginzburg, l'iniziatore di una grande tendenza della ricerca storica chiamata microstoria. È il figlio della grande scrittrice italiana Natalia Ginzburg.

Nel 1998, Carlo Ginzburg ha pubblicato un libro intitolato Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza (7). Gli occhi grandi di legno sono gli occhi di Pinocchio, quello che non riesce a vedersi senza dirsi che non è chi pensa di essere. In questo libro, troviamo una nuova parola che egli ha in un certo senso inventato, almeno nel senso che le dà : è la parola « straniamento » (8). Significa distanza, ma non una distanza qualsiasi. In realtà, Ginzburg traduce una parola francese molto antica che si trova in Montaigne : l’« estrangement ». Di cosa si tratta ?

« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges » (9) [« Questi esempi stranieri non sono strani »] scrive Montaigne dopo aver elencato alcune stranezze esotiche. Ciò che ci sembra strano è solo ciò che è diverso dalle nostre abitudini e dai nostri costumi. È sforzandoci di vedere le nostre abitudini e i nostri costumi come strani che ci renderemo conto che questi usi e costumi stranieri non sono affatto strani. Dobbiamo diventare estranei a noi stessi per capire che gli altri, per quanto lontani, non sono così strani come potremmo inizialmente pensare. L'« estrangement », lo « straniamento », è il processo attraverso il quale la percezione viene sottratta all'automatismo dell'abitudine. La percezione non è solo l'apprensione dei fatti, ma comprende anche i giudizi a cui questi fatti sono abitualmente soggetti. Relativizzare questi giudizi fino a renderli strani è il modo per ripristinare l'integrità dei fatti, il modo per defamiliarizzare con ciò che normalmente consideriamo accettabile. È così che Montaigne, parlando dei cannibali incontrati su una banchina francese, giunge a scrivere : « Nous les pouvons donc bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (10) [« Possiamo ben chiamarli barbari, se consideriamo le regole della ragione, ma non se consideriamo noi stessi, che li superiamo in ogni genere di barbarie »].

Per Montaigne, l’« estrangement » è innanzitutto un tentativo di denunciare l'arbitrarietà del potere dominante, un tentativo di rendere giustizia a coloro che non hanno diritto di parola (animali, donne, cannibali) e che quindi non possono opporsi ai giudizi che legittimano il potere con i propri giudizi. È soprattutto un modo per lasciarsi andare, per concentrare le nostre facoltà critiche su noi stessi, per cercare le fonti della nostra cecità in noi stessi prima di cercarle negli altri.

È quello che fece Cesare Beccaria quando rifiutò i privilegi di cui avrebbe potuto beneficiare. È anche quello che hanno fatto i filosofi dell'Illuminismo quando hanno lottato duramente contro i pregiudizi inscritti nelle loro menti, nella speranza di raggiungere verità che non fossero più quelle di qui o di là, ma verità universali, anche in termini di valori. L'universalismo - oggi tanto criticato, soprattutto quando viene confuso con la globalizzazione - è spesso mal definito. Non è l'opposto del relativismo. Non è l'idea che la realtà costituisca un tutto. È uno sforzo per guardare le cose senza pregiudizi e, soprattutto, senza lasciarsi guidare da dogmi, credenze, ideologie, dottrine e opinioni di cui la nostra storia personale ci ha riempito il cervello. A livello etico, cerca valori che siano applicabili nella loro concezione all'intera umanità.

Per questo motivo - ma sto dando un'opinione personale che capisco possa non essere condivisa - penso che il primo nemico dell'indipendenza della mente sia la militanza. Il militante non può praticare lo “straniamento”, l’« estrangement ». Non può liberarsi dei paraocchi perché sono ciò per cui vuole lottare. Né può impedirsi di considerare strane le opinioni dei suoi avversari, perché li sta combattendo. Il militante, qualunque sia la causa che sta servendo, rifiuta implicitamente di fare un passo indietro e di mettere alla prova le proprie convinzioni. Il militante è una calamità per l'umanità.

(1) Ecco gli indirizzi da seguire : https://jeanjadin.blogspot.com/2024/10/note-dopinion-les-lumieres-12.html e https://jeanjadin.blogspot.com/2024/11/note-dopinion-les-lumieres-22.html.
(2) Cesare Beccaria, Dei delitti e delle pene, Mondadori Libri S.p.A., Milano, 2018.
(3) Per saperne di più sulla vita di Cesare Beccaria e sul clima politico in cui si esprimeva, si veda Philippe Audegean e Gianni Francioni, ‘Des délits et des peines’ de Cesare Beccaria, ENS Éditions, Lyon, 2009.
(4) Cesare Beccaria, Op. cit., p. 89.
(5) Ibid., p. 90-91.
(7) Carlo Ginzburg, Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Feltrinelli, 1998 (in francese : Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. di Pierre Antoine Fabre, Gallimard, 2001).
(8) Per un'analisi dettagliata di questo concetto, si veda l’articolo di Silvia Giocanti, “L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne », in la rivista Essais, Hors-série 1, 2013, 19-35.
(9) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 111. Per un'analisi pertinente delle parole di Montaigne, si veda la conferenza di Bernard Sève dal titolo L'étrange et l'étranger dans la pensée de Montaigne presentata il 28 marzo 2017 al ‘Rendez-vous philosophiques Orléans-Tours’ e visibile al seguente indirizzo internet : https://youtube.com/watch?v=w4cyRZY5iT0.
(10) Montaigne, Op. cit., p. 216.

mardi 5 novembre 2024

Note d’opinion : les Lumières - 2/2 -

À propos des Lumières

SECONDE DE DEUX NOTES


Deuxième moment

Lorsque Martin Heidegger parle de « l’être de l’étant », l’être ainsi évoqué n’est pas l’étant lui-même, bien sûr, mais quelque chose qui est spécifique à l’homme pensant, à savoir cette faculté de se percevoir étant. Et l’effort qui mérite d’être fourni en vue de saisir cette spécificité dans sa véritable signification, voilà à quoi devrait se vouer la philosophie.

Peut-on condenser de la sorte, en deux petites phrases, l’œuvre philosophique de Heidegger ? Pourquoi pas ! Bien sûr, le risque est grand de provoquer l’indignation de ceux-là qui l’admirent et croient en ce dévoilement promis de l’être. Je pense personnellement qu’on peut s’arrêter là, dès lors que l’on regarde ce projet comme une mystification, c’est-à-dire comme une « ouverture » à des mystères. Quitte à passer pour un rustre incapable de pénétrer une méditation phénoménologique (1), je me plais à opposer l’humanisme de Heidegger - si tant est qu’il y en ait un - à celui de Claude Lévi-Strauss. Voici pourquoi.

