jeudi 12 décembre 2024

Note de lecture : Denis Kambouchner

La question Descartes
de Denis Kambouchner


Dans les années 80, j’ai enseigné la philosophie à des étudiants de cette école de la Province de Liège qu’on appelle “le Barbou”, une école qui permet de devenir infirmier, kiné ou logopède (1). J’avais choisi d’éclairer autant que possible les élèves sur quelques philosophes phares, plutôt que de consacrer le cours à ces thèmes éthiques que traitait mon prédécesseur et que l’air du temps laïque imposait. Ainsi, je m’attardai sur Descartes dont je voulais magnifier le rôle au sein de ceux qui propulsèrent la pensée occidentale vers la science. Quelques années plus tard, plongé une nouvelle fois dans l’œuvre de Descartes, je fus pris de remords. Voici pourquoi.

Lorsqu’on enseigne une matière - quelle qu’elle soit - dans des conditions qui interdisent tout approfondissement, on se voit contraint de ramasser ce que l’on croit connaître en des condensés dont la forme expose grandement au risque d’erreur. Conscient de ce danger, j’avais veillé à en éviter les plus gros pièges en me limitant aux assertions les mieux vérifiées. Or, en ce qui concerne Descartes, j’avais estimé opportun de défendre l’idée que son dualisme était probablement une ruse visant à se mettre à l’abri des foudres de l’Église, ce qui m’est ultérieurement apparu comme une bévue dictée par mes propres convictions. Et je n’avais pu me garder de penser : « Que suis-je donc allé dire là ! »

Je viens de lire le livre de Denis Kambouchner La question Descartes (2), ce qui m’a permis de comprendre que je n’avais peut-être pas été aussi partial que cela, en tout cas dans mon expression, sinon dans mon intention. Mais l’essentiel du livre lu n’est pas là, bien sûr, mais bien plutôt dans l’éclairage très intéressant qu’il fournit sur ce philosophe si énigmatique que fut Descartes.

Quand je lis un auteur qui évoque de façon très détaillée un autre auteur, j’éprouve souvent des difficultés à faire le partage entre ce qui relève de l’explication de la pensée étudiée et ce qui traduit l’opinion propre de celui qui explique. Il ne fait guère de doute que Denis Kambouchner admire Descartes et cherche même souvent à le montrer plus nuancé que ne le supposent certains de ses censeurs. Tout particulièrement à propos de celui qui conserve la réputation quelque peu imméritée d’être le gardien de la raison et du doute, il m’a semblé très important d’entrer dans le détail de ses pensées comme Kambouchner l’a fait.

La question Descartes, ce sont ces questions que posent les différentes idées-forces que l’on trouve dans l’œuvre de Descartes. Il s’agit de chercher quelle est la meilleure des différentes interprétations auxquelles ont donné lieu chacune d’elles. Car si on les pousse toutes jusqu’à leur signification la plus radicale, on se retrouve face à un Descartes très malaisément recevable, tant il serait ainsi discordant avec sa notoriété d’homme à la fois sceptique et rationnel. Je ne cacherai pas que cette éventuelle discordance, je la ressens personnellement depuis très longtemps. Or, Kambouchner s’applique au contraire à la dissiper, veillant sans cesse à arrondir les angles qu’une lecture peut-être un peu à l’emporte-pièce ferait saillir. L’exercice m’a semblé des plus intéressants, puisqu’il m’a permis de confronter ma compréhension du philosophe à celle d’un spécialiste autrement averti que moi.

* * *

Je commencerai par le doute, à propos duquel Kambouchner s’interroge : « expérience ou fiction ? » Initialement, il m’avait semblé que le doute qui conduit Descartes à rejeter ce qui lui fut enseigné correspond à un doute exercé à l’égard de ce que l’on juge faux et qui, de la sorte, cautionne en quelque sorte ce que l’on croit vrai, c’est-à-dire ce qui conduit à la certitude. Davantage qu’un doute, c’était donc une conviction supplémentaire, celle qui désigne ce qui est faux. Voilà qui m’a toujours paru bien éloigné du doute pyrrhonien, fût-ce à la mode de Sextus Empiricus, comme du doute montaignien tel qu’il éclate dans l’Apologie de Raimond Sebond et qui cible précisément ce que l’on croit vrai.

