mercredi 2 avril 2025

Note d’opinion : le juge et l’électeur

À propos du juge et de l’électeur

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu plusieurs cadres du Rassemblement national coupables de détournements de fonds publics, dont Marine Le Pen, laquelle a été condamnée à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, à cent mille euros d’amende et à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire.

Ce jugement a immédiatement donné lieu à une multitude de commentaires en tous sens. Bien des propos - qu’ils émanent de journalistes, de juristes, de politiques ou de quidams - mériteraient une analyse approfondie, tant ils révèlent la conception que chacun se fait de ce qu’il faut entendre par démocratie.

À coup sûr, la réflexion devrait s’étendre jusqu’à l’opportunité des décisions législatives qui ont imaginé l’exécution provisoire des peines, mesure que l’on peut soupçonner d’avoir été surtout proposée pour l’intention vertueuse qu’elle laissa apparaître, sans beaucoup d’égards pour les complexités juridiques qu’elle ne manquerait pas de créer. L’outrance dans la vertu est souvent aussi pernicieuse que l’outrance dans le vice, ne serait-ce que parce qu’elle offre au vice des occasions de se justifier. Ce qui donne aux mouvements illibéraux une part importante de leur séduction, c’est la dénonciation des exagérations égalitaristes qui affirment leurs principes sans tenir compte de l’état des opinions et des rapports sociaux. À certains moments, l’égalitarisme nourrit des inégalités.

Je voudrais me borner à un seul aspect des débats que le jugement du 31 mars a suscités, à savoir l’affirmation de la primauté du vote sur toute autre décision, ce qui équivaut à un refus de la séparation des pouvoirs. L’expression la plus raccourcie de cette opinion s’est trouvée dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon : « La décision de destituer un élu devrait revenir au peuple. » (1) Il ne faisait ainsi que rejoindre une antienne des illibéraux, le déni de démocratie, incantation qui oppose sans cesse des décisions prises par les élus aux préférences présumées du peuple. En l’occurrence, il y a bien sûr une petite confusion entre l’inéligibilité et la révocation. Mais cela signifie bien que, puisqu’il revient au peuple de destituer, il n’est pas permis au juge de décréter l’inéligibilité (même si Marine Le Pen n’a pas été destituée de son mandat de député).

La démocratie ramenée à la volonté persistante du peuple, voilà l’argument dont use les illibéraux pour saper la démocratie lentement construite depuis plus de deux siècles. L’appel au peuple - fût-ce lorsque la population semble n’être pas prête à embrayer - consolide le rejet de toutes les autres règles ou institutions qui participent au caractère démocratique de la société, en ce compris les principes constitutionnels. Ne voit-on pas Trump envisager aujourd’hui de postuler un troisième mandat au mépris de la constitution américaine ? Si le peuple le souhaite ? N’est-il pas souverain ?

Cette idée que le peuple a tous les droits repose - je crois - sur une conception fétichiste du peuple. Qu’est-ce que le peuple, sinon l’ensemble des citoyens, lequel ensemble n’est unanime sur rien. Lorsqu’il est consulté, on admet que la majorité des suffrages identiques doit être considérée comme la volonté du peuple. Ce n’est pourtant - dans le meilleur des cas - que la volonté des votes exprimés. Et je n’évoque pas ici les découpages électoraux et autres organisations des scrutins qui tempèrent le caractère représentatif des consultations dites populaires.

Je n’écorne pas la confiance accordée aux votes par plaisir. Bien au contraire, je crois à l’importance des scrutins et à leur fréquence. Mais il convient d’en mesurer le rôle et la signification. Et par conséquent, il me paraît très important de mesurer ce qui sépare un scrutin d’un jugement et en quoi il importe que celui-ci obéisse à des règles que celui-là ne peut pas garantir.