L’humanisme de Heidegger - inexistant sous cette appellation -, c’est cette idée que l’étant de l’homme se distingue radicalement de tout autre étant, puisqu’il est le seul qui, grâce au langage, ait un possible accès à la vérité, c’est-à-dire à l’être. Le reste du vivant comme du non-vivant est aveugle à l’être, ce qui le déclasse irrémédiablement. Et du même coup, cela voue la science à rester confinée dans le calcul et l’expectative et à ne pas penser. Il est difficile d’imaginer une conception de l’homme davantage dictée par l’amour-propre.

L’humanisme de Lévi-Strauss - qu’on a quelquefois qualifié d’anti-humanisme, parce qu’il incluait bien davantage que les humains - a précisément réagi contre ce que le mot impliquait d’amour-propre. Je ne résiste pas à l’envie de lui laisser préciser sa pensée :
« En ce siècle où l’homme s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion. » (2)

De la même manière, je me plais également à opposer l’exploration du langage à laquelle se livre Heidegger à celle que nous devons à Ludwig Wittgenstein. Le premier rapporte les mots allemands et grecs à leur étymologie, jusqu’à prétendre y découvrir la vérité du sens, comme si les mots, dévoyés par l’usage, recelaient l’authentique vérité de l’être, allant ainsi du plus “clair” au plus “obscur”. Le second, conscient des pièges que les mots contiennent dès lors qu’ils sont utilisés dans des jeux de langage qui en infléchissent le sens, décrit un espace des formes logiques qui tente d’aller du plus obscur au plus clair. Pour le dire très abruptement, le premier subordonne la raison à sa propre compréhension des choses, là où le second soumet autant que possible sa compréhension des choses à la raison.

Ce n’est évidemment pas les seules oppositions utiles à relever dès lors que l’on cherche à caractériser l’espace occupé par la pensée heideggérienne. Celle qui devint en quelque sorte légendaire, c’est celle qui se donna à voir à Davos, au printemps 1929, alors que Martin Heidegger et Ernst Cassirer débattirent à l’aube des terribles années 30 de ce qu’il fallait retenir de Kant. Sur le moment, la réaction la plus commune fut d’y voir une victoire décisive d’Heidegger (3). De nos jours, pratiquement un siècle après, certains n’hésitent plus à renverser cette opinion en insistant sur la force de l’analyse développée alors par Cassirer (4). Bien évidemment, les volte-face sur le sujet se sont multipliées au fur et à mesure qu’étaient révélées la force et l’obstination des opinions nazies et antisémites d’Heidegger, notamment dès 2014, après la publication des Schwarze Hefte (5). Pourtant, ce qui personnellement m’a conduit à me détourner d’Heidegger n’est aucunement lié à ses dérives politiques, même si la question du rapport de sa pensée avec le politique mérite d’être posée.

En novembre 1975, Pierre Bourdieu a publié un article consacré à ce qu’il appela “L’ontologie politique de Martin Heidegger”. Un seul extrait - choisi entre cent autres - donnera une idée de la forme de critique assénée :
« Tout est ainsi fait pour interdire comme indécente toute tentative pour exercer sur le texte la violence, dont Heidegger lui-même reconnaît la légitimité lorsqu’il l’applique à Kant, et qui seule permet de “saisir au-delà des mots ce que ces mots veulent dire”. Il n’y a rien ici, au-delà des mots propres, et toute exposition de la pensée originaire qui se refuse d’entrer dans le jeu du jargon et de reproduire le langage sublimé, proprement intraduisible dans aucun autre idiolecte philosophique, est condamnée d’avance aux yeux des gardiens du dépôt. La seule manière de dire ce que veulent dire des mots qui ne disent jamais naïvement ce qu’ils veulent dire ou, ce qui revient au même, qui le disent toujours mais seulement de manière non-naïve, consiste à réduire l’irréductible, à traduire l’intraduisible, à dire ce qu’ils veulent dire dans la forme naïve qu’ils ont précisément pour fonction première de nier. L’“authenticité” ne désigne pas naïvement la propriété exclusive d’une “élite” socialement désignée, elle indique une possibilité universelle - comme l’“inauthenticité” - mais qui n’appartient réellement qu’à ceux qui parviennent à se l’approprier en l’appréhendant comme telle et en s’ouvrant du même coup la possibilité de “s’arracher” à l’“inauthenticité”, sorte de péché originel, ainsi converti, par la conversion de quelques-uns, en faute responsable d’elle-même. C’est ce que dit en toute clarté Jünger : “Avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher (…). Nous voulons parler de l’homme libre, tel qu’il sort des mains de Dieu. Il n’est pas l’exception, ni ne représente une élite. Loin de là : car il se cache en tout homme et les différences n’existent que dans la mesure où chaque individu sait actualiser cette liberté qu’il a reçue en don” (*1). Égaux en liberté, les hommes sont inégaux dans la capacité d’user authentiquement de leur liberté et seule une “élite” peut s’approprier les possibilités universellement offertes d’accéder à la liberté de l’ “élite”. » (6)

L’a priori politique qui transparaît dans cet extrait est exemplaire de bien d’autres. En 1988, Bourdieu a publié un livre qui reprend, sous le même titre, l’article de 1975. (7) Le débat sur les opinions nazies d’Heidegger venait de s’enflammer. (8) et Bourdieu souhaitait que cet article ne soit pas mal compris. Dans l’“avertissement au lecteur”, il précise :
« […] contrairement à l’idée que l’on se fait souvent de la sociologie, c’est la lecture de l’œuvre elle-même, de ses doubles sens et de ses sous-entendus, qui a révélé, à une époque où tout cela n’était pas connu des historiens, certaines des implications politiques les plus inattendues de la philosophie heideggérienne : la condamnation de l’État providence, enfouie au cœur de la théorie de la temporalité ; l’antisémitisme, sublimé en condamnation de l’errance ; le refus de renier l’engagement nazi, inscrit dans les allusions tortueuses du dialogue avec Jünger ; l’ultra-révolutionnarisme conservateur, qui inspire tant les stratégies philosophiques de dépassement radical que la rupture avec le régime hitlérien, directement suscitée, comme l’a montré Hugo Ott, par la déception de ne pas voir reconnue l’aspiration révolutionnaire du philosophe à la mission de Führer philosophique. » (9)

Il ajouta :
« Tout cela, qui pouvait se lire dans les textes, a été refusé par les gardiens de l’orthodoxie de la lecture qui, menacés dans leur différence par le progrès de sciences qui leur échappent, s’accrochent, tels des aristocrates déchus, à une philosophie de la philosophie dont Heidegger leur a fourni une expression exemplaire en instaurant une frontière sacrée entre l’ontologie et l’anthropologie. Mais ils ne font ainsi que différer le moment où ils devront finir par s’interroger sur l’aveuglement spécifique des professionnels de la lucidité, dont Heidegger, une fois encore, a livré la manifestation la plus achevée et que leur refus de savoir et leurs silences hautains répètent et ratifient. » (10)
Et là, on peut craindre qu’il se soit montré très optimiste en imaginant que tous les initiés à la mystagogie heideggérienne réformeraient leur point de vue.