Or, Kambouchner écrit :
« Non seulement les objets des démonstrations cartésiennes sont d’emblée fixés, mais, dans les Méditations elles-mêmes, le doute est proposé avec des indices du fait qu’on s’apprête à en sortir. En tant qu’opération de renversement (eversio) de l’ensemble des opinions acquises, en aucune manière ce doute ne constitue une fin en lui-même. Praticable seulement à certaines conditions et moyennant certaines dispositions d’esprit, il n’est pas destiné à se prolonger au-delà d’une certain moment, et ne vise qu’à l’instauration d’un nouvel ordre de rationalité, dont les fondements se caractériseront par une certitude qu’on peut elle-même qualifier de métaphysique, pour autant qu’elle est plus parfaite qu’aucune de celles dont on avait pu auparavant disposer. » (pp. 68-69)
Davantage que la fugacité du doute, c’est le caractère incisif de la certitude qu’il est censé autoriser qui, selon moi, disqualifie le doute cartésien. Non qu’il faille douter de tout comme le Pyrrhon décrit par Marcel Conche l’aurait fait (3), mais parce que le doute est d’autant plus utile qu’il veille au pied même de l’assurance. A fortiori lorsque la certitude a un caractère métaphysique. À la fin de l’“Abrégé” figurant en tête des “Méditations” de Descartes (4), alors qu’il parle de la sixième méditation, on trouve ceci :
« […] j’y apporte toutes les raisons desquelles on peut conclure l’existence des choses matérielles : non que je les juge fort utiles pour prouver ce qu’elles prouvent, à savoir, qu’il y a un monde, que les hommes ont des corps, et autres choses semblables, qui n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens ; mais parce qu’en les considérant de près, l’on vient à connaître qu’elles ne sont pas si fermes ni si évidentes, que celles qui nous conduisent à la connaissance de Dieu et de notre âme ; en sorte que celles-ci sont les plus certaines et les plus évidentes qui puissent tomber en la connaissance de l’esprit humain. »
La conviction métaphysique - l’existence de Dieu comme celle de l’âme - est donc pour lui plus fiable et plus certaine que quoi que l’on puisse dire du monde physique, parce que fondée sur l’intuition et l’évidence. Ce qui érige en arbitre du vrai le savoir le plus immédiat et le moins réfléchi, là où il conviendrait selon moi de donner toute sa place au doute. Ai-je besoin d’ajouter que de semblables propos de Descartes justifient très mal l’idée que son dualisme aurait dissimulé une ruse ?

Toutefois, Kambouchner ne s’arrête pas là. Car il ose poser la question suivante : « La morale cartésienne, telle que la délivrent non seulement le Discours de la méthode mais les textes de 1644-1650, est-elle compatible avec une forme modérée de scepticisme ? » (p. 290) Ce qu’il appelle une forme modérée de scepticisme, c’est celui de Sextus Empiricus lorsqu’on s’accorde sur l’interprétation modérée que l’on peut faire d’un passage des Esquisses pyrrhoniennes relatif au critère du scepticisme (5). En fait, il s’agit d’une des multiples justifications de l’épochè - de la suspension du jugement -, telle qu’elle se manifeste également alors même que l’on observe les règles de la vie quotidienne. Et Kambouchner s’applique ensuite, au gré de sept remarques, à montrer que Descartes n’est pas si distant de cela que l’on a pu le croire.

Au sein même de ces sept remarques, je me permettrai de me borner à ce que je considère essentiel, à savoir la question du libre arbitre. Si Descartes eût été tenté par l’affirmation dogmatique d’une morale positive, force aurait été de le constater très éloigné du scepticisme. Mais, annonçant en quelque sorte ce que dira Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs (6), il juge que le plus préférable est bien la bonne volonté :
« Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas d’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement de pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir au lieu que, si on exécute quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qui en est, on n’agit pas en homme vertueux. » (7)
Et cette bonne volonté n’acquiert sa valeur que parce que l’homme jouit du libre arbitre.
« Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés ; car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés : et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne. » (8)
À quoi il importe d’ajouter que cette liberté-là, chaque homme devrait en admettre l’évidence sans même qu’il soit opportun de raisonner, ainsi qu’il le dira à Gassendi (qui n’y croyait pas).
« Quoique ce que vous niez ensuite touchant l’indifférence de la volonté soit de soi très manifeste, je ne veux pas pourtant entreprendre de vous le prouver ; car cela est tel que chacun le doit plutôt ressentir et expérimenter en soi-même que se le persuader par raison […] » (9)