Un jugement vise une ou plusieurs personnes et a en général pour fonction de résoudre un conflit ou de punir une infraction. L’organisation du tribunal tend à permettre un jugement juste, c’est-à-dire un jugement qui, outre d’être fondé sur la loi, se base sur des faits évalués vrais. La plupart des règles que le juge se doit de respecter visent la vérité de ce qui justifiera le jugement. Deux remarques s’imposent alors. D’abord, il faut admettre que le jugement réclame un processus très complexe pour lequel le juge doit être formé et pour le respect duquel le temps du procès peut constituer une menace d’injustice. Ensuite, il n’est pas impensable que des juges contreviennent à leur propre éthique et qu’ils décident partialement ou paresseusement. J’ai personnellement connu un juge - alors que je plaidais devant les juridictions du travail - qui se contentait le plus souvent d’un dispositif aussi laconique que « accorde au demandeur les avantages sollicités », ce qui ne manquait pas de poser des problèmes d’exécution. Cela dit, la recherche de la vérité reste l’ambition affichée du magistrat et, quoi qu’en pense le justiciable défait, c’est ce que l’on attend en toute logique d’une institution qui s’appelle la justice.

Le scrutin ne repose en aucune façon sur les mêmes principes. Il s’agit de faire trancher une question ou une désignation en recourant à une proportion dominante d’avis. Ainsi, rien n’est prévu pour permettre à l’électeur - comme c’est le cas du juge - d’être informé suffisamment quant à la vérité des alternatives proposées. Lors des débats électoraux, le mensonge est permis et même recommandé implicitement, tant il est payant. C’est ce qu’on appelle la démagogie. Le candidat qui s’attacherait à respecter la vérité des faits serait immanquablement relégué parmi les battus. Et l’on qualifierait de naïf celui qui choisirait cette voie, en vertu du principe qui veut que le meilleur commentateur de la politique soit celui qui suppose le cynisme des plus célébrés.

Je ne résiste pas à l’envie de rappeler une nouvelle fois ces propos de Pierre Bourdieu :
« Quoi de plus naturel, quoi de plus évident par exemple que l’action de voter que le dictionnaire définit, très (socio)logiquement, de manière tautologique, c’est-à-dire comme “l’acte d’exprimer son opinion par son vote, son suffrage” ? Et on ne verra sans doute jamais un “philosophe politique” poser, avec la très naturelle solennité d’un Heidegger demandant “que signifie penser ?”, la question de savoir “que signifie voter ?”. Et pourtant, toutes les ressources de la “pensée essentielle” ne seraient pas de trop, en ce cas, pour anéantir le voile d’ignorance qui interdit de découvrir la contingence historique de ce qui est institué, ex instituto, et, du même coup, de poser la question des possibles latéraux qui ont été éliminés par l’histoire et des conditions sociales de possibilité du possible préservé. » (2)
Il est vrai que, pour lutter contre ce qu’il appelait l’« agrégation statistique d'opinions individuelles individuellement produites et exprimées » et « l’appropriation usurpatrice » par le délégué collectivement désigné, il suggérait ceci :
« […] il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la “volonté générale” (ou de l’opinion collective) réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent. » (3)
C’est pour le moins irréaliste, bien sûr. Le doigt pourtant est mis sur les conditions de désinformation dans lesquelles les électeurs sont appelés à se prononcer.

Les processus électifs sont nécessaires, ne serait-ce que pour rendre la tyrannie difficile. Et cela, surtout grâce à leur fréquence. Qui n’espère pas que les midterm elections ne mettent Trump en difficulté ? Certains, bien sûr. Pas moi, simplement parce qu’il me semble être une importante menace pour la démocratie, telle en tout cas que je la conçois.

Des juges qui cultivent le souci de la vérité pour statuer sur des cas individuels est une des exigences de cette démocratie. Que le peuple puisse s’y substituer est une idée effrayante en raison même du rôle très modeste que joue l’idée de vérité lors des consultations dite populaires.

Quant au Gouvernement des juges, expression assurément immodérée, il s’agit d’une manière de fustiger les intentions politiques qui pourraient entacher l’impartialité des juges dans le règlement de certains cas individuels. La suspicion de ce genre de dérives est évidemment concevable, mais elle ne peut pas servir d’excuse à la punition d'une infraction dûment motivée.

(1) Cf. l’article d’Olivier Pérou du 31 mars 2025 in Le Monde et intitulé “Condamnation de Marine Le Pen : Jean-Luc Mélenchon rejoint les critiques de la droite et de l’extrême droite sur la justice”.
(2) Pierre Bourdieu, “Le mystère des ministères”, in Actes de la recherche en sciences sociales, 5/2001 (n° 140), p. 7.
(3) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 8.