Ainsi, dupe ou porté par un élan anagogique, Alain Finkielkraut se plaît souvent à évoquer Heidegger. Lors de l’émission Répliques du 26 octobre 2024 consacrée à “La folie mathématique” (11), il ne résista pas à cette démangeaison, mentionnant le discours que ce dernier prononça en 1955 à Messkirch lors de fêtes commémoratives en l'honneur du compositeur Conradin Kreutzer. Rappelant la distinction entre la pensée calculante et la pensée méditante que Heidegger y opère, il tenta d’opposer à la science la légitimité d’une pensée philosophiquement prééminente, ce qui laissa ses interlocuteurs - Étienne Klein et Olivier Rey - parfaitement impavides. Le discours de Messkirch, publié sous le titre Sérénité mérite l’attention, ne serait-ce que pour ceci qui prolonge l’éloge de la pensée méditante :
« Or c’est cette seconde pensée que nous avons en vue lorsque nous disons que l’homme est en fuite devant la pensée. Malheureusement, objectera-t-on, la pure méditation ne s’aperçoit pas qu’elle flotte au-dessus de la réalité, qu’elle n’a plus de contact avec le sol. Elle ne sert à rien dans l’expédition des affaires courantes. Elle n’aide en rien aux réalisations d’ordre pratique.
Et l’on ajoute, pour terminer, que la pure et simple méditation, que la pensée lente et patiente est trop “haute” pour l’entendement ordinaire. De cette excuse il n’y a qu’une chose à retenir, c’est qu’une pensée méditante est, aussi peu que la pensée calculante, un phénomène spontané. La pensée qui médite exige parfois un grand effort et requiert toujours un long entraînement. Elle réclame des soins encore plus délicats que tout autre authentique métier. Elle doit aussi, comme le paysan, savoir attendre que le grain germe et que l’épi mûrisse.
 » (12)
Il y a là - selon moi - l’aveu d’un abandon mûri de la rationalité, dans la mesure où le produit de la méditation ainsi vantée n’est fondé que sur la hauteur et la complexité de la démarche visant à l’atteindre. Et il y a aussi, bien sûr, le lien établi adroitement avec le paysan, assurément le moins réputé méditant de tous, mais le plus symboliquement fondateur de l’identité dont Heidegger se réclame.

Lorsque je parle d’abandon mûri de la rationalité, je veux dire que le terrain de réflexion choisi ne permet pas d’espérer des aboutissements rationnellement confirmables, même si le cours de la pensée méditante en cause peut évidemment s’appuyer sur des arguments rationnels. C’est la caractéristique de toute mystique de suggérer une croyance sans support raisonné, mais d’être néanmoins défendue quelquefois par des arguments rationnels. Ai-je besoin de préciser que la raison mise en pareil cas au service d’une conviction irrationnelle corrompt l’entendement bien davantage qu’elle ne l’éclaire ?

La Lettre sur l’humanisme de Heidegger (13) - que j’ai choisie pour indiquer un moment dans le discrédit jeté sur les Lumières - est de 1946. C’est-à-dire juste après la Deuxième Guerre mondiale, précisément lorsque Heidegger va se taire sur son engagement nazi et lorsque Jean Beaufret lui demandera fort naïvement comment redonner un sens au mot humanisme. Or, Heidegger y ressasse son ontologie, sans guère s’étendre sur l’humanisme lui-même. Günther Mensching l’a brièvement synthétisée comme suit :
« Pour l’exprimer en une formule, la tâche de Heidegger est de donner effectivement un nouveau sens au mot humanisme, en distinguant l’humanisme traditionnel qui s’appuie sur la définition de l’homme comme animal rationale, d’un humanisme qui définit l’homme comme Dasein au sens heideggérien. Cette différence a pour conséquence que l’homme est déterminé comme un étant restreint à la seule fonction d’accepter le « destin de l’être » (Geschick des Seins). Par là l’homme parvient à la propriété (Eigentlichkeit), c’est-à-dire, l’entente originaire de l’être survient, la clairière s’ouvre. Cependant, ce n’est pas l’effet d’une activité réfléchie de l’individu, mais un événement inattendu. L’attitude la plus adéquate est donc une certaine humilité pour attendre l’avènement de l’être. On voit bien que c’est le contraire de l’humanisme dont l’idée est inséparablement liée à l’autonomie et à la dignité de chaque individu en tant que représentant de l’humanité entière. » (14)

C’est une chose qui a pu paraître malaisée à expliquer que cet étrange engouement de philosophes français, très généralement classé politiquement à gauche, pour la philosophie d’Heidegger. Sartre ne l’avait pas bien compris, puisqu’il y verra de quoi alimenter ses idées sur la liberté et la responsabilité de l’homme. (15) D’autres en retiendrons la mise en procès de la raison, consolidée selon eux par une certaine lecture de Nietzsche. Même si Jacques Bouveresse s’attachera à dénoncer cette mécompréhension d’Heidegger et cette inclination à une incohérente relativisation de la vérité (16), ce sont ces essayistes-là qui tiendront longtemps le haut du pavé, jusqu’à imprimer dans la doxa une forme d’irrationalité savante que l’on se plut à appeler le post-modernisme. Deleuze, Foucault et Derrida - entre autres - ébranlèrent si bien le rationalisme des Lumières qu’ils poussèrent leurs lecteurs à accepter l’idée d’une gestation du totalitarisme en son sein.

Il serait très présomptueux d’affirmer que c’est à tout cela que l’on doit l’irrationalisme actuel. Il le serait sans doute davantage encore de prétendre que cela n’y soit pour rien. Qui ou quoi génère quoi ? Voilà certainement une des questions les plus complexes à résoudre. Force est pourtant de constater que les orientations prises aujourd’hui par les canons du beau, du bien et du bon - de l’art, de la morale et de la politique - partagent quelque chose qui doit peu à l’esprit critique, à la mise en perspective, au doute méthodique, à l’approche rationnel. Dans le domaine politique, là où les procédures électives - quels qu’en soient les faiblesses - éclairent quelque peu sur les préférences, il apparaît que les personnes et les discours déraisonnables parviennent à présent à séduire ; il est inutile de citer les noms qui illustrent si bien cette tendance, tant ils font parler d’eux dans les médias.