Les considérations que Kambouchner développe au départ d’une lecture très attentive de l’œuvre de Descartes aboutissent selon moi à une compréhension de la question du doute cartésien qui situe celui-ci dans le contexte à la fois de la force de l’évidence et de celle du libre arbitre. La première donne aux convictions premières de Descartes un aspect catégorique ; le second accorde du champ aux possibilités jusqu’à placer le juste du côté de l’intention.

Voilà qui conforte l’idée qu’il convient de ne pas se précipiter dès lors qu’il s’agit d’interpréter la pensée d’un auteur subtil, qui plus est écrivant à une époque si différente de la nôtre. Je dirais volontiers comme Alain : « […] longtemps avant de pouvoir critiquer, il faut passer des années à comprendre. » (10)

* * *

En ce qui regarde la raison, le problème est plus complexe encore. Car si Descartes fut regardé comme le héraut de la raison - au point que l’on dit cartésien ce qui présente un caractère rationnel -, force est de constater que, dans son œuvre, l’empire de la raison obéit à des marques qui ne sont pas incontestables. Ainsi, peut-on regarder comme rationnel la fiabilité reconnue à l’idée claire et distincte, produit de l’intuition ? Et qu’est-ce que l’intuition dont il parle ?
« Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par suite plus sûre que la déduction même, qui pourtant elle aussi ne peut pas être mal faire par l’homme, comme nous l’avons remarqué précédemment. » (11)
La raison peut-elle à elle seule inspirer la conception ferme d’un esprit pur et attentif ? L’esprit pur et attentif n’est-il tel que lorsqu’il génère une conception rationnelle ? L’idée n’est-elle claire et distincte que lorsque la raison l’instigue ?

Ce sur quoi insiste Kambouchner, c’est sur la brièveté avec laquelle la connaissance s’impose à l’esprit :
« Ce qui est exclu d’une science qui doit être parfaite dès son commencement, c’est le labeur de l’explication. Certes, comme chez Aristote, la science cartésienne en tant qu’achevée doit procéder par voie déductive à partir de principes qui constituent ce qu’il y a de plus connu. Et certes, il se pourra que la détermination de ces principes, c’est-à-dire leur délimitation, ne soit accessible qu’à l’esprit le plus ingénieux et le mieux formé. Cependant, ou précisément, la diligence impliquera ici l’économie de tout long protocole et de toute discussion (ou dispute) prolongée. » (pp. 122-123)
Et c’est cogito ergo sum qui représente le commencement, à la fois dans son évidence première et comme origine des recherches déductives. Mais « je pense » est-il le commencement ? Kambouchner cite Lichtenberg :
« Nous prenons conscience de certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d’autres dépendent de nous, c’est du moins ce que nous croyons ; mais où est la frontière ? Nous ne connaissons que l’existence de nos propres sensations, représentations et pensées. Cela pense, devrait-on dire, comme on dit : il se produit un éclair Dès qu’on traduit cogito par Je pense, on en dit déjà trop. Supposer le Je est une nécessité pratique. » (12)
Wittgenstein va dans le même sens :
« L’emploi du mot “je” est une des formes de re-présentation les plus fallacieuses de notre langage, en particulier là où celui-ci a recours au “je” pour re-présenter l’expérience vécue immédiate – comme dans : “Je vois une tache rouge.”
Aussi serait-il riche d’enseignement de remplacer cette façon de s’exprimer par une autre dans laquelle l’expérience vécue immédiate ne serait pas re-présentée à l’aide du pronom personnel ; parce que ce faisant on pourrait voir que cette re-présentation n’est pas essentielle aux faits. Non que la re-présentation nouvelle soit en quelque sens que l’on veuille plus correcte que la première, mais son utilité, sa seule utilité, serait de montrer clairement ce qu’est d’un point de vue logique l’essentiel de la re-présentation.
Les pires erreurs philosophiques apparaissent toujours lorsque l’on veut appliquer notre langage ordinaire – physique – au domaine du donné immédiat.
 » (13)
On sent ainsi combien le point de départ est déjà lui-même une construction dont l’origine reste inconnue. Combien aussi le “je” ajoute quelque chose à “pense” qui en perturbe l’appréhension.