Troisième moment

J’en viens à La philosophie des Lumières d’Ernst Cassirer (17). Publié trois ans après la rencontre de Davos et un an avant l’exil vers la Suède puis les États-unis, ce livre tente une analyse approfondie de ce que furent les caractéristiques d’un courant de pensée qui cherche ce qu’est la nature, ce qu’est la connaissance, ce qu’est la religion, ce qu’est l’histoire, ce que sont les institutions, ce qu’est le beau. Au-delà de l’hétérogénéité de ce courant, Cassirer s’applique à dégager des tendances et même à définir ce qu’il appelle l’esprit du siècle des Lumières.

Ce qui le conduit à écrire :
« Pour les grands systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, pour Descartes et Malebranche, pour Spinoza et Leibniz, la raison est la région des “vérités éternelles”, ces vérités qui sont communes à l’esprit humain et à l’esprit divin. Ce que nous connaissons et apercevons à la lumière de la raison, c’est “en Dieu” donc que nous le voyons immédiatement : chaque acte de la raison nous assure de notre participation à l’essence divine, nous ouvre le royaume de l’intelligible, du suprasensible absolu. Le XVIIIe siècle prend la raison en un sens différent et plus modeste. Elle n’est plus une somme d’“idées innées”, antérieures à toute expérience, qui nous révèle l’essence absolue des choses. La raison se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d’acquisition. Elle n’est pas l’aerarium, le trésor public de l’esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébuchante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l’établir et à s’en assurer. Cette opération de s’assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable. C’est en ce sens que tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et dans ses effets. Sa nature et ses pouvoirs ne peuvent jamais se mesurer pleinement à ses résultats ; c’est à sa fonction qu’il faut recourir. Et sa fonction essentielle est le pouvoir de lier et de délier. Elle délie l’esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l’autorité ; elle ne connaît pas de repos tant qu’elle n’a pas mis en pièce jusque dans ses derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la “vérité-toute-faite”. Mais après ce travail dissolvant s’impose de nouveau une tâche constructive. La raison ne peut évidemment demeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel édifice, une véritable totalité. Mais en créant elle-même cette totalité, en amenant les parties à constituer le tout selon la règle qu’elle a elle-même édictée, la raison s’assure une connaissance parfaite de la structure de l’édifice ainsi engendré. Elle comprend cette structure parce qu’elle peut en reproduite la construction dans sa totalité et dans l’enchaînement de ses moments successifs. C’est pas ce double mouvement intellectuel que l’idée de raison se caractérise pleinement : non comme l’idée due être, mais comme celle d’un faire. » (18)

J’incline à croire que Cassirer a de la sorte saisi pleinement ce qui marque l’originalité du rapport à la raison qui fut celui du XVIIIe siècle, mais qu’il a également su ainsi délimiter ce qui fait l’exact usage de la raison en général, tout particulièrement dans cette première partie de l’extrait cité, là où il s’en tient à ce qu’il appelle son « travail dissolvant ». Si la phase « constructive » a bien occupé les philosophes du XVIIIe siècle, je reste personnellement persuadé qu’elle porte à des conclusions qui restent à l’occasion hors de portée de la raison agissante.

Si la raison s’est faite à ce point opérante au XVIIIe siècle, c’est qu’elle avait du pain sur la planche, à savoir des déraisons à confondre. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle fonde par elle-même le juste et le beau, même si certains n’hésitent pas à la convoquer à cet effet. Lorsque le fondement divin du droit fut suspecté, on lui trouva une alternative : la nature. Et ce qui fut alors jugé juste, comme ce qui fut jugé beau, ce fut ce que l’air du temps, en ce compris le souci du raisonnable, dictait tel. Le raisonnable, c’est à la fois - dans un premier temps - ce qui est conforme à la raison, mais aussi - dans un deuxième temps - ce qui a beaucoup de bon sens, ce qui n’exagère en rien. Que ce qui est estimé raisonnable selon le deuxième temps soit entendu comme conforme au premier, voilà qui ne doit guère étonner.

« Les lois dans la signification la plus étendue sont les rapports qui dérivent de la nature des choses » nous dit Montesquieu. (19) Le jusnaturalisme de l’époque, lorsqu’il se borne à décrire ce que devraient être des lois justes, reflète ce souci de rationalité tant encouragé par Grotius, alors même qu’il ne doit probablement l’essentiel de ses principes qu’à l’atmosphère raisonnable dans laquelle il s’exprime.

« Un jugement de valeur qui se pense comme juste, ne prétend pas traiter en effet de la “chose même” et de sa nature absolue, il n’énonce qu’une relation subsistant entre les objets et nous-mêmes, sujets percevant, sentant et jugeant. Cette relation peut, en chaque cas particulier, être “vraie” sans pour autant être jamais strictement la même, car la nature et donc la vérité d’une relation ne dépend jamais de l’un seulement des deux membres qu’elle unit mais de la manière dont ils se déterminent réciproquement. » (20) C’est là ce que dit Cassirer lorsqu’il évoque l’esthétique. Mais cela reste vrai pour les questions morales, à ceci près que, moi qui vis au XXIe siècle, je ne ferai pas dépendre le jugement des deux seuls membres de la relation, mais également de tous ces tiers qui participent à modeler mon habitus.

* * *

Tout cela revient-il à dire que les mises en cause de la raison sont logiquement déraisonnables ? Non. Car il importe de comprendre que ce que certaines d’entre elles visent, ce sont ces prétendus savoirs qui se donnent pour le pur produit de la raison. Lorsque Bourdieu évoque les démérites de la raison savante, il ne cible rien d’autre. Voilà qui justifie la distinction faite entre la raison agissante, celle qui s’attache à la manière dont le savoir est acquis, et la raison absolue, celle dont sortiraient toutes armées les connaissances possédées.

Les attaques contre la raison que j’ai évoquées supra emporte très généralement les deux. Elles ont fait le lit d’un irrationalisme qui, non seulement a conduit une part non négligeable de la philosophie vers des espaces éthéréens, mais a aussi favorisé l’invasion dans la vie quotidienne de denrées et artefacts dont le succès doit tout à l’imposture de zélateurs cupides et à la naïveté de consommateurs illusionnés. Que Donald Trump puisse se vendre comme c’est le cas aujourd’hui n’en est qu’une des multiples manifestations !

Non, les Lumières n’ont pas préparé le communisme et le nazisme. Non, la raison ne s’est pas mise à la solde du totalitarisme. Le prétendre, c’est n’avoir décidément pas compris ce qu’est la raison.

(1) Heidegger a initialement inscrit sa démarche dans la phénoménologie husserlienne, laquelle ne m’a jamais convaincu davantage (cf. ma note du 10 avril 2015).
(2) Claude Lévi-Strauss, L’origine des manières de table, Plon, 1968, p. 422.
(3) On trouve la reproduction des exposés dans Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes, présentés et traduits par Pierre Aubenque, Éd. Beauchesne, 1972. Aubenque n’y cache pas son enthousiasme pour Heidegger. Il en va de même pour Emmanuel Levinas que l’on peut écouter en parler dans cette vidéo (je n’ai pu dénicher la date de cet enregistrement ; il est très probablement des années 80 ou de la première moitié des années 90).
(4) Cf. par exemple Emmanuel Faye (sous la direction de), « Cassirer et Heidegger : Un siècle après Davos », Éd. Kimé, 2021. Cf. également les interventions des participants à la journée d’étude “Pensée identitaire et cosmopolitisme : Martin Heidegger / Ernst Cassirer” qui est à l’origine du livre, interventions facilement accessibles sur Youtube.com.
(5) Martin Heidegger, Réflexions VII-XI : Cahiers noirs (1938-1939), trad. de Pascal David, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2018 ; Réflexions II-VI : Cahiers noirs (1931-1938), trad. de François Fédier, 2018 ; Réflexions XII-XV: Cahiers noirs (1939-1941), trad. de Guillaume Badoual, 2021.
(*1) E. Jünger, Essai sur l’homme et le temps, t. I Traité du Rebelle (Der Waldgang, 1951), Monaco, Edition du Rocher, 1957, t. I, pp. 47-48 (on trouvera à la page 66 une référence tout à fait évidente, bien qu’implicite, à Heidegger).
(6) Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 5-6, novembre 1975, pp. 116-117. C’est P. B. qui souligne.
(7) Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1988.
(8) Le livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (trad. par  Myriam Benarroch et Jean-Baptiste Grasset, Verdier, 1987) venait d’être publié et les journaux lui avait donné un large écho (cf. par exemple Roger-Pol Droit, “Heidegger était-il nazi” in Le Monde du 14 octobre 1987).
(9) Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1988, p. 7.
(10) Ibid., pp. 7-8.
(11) À écouter sur France Culture.
(12) Martin Heidegger, “Sérénité” in Questions III et IV, trad. par André Préau, Gallimard, Tel, 1966, p. 137.
(13) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” [1946] in Questions III et IV, trad. par Roger Munier, Gallimard, Tel, 1966, pp. 65-127.
(14) Günther Mensching, “Heidegger, le nazisme et la philosophie française” in Philosopher en France sous l’occupation (sous la dir. d’Olivier Bloch), Éditions de la Sorbonne, 2009, p. 162.
(15) Cf. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943.
(16) Cf. notamment Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Éd. de Minuit, 1984 et Nietzsche contre Foucault : Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, Marseille, 2016. Voir aussi cette très brève vidéo dans laquelle le même Bouveresse évoque le cas Heidegger.
(17) Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières [1932], trad. de l’allemand par Pierre Quillet, Fayard, 1966.
(18) Ibid., pp. 47-48.
(19) Montesquieu, “L’esprit des lois” in Œuvres complètes, Librairie Hachette et Cie, p. 128.
(20) Ernst Cassirer, Op. cit., p. 301.

lundi 21 octobre 2024

Note d’opinion : les Lumières - 1/2 -

À propos des Lumières

PREMIERE DE DEUX NOTES

Depuis quelques décennies, on parle de moins en moins des Lumières. Le déclin de la culture cultivée y est sans doute pour beaucoup. Mais il y a sans doute aussi, dans cette désaffection, le contrecoup d’un engouement de plus en plus vif pour les théories irrationnelles. Il existe pourtant d’excellentes raisons d’y retourner et de s’interroger sur la manière dont ce courant de pensée a pu peser sur l’histoire de l’Occident.

Précisons bien les choses. Les Lumières, ce sont ces intellectuels qui, pendant le dernier quart du XVIIe siècle et les trois premiers quarts du XVIIIe, ont lutté de façon systématique contre l’arbitraire, l’irrationalisme, l’obscurantisme et les illusions mythologiques. Pour livrer quelques points de repère, il suffira de dire que cela commence avec un philosophe anglais, John Locke, et cela se termine en quelque sorte avec un philosophe allemand, Emmanuel Kant. Entre les deux, il y a une flopée de penseurs français, parmi lesquelles ces phares que furent Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et D’Alembert. Voilà un mémento quasi scandaleux, tant il mutile une réalité débordante et ignore des figures aussi importantes que Fontenelle et Hume, pour n’en citer que deux. Il ne s’agissait que de savoir de quoi je parle.

Après avoir tenté un abrégé, il me faut à présent le réfuter. Car il ne faut guère documenter ce que l’on place derrière les expressions les Lumières et le siècle des Lumières pour s’apercevoir que les disparités importent probablement davantage que les similitudes, que les prémices de tout cela remontent loin - tout comme les répercussions se prolongent bien après -, et que la multitude d’auteurs mêlés au courant signifie sans doute autant que la singularité de l’une ou l’autre des notabilités distinguées.

C’est donc sur des généralités de généralités que je m’apprête à m’épancher.

Ce qui justifie ma démarche, c’est le procès qui - directement ou indirectement - est fait aux Lumières et, par cet intermédiaire, à la raison. Je cible ainsi les contestations les plus anciennes et les plus radicales, telles celles d’Edmund Burke, de Johann Georg Hamann ou de Joseph de Maistre, jusqu’aux très carrées et plus récentes de quelqu’un comme Isaiah Berlin, en passant par de plus subtiles et plus insidieuses aussi comme le courant de déconstruction qui fut initié par Martin Heidegger et pesa sur la philosophie française dite postmoderne (Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, pour ne citer que les plus notoires). Sans oublier une charge marquante qui fut lancée à la fin de la Deuxième guerre Mondiale et sur laquelle je vais revenir : celle de Horckheimer et Adorno. Ai-je besoin de préciser que les reproches formulés se fondent sur divers arguments et diverses spéculations ?