Oui, mais attention, nous dit Kambouchner, « […] dans toute une série de textes, Descartes a ménagé une distinction expresse entre les pensées que l’âme a d’elle-même, et qui sont ses actions, et celles qui doivent être comptées parmi ses passions, au sens large du mot. De cette dernière espèce sont toutes les pensées qui sont excitées dans l’âme par le corps auquel elle est jointe ; mais également les perceptions de l’entendement pur, en tant qu’elles se rapportent à un donné irréductible et qu’elles sont donc elles-mêmes irréductiblement données. » (p. 101)
Et d’ajouter :
« C’est un des actes les plus remarquables de Descartes dans les Méditations que d’avoir étendu la notion de pensée, cogitatio, aux fonctions passives de l’âme unie au corps : non seulement l’imagination, mais aussi les perceptions des sens, et les émotions sensibles ou passions au sens étroit du mot, lesquelles s’excitent souvent en nous “sans que notre âme y contribue” et même contre notre volonté. » (p. 102)
Il serait sans doute abusif d’affirmer que Kambouchner réhabilite de la sorte le “je” en lui accordant de ne désigner que l’endroit d’un entendement pur propre à justifier le solipsisme, constat originel qui ouvre la connaissance. Reste que nous n’en sommes sans doute pas loin. Ce qui me conduit à suspendre cette pensée préalable à deux préalables préalables : Dieu et l’âme.

Si l’intérêt d’une lecture éclairée réside dans l’effort fait pour replacer l’œuvre dans son contexte, y compris son contexte lexical, alors il convient de saluer les mérites des analyses présentées par Denis Kambouchner. Elles permettent en effet de traquer tout ce qui nous mène vers des interprétations qui doivent beaucoup à notre propre contexte, ce qui demeure décidément la meilleure façon de nourrir cette part d’indépendance dont notre esprit peut quelquefois profiter.

Ai-je besoin de dire que je n’ai fait qu’effleurer le décryptage auquel Kambouchner se livre ? Je me suis simplement arrêté aux thèmes qui me motivaient le plus, notamment en raison de ces callosités dont souffre mon propre esprit lorsqu’il prétend disposer de bonnes raisons pour se démarquer d'un philosophe.

(1) En Belgique, logopède désigne ce métier qui en France est appelé orthophoniste.
(2) Denis Kambouchner, La question Descartes, Gallimard, Folio, 2023.
(3) Cf. ma note du 14 septembre 1999.
(4) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 262-265. Cité par Kambouchner, p. 68.
(5) Ce passage, que Kambouchner situe en I, 23-24 figure en fait en I, 11 (23)-(24) : cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. du grec par Pierre Pellegrin, Seuil, 1997, p. 69.
(6) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, Le Livre de Poche, 1993, p. 13.
(7) Extrait de la lettre du 20 novembre 1647 à Christine de Suède in Descartes, Op. cit., p. 1283.
(8) Art. 152 des “Passions de l’âme” in Descartes, Op. cit., p. 768.
(9) Descartes, Op. cit., p. 499.
(10) Alain, Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936, p. 84.
(11) Descartes, Op. cit., p. 43-44.
(12) Je cite l’aphorisme de Lichtenberg tel qu’il est donné par Jean François Billeter in Lichtenberg, Éditions Allia, 2014, p. 117, car la note dont le sinologue suisse a explicité l’expression il se produit un éclair me semble très claire : « Es denkt, sollte man sagen, so wie man sagt : es blitzt. Pour rendre le parallélisme des deux verbes allemands, on pourrait traduire : Il se produit une pensée, devrait-on dire, comme on dit : il se produit un éclair. »
(13) Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, trad. de Jacques Fauve, Gallimard, 1975, §57.

mardi 3 décembre 2024

Note d’opinion : le blog de Michel Volkovitch

À propos d’un autre blog

Je suis volontiers chiche de compliments, surtout lorsque le risque existe qu’une manifestation nouvelle du lauréat frelate l’éloge accordé. À cela s’ajoute que je ne me sens ni autorisé ni armé pour juger sans explication d’autres polygraphes que moi. Je ressens pourtant l’envie de faire une exception, parce que je suis sous le charme d’une écriture aussi spontanée qu’attachante : celle de Michel Volkovitch.