L’argument le plus disputé aura certainement été cette controverse importante relative au nazisme et au communisme et au rôle qu’auraient joué les Lumières dans leur émergence. Ces inférences pourraient éventuellement susciter d’autres mises en cause, notamment lors d’une recherche des origines du colonialisme, de la révolution industrielle ou, plus spécifiquement encore, de la pollution, de l’extinction des espèces végétales et animales, de la dégradation des sols, de l’acidification des océans ou encore du capharnaüm de satellites qui infestent l’environnement spatial de la Terre. Ces dernières mises en cause possibles n’ont pas encore eu autant d’écho que les premières. (1)

Afin d’expliciter - très succinctement, bien sûr - ces opinions sur les Lumières, je me propose d’évoquer trois moments. D’abord celui qui coïncide avec la publication en 1944 de l’ouvrage de Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la raison (2), ensuite celui peu après, en 1946, de la publication de la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger (3), enfin celui bien antérieur - mais comme répondant aux deux premiers - de la publication en 1932 du livre d’Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières (4)

Premier moment

« La raison est totalitaire » (5), voilà ce que l’on peut lire dans le livre de Horkheimer et Adorno. Évidemment, une pareille phrase, sortie de son contexte, laisse abusivement entendre que les auteurs auraient découvert quelque chose comme une parenté entre la puissance de la raison et les régimes politiques qui attentent à toutes les libertés. Mais cela pourrait plutôt signifier que la raison impose son empire sur tout, dès lors qu’elle seule préside aux décisions. En fait, les idées que Horkheimer et Adorno explicitent dans leur livre ne sont pas simples à saisir. L’expression en est embrouillée, quelquefois même équivoque. La volonté qui est la leur de décrypter les rôles que jouent sur le comportement humain des facteurs aussi divers que les mythes, les religions, les idéologies, l’économie, les classes sociales, les biens culturels, les préjugés, que sais-je encore ? ne facilite guère la compréhension. D’autant qu’ils se laissent inspirer par le marxisme, le nietzschéisme et le freudisme, enrobant le tout dans la philosophie et la sociologie, ce qui aboutit à un mélange d’arguments assez hétéroclites.

S’il me fallait condenser leur propos, je partirais du titre de leur ouvrage. La dialectique dont il est question là, c’est celle de Hegel. Mouvement ternaire, cette dialectique constate que le sujet affirme d’abord ce qu’il sait, ensuite nie ce qu’il croyait savoir, enfin prend conscience du phénomène. La dialectique de la raison, c’est donc une approche de la raison qui commence par en poser la cognition, puis poursuit en l’invalidant (« l’autodestruction de la raison » (6)) et enfin en cerne l’identité. Pour être plus concret, je brocarderais le point de vue des auteurs de cette manière : dans un premier temps, la raison est vue comme ce bien qui engendre du bien ; dans un deuxième temps, elle désenchante le monde jusqu’au mal, sans nécessairement cesser de produire du bien ; dans un troisième temps, elle s’éprouve phénoménologiquement dans son ambiguïté cognitive et morale. C’est dire combien les meilleurs intentions peuvent faire naître le pire. L’instrument de ce pire, c’est - selon Horkheimer et Adorno - la bourgeoisie.

Deux auteurs du XVIIIe siècle sont cités qui symboliseraient la raison désenchantée : Bernard Mandeville et le Marquis de Sade. Ce dernier les retient pendant une longue digression de 51 pages intitulée “Juliette, ou raison et morale” (7). Pour s’en tenir à l’idée la plus explicite de ce long plaidoyer, je retiendrai cette phrase : « Le fait de ne pas avoir masqué, mais d’avoir proclamé à haute voix l’impossibilité de produire contre le meurtre un argument de principe qui soit fondé sur la raison a alimenté la haine avec laquelle précisément les progressistes d’aujourd’hui poursuivent encore Sade et Nietzsche. » (8) Il me semble capital de saisir que le caractère rationnel reconnu à la position de Sade tiendrait au fait qu’il se débarrasse de la conscience morale (9), comme si juger de la vertu et du vice échappait par nature à la raison humaine.

Le cas de Bernard Mandeville (1670-1733) est plus intéressant. Moins connu que Sade, Mandeville a suscité des débats qui ont le mérite d’interroger l’histoire. Sa Fable des abeilles (10) relève en quelque sorte de la science économique, puisqu’elle questionne le rapport qui peut exister entre le comportement moral des hommes et leur prospérité. Regardé quelquefois comme un annonciateur du libéralisme économique (11), il n’est pas pour autant épargné par l’accusation de cynisme, puisqu’il prétend que c’est le vice qui garantit la prospérité générale. Et si la vertu conduit les hommes à leur perte, elle aurait au moins le mérite de masquer ce qu’ils doivent à la perversion.

Je crois utile - en vue des remarques qu’il me vient l’envie d’émettre - de citer un texte de Mandeville, dans lequel celui-ci assigne à la raison des rôles précis. Évoquant « les législateurs et autres sages qui ont travaillé à établir la société », il écrit ceci :
« Pour introduire […] de l’émulation parmi les hommes ils ont divisé l’espèce entière en deux classes très différentes. L’une consistait en gens vils, aux préoccupations basses, qui toujours à la recherche de jouissances immédiates, étaient totalement incapables d’abnégation, et qui, dénués de considération pour le bien d’autrui, n’avaient pas de but plus noble que leur avantage particulier. Ces gens-là, esclaves de la volupté, s’abandonnaient sans résistance à tous les désirs grossiers et ne faisaient usage de leurs facultés rationnelles que pour accroître leur plaisir sensuel. Ces ignobles misérables, disaient-ils sont le rebut de leur espèce, ils n’ont des hommes que la forme et ne diffèrent des bêtes que par leur apparence extérieure. Mais l’autre classe était faite de créatures nobles, à l’esprit élevé, qui, exemptes d’un égoïsme sordide, voyaient dans la culture de l’esprit leur plus belle possession et qui, connaissante leur vraie valeur, ne trouvaient de délices qu’à orner la partie d’eux-mêmes en quoi consiste leur excellence. Ces gens-là, méprisant tout ce qu’ils avaient en commun avec les créatures dépourvues de raison, s’opposaient avec l’aide de la raison à leurs inclinations les plus violentes, et se faisant à eux-mêmes une guerre continuelle, ils ne visaient à rien de moins qu’à assurer le bien public et à conquérir leur propre passion. » (12)

Afin d’assoir une réflexion que je me propose d’esquisser ultérieurement, je voudrais aussi me référer à un passage des dialogues que Mandeville a aussi publiés, un passage dans lequel un de ses personnages - Horace - se pose à propos des hommes la question suivante : « Puisque tous sont descendants d’Adam, et par conséquent de Noé et de sa postérité, comment les sauvages sont-ils venus au monde ? » (13)

Reste qu’il serait irrationnel de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne pas prendre en compte le danger dont parle Horkheimer et Adorno dans leur livre à propos de la domination de la nature par l’homme. Mais, d’une certaine manière, c’est là une autre histoire.

Si je m’en tiens à la raison - sujet du livre -, j’incline à croire qu’il n’est peut-être pas très raisonnable de la voir comme une faculté de l’esprit humain et moins encore comme un ensemble de principes. Car la lutte contre ce qui fortifie les erreurs - tels les préjugés et les passions - faiblit très facilement devant la conviction que l’on possède la raison ou qu’on en maîtrise les principes. La raison est active lorsqu’elle mesure et compare, lorsqu’elle pèse le pour et le contre, lorsqu’elle doute et doute encore. Et ce dont elle doit avant tout douter, c’est de notre propre capacité à discerner le vrai du faux. L’assurance d’avoir raison, voilà l’ennemi de la raison. C’est pourquoi je suis de l’avis que la raison est plus performante lorsqu’elle débusque une erreur ou un mensonge que lorsqu’elle cherche à établir une vérité. Lorsque Horace, le personnage de Mandeville, s’interroge sur l’origine des sauvages, il doute d’une “vérité révélée”, donc très communément admise, en relevant une incohérence entre deux informations, l’une très ancienne et muée en un acquis traditionnel et une autre, récente et rapportée par des voyageurs. L’argument est rationnel, sans pour autant prouver la fausseté de l’une ou l’autre des informations. Car le raisonnement rationnel se borne à étayer une croyance en fragilisant son contraire.

Selon moi, il y a donc une inconséquence à traiter la raison comme une faculté en mesure de se retourner contre ses propres pouvoirs. Elle n’a que faire des préférences et des revirements ; elle se doit simplement de traquer tout fourvoiement dès qu’il apparaît. L’exercice de la raison se doit donc d’être constant, alors même qu’il reste impuissant sur les commencements. Car la raison s’exerce en cours de route ; le choix du point de départ ne lui revient pas. C’est pour cela que l’on peut parfaitement raisonner à partir de mauvaises prémisses, ce qui met alors la raison au service d’une erreur ou d’un mensonge. De ce danger, la raison peut tenter de se garantir, dès lors que sa propre vigilance ne faiblit jamais. Et voilà pourquoi c’est soi-même qu’il convient de mettre sous surveillance ; c’est de soi-même qu’il convient de douter ; c’est de ses propres passions et de ses propres préjugés qu’il faut se méfier. Savoir ne pas se donner raison est le meilleur service que la raison puisse nous rendre.

Certains objecterons à tout cela une évolution qui doit beaucoup à la science et à la technique, lesquelles devraient elles-mêmes ce qu’elles sont à la raison et auxquelles nous devrions pourtant les principaux dangers qui menacent l’humanité. La science doit presque tout à la rationalité dans la mesure où elle tente d’expliquer le réel en la favorisant au mieux, c’est-à-dire en pourchassant continûment l’erreur. Cela ne lui permet cependant pas d’atteindre la vérité ; tout au plus une représentation la moins inexacte possible. Mais, si l’on peut observer l’efficacité de cette quête de la connaissance, force est de constater que le recours à la raison reste en ce cas très partiel. En effet, il néglige quasi toujours la convenance du savoir découvert. Ce que j’appelle en l’occurrence la convenance, c’est la décision qui devrait suivre l’examen achevé de la découverte de telle sorte qu’il soit répondu à cette question que la raison appelle inévitablement : ce qui est découvert doit-il être professé et utilisé ? Fut-il rationnel de multiplier les découvertes en s’abstenant de s’interroger sur leur opportunité ? Assurément pas. Est-il imaginable qu’il pût être fait autrement ? Très probablement pas. Mais n’accusons pas la raison. Elle a manqué, sans plus. Qui peut croire qu’il eût été possible - quand bien même elle fût apparue alors pour ce qu’elle était - de renoncer à la démarche scientifique avant son déploiement ?

Certains objecterons aussi un désenchantement du monde auquel la raison aurait beaucoup participé. On connaît les blessures narcissiques dont - selon Freud - l’homme moderne aurait souffert : la révolution copernicienne, l’évolutionnisme darwinien et la découverte de l’inconscient psychanalytique, à quoi Bourdieu a plaisamment ajouté la sociologie (14). Parler de désenchantement signifie la perte de ce qui enchantait les choses. C’est-à-dire, en l’occurrence, toutes les illusions propres à conforter les croyances incertaines, les pouvoirs arbitraires, les naïvetés obscurantistes et les convictions bénéfiques à l’amour-propre. Faut-il préférer une illusion motivante à une vérité désespérante ? Certains pragmatistes - tels William James et, bien davantage encore, Norman Vincent Peale - pensent que oui. C’est sans doute qu’ils sont convaincus que le discernement - le vrai, celui qui donne à voir la réalité - peut conduire au désespoir, et que le désespoir accable, ennuie et désole. Il n’y a pas d’argument rationnel décisif susceptible de contrer cette opinion, car la vérité n’est pas nécessairement en cheville avec la raison ; ce serait l’assigner à un commencement, ce qu’elle ne peut assumer. Mais il y a place pour une opinion différente, celle qui ose penser que la vérité vaut mieux que l’illusion - celle-ci fût-elle motivante -, et que le désespoir serait simplement en pareil cas l’état d’une conscience réjouie par le dévoilement du réel et débarrassée d’espérances trompeuses.

Il reste une question, et pas la moindre : celle de la morale. Quelle part de rationalité peut intervenir dans les choix moraux ? Lorsque Horkheimer et Adorno désignent ceux qui haïrent Sade et Nietzsche comme ceux que bouleversa l’absence d’argument rationnel à opposer au meurtre, ils entérinent l’idée sadienne qu’il faut passer outre à la conscience morale parce que celle-ci ne serait aucunement fondée en raison. C’est là une manière de dire que la raison peut admettre les pires crimes, puisqu’elle est inefficiente sur le plan moral. Ainsi, il serait incohérent de prétendre que les hécatombes auxquelles se livrèrent le nazisme et le communisme sont déraisonnables ; elles ne seraient que moralement condamnables. De là à dire qu’un rationalisme fanatique a pu conduire à ces excès, il n’y a qu’un pas, vite franchi.