Pas de dissertation pour justifier mon envie. Pas de considérations pour faire comprendre mon attrait. Rien que deux exemples, deux articles de sa plume, largement suffisants : un premier relatif à Greta Thunberg, un second à l’abbé Pierre. Fassent qu’ils vous guident vers ce blog regorgeant d’intelligence et de sensibilité !


TRINITÉ ANDOUILLESQUE

Ces derniers temps, une très jeune Suédoise, ardemment climato-croyante, remue ciel et terre pour sauver cette dernière, soutenue un peu partout dans le monde par un nombre croissant de citoyens. Mais lorsqu'elle est venue récemment faire la leçon à nos députés, son plaidoyer contre le réchauffement climatique a jeté un froid. Pour les hérauts des valeurs de droite, extrême ou non, être jeune, étrangère, écolo et femme en plus, c'est multiplier les tares. On a entendu à l'occasion, dans l'hémicycle, des réactions d'une bêtise et d'une muflerie largement andouillables, mais nous avons préféré choisir ailleurs nos lauréats.

Un grand merci de plus à Stéphane Foucart, monsieur Environnement du Monde, grand pourfendeur d'andouilles, qui dans sa chronique datée du 1-2 septembre florilégie les propos anti-Thunberg de trois grands personnages du moment.

Michel Onfray :
«
Quelle âme habite ce corps sans chair ? (...) Elle a le visage, l'âge et le corps d'un cyborg du troisième millénaire : son enveloppe est neutre. Elle est hélas ce vers quoi l'Homme va. »

Pascal Bruckner :
«
Elle affiche son syndrome d'Asperger comme un titre de noblesse. »

Raphaël Enthoven :
Elle n'est «
qu’une arnaque, qu'une image, qu'une enveloppe vide mandatée pour dire le Bien ».

Chacun des trois crache longuement sur la pauvrette, et à travers elle sur les lanceurs d'alerte climatique. Abrégeons. Tout ça s'étale dans la grande poubelle numérique.

Certains sont banalement choqués par ce déchaînement de haine idiote. Admirons-le plutôt ! Nier à ce point l'évidence du danger climatique, rien que cela, désormais, c'est grandiose ; déverser toute cette bile sur une fraîche enfant innocente, c'est d'une démesure, d'une absurdité fulgurantes ; jouer au penseur original, à qui on ne la fait pas, et se retrouver porte-parole flapi d'une masse d'imbéciles rétrogrades, c'est sinistre et en même temps d'un comique somptueux.

Trois andouilles au lieu d'une seule ? Pas très réglementaire, mais comment ne pas les rassembler, nos trois penseurs médiatiques, tant nous les sentons proches, avec leurs œuvres respectives prouvant d'une seule voix que l'arrogance, l'odieux et le ridicule, décidément, ne font qu'un ?

Je les imagine ensemble jouant à la belote au Café du Commerce. Nous pourrions leur offrir une remise de prix somptueuse, à quoi se précipiteraient leurs fidèles par centaines de milliers, mais ne les dérangeons pas. Leur prix — une paire de charentaises chacun —, nous le leur enverrons par la poste, à ces vieux cons.

Comment ? Enthoven est jeune encore ?

Il n'y a pas d'âge pour être vieux.



SOUS LA SOUTANE

Mes parents, dans les années cinquante, virent un jour sur une plage un prêtre ôter sa soutane et apparaître... en short. Quand ils racontaient l'histoire, tout le monde riait. Un prêtre sans soutane, c'était comme un escargot sans coquille. La robe noire faisait partie de leur être, de leur corps.

Il n'y avait sûrement rien en dessous.

Les prêtres catholiques — les curés, comme disaient certains — étaient une espèce à part. Pas tout à fait des hommes. À preuve, cette absence de pantalon. Jusque dans l'adolescence, je ne pensais pas qu'ils puissent avoir des désirs comme les autres grandes personnes. Je pensais que face aux appels de la chair, la prière suffisait à les calmer. La soutane, cette cuirasse, les protégeait des assauts de Satan. M'aurait-on dit qu'ils pouvaient bander là-dessous, j'aurais eu du mal à le croire. Leur sexualité, en fait, je n'y pensais même pas. L'œuvre de chair, comme on disait, était pour moi un péché si affreux, si inconcevable, s'agissant d'un saint homme ! Moi-même, petit enfant de chœur, je tremblais lorsque le diacre psalmodiait, pendant la liturgie de saint Jean Chrysostome, le verset terrible, «Ceux qui sont liés par des désirs charnels sont indignes, Seigneur, de te servir».

Lorsqu'au catéchisme le vieux prêtre orthodoxe se moquait discrètement de ses collègues cathos, parfois flanqués, disait-il, d'une servante plus jeune qu'eux, je croyais que ces solitaires cherchaient avant tout une compagnie, un soutien moral. Les personnages de prêtres, dans les romans d'alors, étaient soumis à des tourments plus éthérés que ceux de la chair. La censure était totale. Bernanos nous cachait des choses. «Ils sont comme des anges dans le ciel», proclamait fièrement l'Église.

Les temps ont changé. Les soutanes se font rares, et les braguettes ecclésiastiques, désormais, masquent mal des renflements parfois énormes. L'omerta n'est plus de mise, on sait maintenant que les prêtres ont une bite eux aussi, que certains (combien d'entre eux, mon Dieu ?) s'en servent, de façon criminelle parfois, en agressant les enfants qu'on leur a confiés. Qui veut faire l'ange fait la bête, disait un certain Blaise Pascal il y a quelques siècles, et l'on s'aperçoit enfin qu'il parlait d'or. Quant aux autres, qui restent chastes, héroïquement, ils doivent sûrement bander à s'en faire mal.

C'est aujourd'hui seulement que je découvre ce continent inconnu : la vie cachée du clergé. Tous les prêtres que j'ai rencontrés, et les autres aussi, je les imagine désormais hantés par des images luxurieuses ; émus, au confessionnal, par un visage féminin baignant dans la pénombre derrière le grillage, par ses péchés chuchotés, ou par la frimousse radieuse et pure d'un préado du catéchisme.

Je n'ai jamais eu de tendances pédophiles, mais les prêtres bandeurs qui luttent contre eux-mêmes sont mes frères : à un moment de ma lointaine adolescence, pendant des mois, je me suis interdit la branlette. La récompense de cette folle torture : deux ou trois extases nocturnes somptueuses, avant-goût du paradis plus que de l'enfer. Ô lente, irrésistible ascension vers les cieux... Mais les prêtres, comment le vivent-ils, ce cadeau de Pan et d'Aphrodite ? Se disent-ils, Ce n'est rien, je n'y peux rien, c'est venu tout seul, ou sont-ils chavirés par un mélange nauséeux d'allégresse et de remords ? Quand ils succombent et se paluchent, est-ce grave pour eux ? Quand ils enfilent une paroissienne ? Quand ils décalottent un enfant de chœur ? Dans chacun de ces cas de figure, vont-ils se confesser ensuite ? Si oui, que leur dit-on ?

Il y a, je suppose, autant de réponses que de prêtres. On trouve parmi eux quelques monstres assurément, mais surtout une foule de malheureux. Si les récents scandales m'ont plus que jamais éloigné de la religion et dégoûté des hypocrisies diaboliques de l'Église, elles ont surtout attisé en moi un sentiment très chrétien : une compassion immense.

Et pas mal de perplexité. Comment peut-on imposer la chasteté, cette épreuve aussi cruelle qu'inutile, à ces pauvres diables, en plus du reste ? Et que penser désormais de l'abbé Pierre, cette star déchue ? Pendant des années je l'ai porté aux nues comme tout le monde ; depuis qu'on a dévoilé ses turpitudes et que chacun le met plus bas que terre, j'ai du mal à me joindre à l'armée des justiciers. Je comprends qu'il soit privé d'honneurs officiels, mais enfin, pour moi, le bien qu'il a fait demeure et ses débordements libidineux n'y changent rien. S'il fallait effacer tous ceux qui ont péché un jour... Il a commis certains actes que je condamne, mais je n'arrive pas à le condamner, lui. Là aussi, je ne cesse de me poser des questions qui resteront sans réponse : comment a-t-il vécu ce long mensonge que fut sa vie ? Dans l'assurance du petit malin qui trompe son monde et s'éclate impunément ? Ou dans la douleur de la victime de ses instincts tyranniques, que ronge la culpabilité ? L'icône de naguère, lisse et un peu fade, fait place à un personnage double, fait de lumière et d'ombre, mystérieux, terriblement humain. À un père devenu notre frère.


Merci Michel.

lundi 2 décembre 2024

Note de lecture : Antoine Compagnon

La vie derrière soi. Fins de la littérature
d’Antoine Compagnon


Lorsque la société comprend une part de personnes âgées en fort accroissement, il n’y a rien d’étonnant à ce que les livres, les films, les pièces de théâtre et même les essais s’appesantissent sur le troisième âge. Tantôt pour déplorer le naufrage de la vieillesse (dixit de Gaulle), tantôt pour exalter la joie de vivre encore. Les poncifs du thème sont nombreux et ressassés.

Je suis entré dans ma quatre-vingtième année. C’est dire si je suis concerné, même si j’ai dû y réfléchir à deux fois pour m’en rendre compte. Non que je ne sois frappé par cette forte faiblesse qui se traduit par un sentiment de grande étrangeté - pour ne pas dire plus - face au monde actuel, mais plutôt parce que je vis « heureusement », au sens que Montaigne donne au mot dans le chapitre “Du repentir” du livre III des Essais (1).

Je ne l’ai pas cherché, mais il est venu presque spontanément jusqu’à moi. Le livre d’Antoine compagnon, La vie derrière soi (2) m’a été offert comme ce que l’on pouvait dire d’intelligent sur le sujet. C’est le fruit du dernier cycle de leçons qu’il délivra durant l’année 2020-2021 au Collège de France. Connu pour son érudition, davantage bien orientée que vaste, visant d’abord des auteurs tels Montaigne, Saint-Simon, Châteaubriant et Proust - Baudelaire et Barthes aussi -, Antoine Compagnon parvient depuis très longtemps à donner à ses analyses un accent de sincérité modeste, là où d’autres passeraient pour de beaux esprits, urbains, voire mondains. Encore qu’il n’y parvient quelquefois qu’à moitié, tant la citation comble ses propos jusqu’à réduire à peu son génie propre.

Style tardif, sublime sénile, propos désinvolte du génie qui ne se gêne plus, radotage ou griffonnage, comment lire ces écrits, ces peintures ou ces compositions que l’on doit à des auteurs en fin de vie ? La renommée force souvent le jugement. Le vieux quelconque est rarement l’objet d’une pareille interrogation, toute saute étant généralement censée traduire un délabrement cérébral.

Il est vrai qu’il y a des ouvrages ultimes qui marquent un dernier revirement : Beethoven et ses derniers quatuors, Rembrandt et le Retour du fils prodigue, Goethe et le deuxième Faust, Chateaubriand et la Vie de Rancé. Mais y a-t-il pour autant des constantes qui révéleraient un phénomène habituel, quel que soit par ailleurs la nature du revirement ? Il me semble que l’on se complaît assez volontiers à imaginer des régularités qui dépassent largement les similitudes. Que la vieillesse puisse être souvent meublée de pirouettes, cela ne fait guère de doute. Les unes trahissent une perte de contrôle, les autres l’accession à un nouveau point de vue, certaines un mélange des deux. Reste que chaque cas est particulier en ceci qu’il surgit de conditions de vie différentes. Même le génie ne met pas à l’abri de l’accident vasculaire, de la décrépitude ou simplement de la sénescence. Après tout, rien ne justifie d’écarter un sursaut de clairvoyance tardive chez celui-là dont la vie ne fut faite que de médiocrité et de trivialité. Et, de son côté, la renommée trompe, jusqu’à forcer l’émerveillement. On admet la folie lorsqu’elle est stérile, comme ce fut le cas pour Nietzsche ; on la nie lorsqu’elle paraît relancer l’œuvre. Qui sera juge de la nature de ce qui est produit ?

Je ressens les effets de l’âge. Même si je n’ai aucune raison de me plaindre, il m’importe de jauger ce que je perds, d’autant que la progressivité de cette perte la rend malaisément discernable. Je n’en ferai pas ici l’inventaire ; ce serait indécent. Mais il en résulte un esprit plus lent, une mémoire moins disponible et une capacité à l’adaptation très ralentie. Rien qui n’implique que la vie ne soit plus appréciable ; rien non plus qui ne freine les raisons de douter et de se méfier plus que jamais de soi-même, ne serait-ce que sur un mode ironique permettant d’en rire.

Il y a, dans le livre d’Antoine Compagnon, quelque chose que je n’ai guère envie de laisser passer sans réagir. Je veux parler de cette façon qu’il a de fermer son enquête sur les fins de la littérature. Je cite :
« […] tous les poètes, toute la poésie se mêlent en un chant immortel ; toutes les littératures n’en font qu’une ; il n’y a qu’un seul écrivain qui se réincarne sous des apparences successives au cours des siècles, indéfiniment. Cette légende palingénésique, introduite dans sa variante proustienne, remonte à loin. À la fin, il n’y a qu’un seul écrivain toujours renaissant et traversant la littérature. » (3)
Cette idée n’est évidemment pas de lui et il devait bien sûr en faire état. Il ne manque d’ailleurs pas d’en citer les sources : Victor Cousin, Ralph Waldo Emerson, Marcel Proust, Jorge Luis Borges. Ils ont conçu une littérature perpétuelle et universelle d’une façon qui peut se comparer à la manière dont Jules Michelet parlait de la France, continuité qui hypostasie le pays jusqu’à en faire un interlocuteur qui peut être apostrophé.

Blaise Pascal avait déjà avancé, parlant du progrès des sciences, que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (4)
Or, Compagnon ajoute :
« Péguy désapprouvait cette page. L’idée que “l’humanité serait comme un seul homme qui vieillit” lui rappelait trop la “métaphysique moderne du progrès”, qu’il combattait. Il préférait penser, mais le thème n’est pas si différent, que chaque œuvre nouvelle ajoute une voix précieuse au concert humain : “La voix qui manque, manque, et nulle autre qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle.” Péguy substitue la métaphore du concert spirituel à celle du poète éternel, mais les deux images sont non seulement conciliables, superposables, mais encore inséparables. » (5)

J’ai l’impression que, dans tout cela, deux vues assez différentes se mêlent et se confondent, là où il serait utile de les distinguer. Lorsque Compagnon juge que « le thème n’est pas si différent », cela ne peut se défendre que si, comme il le dit, on est face à deux métaphores. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on écarter l’hypothèse que, pour certains, l’unique poète qui renaît continûment dans les poètes particuliers n’est pas allégorique, mais vaut identification d’un esprit pérenne, sans corps et sans matérialité ? Nous serions alors face à la conception mystique d’une voix propre à inspirer ceux-là même qui pensent souvent ne devoir leur talent qu’à eux-mêmes. Ai-je besoin de dire que je n’y crois pas ? Quant à désigner ceux qui en sont persuadés, c’est bien difficile à trancher, car il est vrai que l’évocation de cet esprit mystique et celle d’une simple métaphore sont, face à chaque cas d’espèce, malaisées à départager.

Quoi qu’il en soit, la parole des barbons reste précieuse, même lorsqu’elle trahit des déroutes. Car elle conserve toujours les traces de l’expérience. Même aussi si cette parole n’est ni reconnue ni connue. Et si les déroutes n’ont pas entamé le plaisir de vivre, alors demeure encore la possibilité d’avoir la vie devant soi.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 857.
(2) Antoine compagnon, La vie derrière soi. Fins de la littérature, Équateurs/Humensis, Folio essais, 2021.
(3) Antoine compagnon, Op. cit., p. 298.
(4) Cité par Antoine Compagnon, Op. cit., pp. 304-305 : Pascal, « [Fragment de préface pour un Traité du vide], Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, 782.
(5) Antoine compagnon, Op. cit., p. 305.