Repartons de la nature première de la conviction morale. Personnellement, je ne puis rien y voir d’autre qu’une préférence, une préférence qui doit sans doute beaucoup au contexte culturel. (15) C’est dire si l’idée qui fut celle de Kant de confier à la raison le soin de forger une morale universelle est selon moi chimérique. (16) C’est dire également combien me paraît saugrenue l’idée de fonder en raison la décision de faire fi de la morale. Qu’une préférence puisse être déterminée par un contexte dans lequel le souci de cohérence tel que le manifeste l’intérêt pour la rationalité soit bien présent, il serait difficile de le nier. Cela ne signifie nullement que le principe moral retenu soit rationnellement légitimé. Prenons l’exemple du principe d’égalité, tel qu’on le trouvera énoncé dans l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Ce principe exprime une opinion à portée universelle - les hommes, pas les Français - et semble partager un constat, même s’il s’agit évidemment de lui permettre d’advenir et non de l’observer. L’évidence de ce principe ne participe pas de la raison, mais bien d’une ambiance dans laquelle domine - parmi d’autres choses - l’aspiration à un respect individuel plutôt qu’à une condition collective. Il est possible d’argumenter rationnellement pour l’un et l’autre de ces penchants, mais il n’existe pas d’argument qui justifie la prééminence définitive de l’un sur l’autre. Une fois de plus, il importe de ne pas perdre de vue que la raison ne tranche pas les choix axiomatiques.

S’il est intéressant d’étudier les rapports pouvant exister, au sein de la société française du XVIIIe siècle, entre une avancée importante de la science, concomitamment à un usage renforcé de l’argumentation rationnelle, avec une inflexion morale inventant des droits individuels, il ne faudrait pas en déduire que la raison a porté toutes les idées répandues alors, ni davantage celles qui sont nées à leur suite. Pour le dire d’un mot, la raison ne porte rien ; tout au plus vient-elle à la rescousse de ceux qui, face à quelque question que ce soit, cherche à démêler le vrai du faux. Voilà pourquoi je n’approuve en aucune façon ce que Max Horkheimer et Théodor Adorno prétendent démontrer avec ce qu’ils appellent la dialectique de la raison.


(1) Des anti-Lumières se sont bien sûr manifestés bien avant le XXe siècle. Et cela pour diverses raisons, souvent cependant contre les instigateurs de la Révolution française, leur cible favorite. L’intérêt de la controverse relative aux prémices du nazisme et du communisme, c’est évidemment qu’elle porte en elle la question plus générale de la culpabilité de la culture occidentale dans le chaos mondial contemporain. En ce qui concerne la crise écologique, cf. par exemple Val Plumwood, La crise écologique de la raison, trad. de l’anglais par Pierre Madelin, PUF, 2024 (que je n'ai pas lu).
(2) Max Horkheimer & Theodor Adorno, La dialectique de la raison [1944], trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, Gallimard, Tel, 1974.
(3) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” [1946] in Questions III et IV, trad. par Roger Munier, Gallimard, Tel, 1966, pp. 65-127.
(4) Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières [1932], trad. de l’allemand par Pierre Quillet, Fayard, 1966.
(5) Max Horkheimer & Theodor Adorno, Op. cit., p. 28.
(6) Ibid., p. 16.
(7) Ibid., pp. 127 à 178. Les méfaits de Sade ont débordé sur le XIXe siècle, mais il reste appairé aux Lumières par beaucoup, notamment ceux qui en ont fait le champion de la modernité émancipatrice (Blanchot, Klossowski, Beauvoir, Lacan, Foucault, Sollers, Barthes, Deleuze, etc.)
(8) Ibid., p. 178.
(9) Quoi de mieux que de citer Sade lui-même pour évaluer la démonstration. C’est madame Delbène qui explique à Juliette de quoi il convient de se libérer : « On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, définition bien simple, et qui fait voir du premier coup-d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant, lui cause des remords, dès qu’il l’enfraint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu, lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue.
Ainsi la conscience est purement et simplement l’ouvrage, ou des préjugés qu’on nous inspire, ou des principes que nous nous formons. Cela est si vrai, qu’il est très-possible de se former avec des principes nerveux une conscience qui nous tracassera, qui nous affligera, toutes les fois que nous n’aurons pas remplis, dans toute leur étendue, les projets d’amusemens, même vicieux… même criminels, que nous nous étions promis d’exécuter pour notre satisfaction ; de là, nait cette autre sorte de conscience qui, dans un homme au-dessus de tous les préjugés s’élève contre lui, quand par des démarches fausses, il a pris pour arriver au bonheur, une route contraire à celle qui devait naturellement l’y conduire ; ainsi, d’après les principes que nous nous sommes faits, nous pouvons donc également nous repentir, ou d’avoir fait trop de mal, ou de n’en avoir pas fait assez. Mais prenons le mot dans l’acception la plus simple et la plus commune ; alors le remords, c’est-à-dire l’organe de cette voix intérieure que nous venons d’appeler conscience, est une faiblesse parfaitement inutile, et dont nous devons étouffer l’empire, avec toute la vigueur dont nous sommes capables ; car le remords, encore une fois, n’est que l’ouvrage du préjugé produit par la crainte de ce qui peut nous arriver après avoir fait une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, sans examiner si elle est mal ou bien ; ôtez le châtiment, changez l’opinion, anéantissez la loi, déclimatisez le sujet, le crime restera toujours, et l’individu n’aura pourtant plus de remords. Le remords n’est donc plus qu’une réminiscence fâcheuse, résultative des lois et des coutumes adoptées, mais nullement dépendante de l’espèce du délit.
 » (Donatien Alphonse François de Sade, “L’histoire de Juliette” in La nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, suivie de L’histoire de Juliette, sa sœur tome 6, Première partie, En Hollande, 1797, pp. 17-19.)
(10) Bernard Mandeville, La fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public [1714], trad. de l’anglais par Lucien et Paulette Carrive, Librairie philosophique J. Vrin, 1985.
(11) Marx accusera Adam Smith non seulement de s’être inspiré de Mandeville, mais de l’avoir copié (cf. Karl Marx, “Le capital, critique de l’économie politique” [1867] in Œuvres complètes II, Éditions sociales, 1948, p. 44, n. 2). Il fait outre l’éloge de ce dernier, du moins en ce qu’il explique l’état de dépendance des salariés (cf. Karl Marx, “Op. cit.” in Œuvres complètes III, Éditions sociales, 1950, p. 56).
(12) Bernard Mandeville, Op. cit., pp. 44-45.
(13) Bernard Mandeville, La fable des abeilles. Deuxième partie [1729], trad. de l’anglais par Lucien Carrive, Librairie philosophique J. Vrin, 1991, p. 166.
(14) Pierre Bourdieu, Réponses, Seuil, 1992, p. 108.
(15) Ai-je besoin de rappeler que je reste convaincu du caractère relatif de la morale, ainsi que cela transparaissait déjà lors des discussions que j’ai menées à ce sujet avec David Violet (cf. mes notes des 15 mai, 22 juillet et 9 septembre 2019).
(16) Cf. notamment Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca).