SECONDE DE DEUX NOTES
Deuxième moment
Lorsque Martin Heidegger parle de « l’être de l’étant », l’être ainsi évoqué n’est pas l’étant lui-même, bien sûr, mais quelque chose qui est spécifique à l’homme pensant, à savoir cette faculté de se percevoir étant. Et l’effort qui mérite d’être fourni en vue de saisir cette spécificité dans sa véritable signification, voilà à quoi devrait se vouer la philosophie.
Peut-on condenser de la sorte, en deux petites phrases, l’œuvre philosophique de Heidegger ? Pourquoi pas ! Bien sûr, le risque est grand de provoquer l’indignation de ceux-là qui l’admirent et croient en ce dévoilement promis de l’être. Je pense personnellement qu’on peut s’arrêter là, dès lors que l’on regarde ce projet comme une mystification, c’est-à-dire comme une « ouverture » à des mystères. Quitte à passer pour un rustre incapable de pénétrer une méditation phénoménologique (1), je me plais à opposer l’humanisme de Heidegger - si tant est qu’il y en ait un - à celui de Claude Lévi-Strauss. Voici pourquoi.
L’humanisme de Heidegger - inexistant sous cette appellation -, c’est cette idée que l’étant de l’homme se distingue radicalement de tout autre étant, puisqu’il est le seul qui, grâce au langage, ait un possible accès à la vérité, c’est-à-dire à l’être. Le reste du vivant comme du non-vivant est aveugle à l’être, ce qui le déclasse irrémédiablement. Et du même coup, cela voue la science à rester confinée dans le calcul et l’expectative et à ne pas penser. Il est difficile d’imaginer une conception de l’homme davantage dictée par l’amour-propre.
L’humanisme de Lévi-Strauss - qu’on a quelquefois qualifié d’anti-humanisme, parce qu’il incluait bien davantage que les humains - a précisément réagi contre ce que le mot impliquait d’amour-propre. Je ne résiste pas à l’envie de lui laisser préciser sa pensée :
« En ce siècle où l’homme s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion. » (2)
De la même manière, je me plais également à opposer l’exploration du langage à laquelle se livre Heidegger à celle que nous devons à Ludwig Wittgenstein. Le premier rapporte les mots allemands et grecs à leur étymologie, jusqu’à prétendre y découvrir la vérité du sens, comme si les mots, dévoyés par l’usage, recelaient l’authentique vérité de l’être, allant ainsi du plus “clair” au plus “obscur”. Le second, conscient des pièges que les mots contiennent dès lors qu’ils sont utilisés dans des jeux de langage qui en infléchissent le sens, décrit un espace des formes logiques qui tente d’aller du plus obscur au plus clair. Pour le dire très abruptement, le premier subordonne la raison à sa propre compréhension des choses, là où le second soumet autant que possible sa compréhension des choses à la raison.
Ce n’est évidemment pas les seules oppositions utiles à relever dès lors que l’on cherche à caractériser l’espace occupé par la pensée heideggérienne. Celle qui devint en quelque sorte légendaire, c’est celle qui se donna à voir à Davos, au printemps 1929, alors que Martin Heidegger et Ernst Cassirer débattirent à l’aube des terribles années 30 de ce qu’il fallait retenir de Kant. Sur le moment, la réaction la plus commune fut d’y voir une victoire décisive d’Heidegger (3). De nos jours, pratiquement un siècle après, certains n’hésitent plus à renverser cette opinion en insistant sur la force de l’analyse développée alors par Cassirer (4). Bien évidemment, les volte-face sur le sujet se sont multipliées au fur et à mesure qu’étaient révélées la force et l’obstination des opinions nazies et antisémites d’Heidegger, notamment dès 2014, après la publication des Schwarze Hefte (5). Pourtant, ce qui personnellement m’a conduit à me détourner d’Heidegger n’est aucunement lié à ses dérives politiques, même si la question du rapport de sa pensée avec le politique mérite d’être posée.
En novembre 1975, Pierre Bourdieu a publié un article consacré à ce qu’il appela “L’ontologie politique de Martin Heidegger”. Un seul extrait - choisi entre cent autres - donnera une idée de la forme de critique assénée :
« Tout est ainsi fait pour interdire comme indécente toute tentative pour exercer sur le texte la violence, dont Heidegger lui-même reconnaît la légitimité lorsqu’il l’applique à Kant, et qui seule permet de “saisir au-delà des mots ce que ces mots veulent dire”. Il n’y a rien ici, au-delà des mots propres, et toute exposition de la pensée originaire qui se refuse d’entrer dans le jeu du jargon et de reproduire le langage sublimé, proprement intraduisible dans aucun autre idiolecte philosophique, est condamnée d’avance aux yeux des gardiens du dépôt. La seule manière de dire ce que veulent dire des mots qui ne disent jamais naïvement ce qu’ils veulent dire ou, ce qui revient au même, qui le disent toujours mais seulement de manière non-naïve, consiste à réduire l’irréductible, à traduire l’intraduisible, à dire ce qu’ils veulent dire dans la forme naïve qu’ils ont précisément pour fonction première de nier. L’“authenticité” ne désigne pas naïvement la propriété exclusive d’une “élite” socialement désignée, elle indique une possibilité universelle - comme l’“inauthenticité” - mais qui n’appartient réellement qu’à ceux qui parviennent à se l’approprier en l’appréhendant comme telle et en s’ouvrant du même coup la possibilité de “s’arracher” à l’“inauthenticité”, sorte de péché originel, ainsi converti, par la conversion de quelques-uns, en faute responsable d’elle-même. C’est ce que dit en toute clarté Jünger : “Avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher (…). Nous voulons parler de l’homme libre, tel qu’il sort des mains de Dieu. Il n’est pas l’exception, ni ne représente une élite. Loin de là : car il se cache en tout homme et les différences n’existent que dans la mesure où chaque individu sait actualiser cette liberté qu’il a reçue en don” (*1). Égaux en liberté, les hommes sont inégaux dans la capacité d’user authentiquement de leur liberté et seule une “élite” peut s’approprier les possibilités universellement offertes d’accéder à la liberté de l’ “élite”. » (6)
L’a priori politique qui transparaît dans cet extrait est exemplaire de bien d’autres. En 1988, Bourdieu a publié un livre qui reprend, sous le même titre, l’article de 1975. (7) Le débat sur les opinions nazies d’Heidegger venait de s’enflammer. (8) et Bourdieu souhaitait que cet article ne soit pas mal compris. Dans l’“avertissement au lecteur”, il précise :
« […] contrairement à l’idée que l’on se fait souvent de la sociologie, c’est la lecture de l’œuvre elle-même, de ses doubles sens et de ses sous-entendus, qui a révélé, à une époque où tout cela n’était pas connu des historiens, certaines des implications politiques les plus inattendues de la philosophie heideggérienne : la condamnation de l’État providence, enfouie au cœur de la théorie de la temporalité ; l’antisémitisme, sublimé en condamnation de l’errance ; le refus de renier l’engagement nazi, inscrit dans les allusions tortueuses du dialogue avec Jünger ; l’ultra-révolutionnarisme conservateur, qui inspire tant les stratégies philosophiques de dépassement radical que la rupture avec le régime hitlérien, directement suscitée, comme l’a montré Hugo Ott, par la déception de ne pas voir reconnue l’aspiration révolutionnaire du philosophe à la mission de Führer philosophique. » (9)
Il ajouta :
« Tout cela, qui pouvait se lire dans les textes, a été refusé par les gardiens de l’orthodoxie de la lecture qui, menacés dans leur différence par le progrès de sciences qui leur échappent, s’accrochent, tels des aristocrates déchus, à une philosophie de la philosophie dont Heidegger leur a fourni une expression exemplaire en instaurant une frontière sacrée entre l’ontologie et l’anthropologie. Mais ils ne font ainsi que différer le moment où ils devront finir par s’interroger sur l’aveuglement spécifique des professionnels de la lucidité, dont Heidegger, une fois encore, a livré la manifestation la plus achevée et que leur refus de savoir et leurs silences hautains répètent et ratifient. » (10)
Et là, on peut craindre qu’il se soit montré très optimiste en imaginant que tous les initiés à la mystagogie heideggérienne réformeraient leur point de vue.
Ainsi, dupe ou porté par un élan anagogique, Alain Finkielkraut se plaît souvent à évoquer Heidegger. Lors de l’émission Répliques du 26 octobre 2024 consacrée à “La folie mathématique” (11), il ne résista pas à cette démangeaison, mentionnant le discours que ce dernier prononça en 1955 à Messkirch lors de fêtes commémoratives en l'honneur du compositeur Conradin Kreutzer. Rappelant la distinction entre la pensée calculante et la pensée méditante que Heidegger y opère, il tenta d’opposer à la science la légitimité d’une pensée philosophiquement prééminente, ce qui laissa ses interlocuteurs - Étienne Klein et Olivier Rey - parfaitement impavides. Le discours de Messkirch, publié sous le titre Sérénité mérite l’attention, ne serait-ce que pour ceci qui prolonge l’éloge de la pensée méditante :
« Or c’est cette seconde pensée que nous avons en vue lorsque nous disons que l’homme est en fuite devant la pensée. Malheureusement, objectera-t-on, la pure méditation ne s’aperçoit pas qu’elle flotte au-dessus de la réalité, qu’elle n’a plus de contact avec le sol. Elle ne sert à rien dans l’expédition des affaires courantes. Elle n’aide en rien aux réalisations d’ordre pratique.
Et l’on ajoute, pour terminer, que la pure et simple méditation, que la pensée lente et patiente est trop “haute” pour l’entendement ordinaire. De cette excuse il n’y a qu’une chose à retenir, c’est qu’une pensée méditante est, aussi peu que la pensée calculante, un phénomène spontané. La pensée qui médite exige parfois un grand effort et requiert toujours un long entraînement. Elle réclame des soins encore plus délicats que tout autre authentique métier. Elle doit aussi, comme le paysan, savoir attendre que le grain germe et que l’épi mûrisse. » (12)
Il y a là - selon moi - l’aveu d’un abandon mûri de la rationalité, dans la mesure où le produit de la méditation ainsi vantée n’est fondé que sur la hauteur et la complexité de la démarche visant à l’atteindre. Et il y a aussi, bien sûr, le lien établi adroitement avec le paysan, assurément le moins réputé méditant de tous, mais le plus symboliquement fondateur de l’identité dont Heidegger se réclame.
Lorsque je parle d’abandon mûri de la rationalité, je veux dire que le terrain de réflexion choisi ne permet pas d’espérer des aboutissements rationnellement confirmables, même si le cours de la pensée méditante en cause peut évidemment s’appuyer sur des arguments rationnels. C’est la caractéristique de toute mystique de suggérer une croyance sans support raisonné, mais d’être néanmoins défendue quelquefois par des arguments rationnels. Ai-je besoin de préciser que la raison mise en pareil cas au service d’une conviction irrationnelle corrompt l’entendement bien davantage qu’elle ne l’éclaire ?
La Lettre sur l’humanisme de Heidegger (13) - que j’ai choisie pour indiquer un moment dans le discrédit jeté sur les Lumières - est de 1946. C’est-à-dire juste après la Deuxième Guerre mondiale, précisément lorsque Heidegger va se taire sur son engagement nazi et lorsque Jean Beaufret lui demandera fort naïvement comment redonner un sens au mot humanisme. Or, Heidegger y ressasse son ontologie, sans guère s’étendre sur l’humanisme lui-même. Günther Mensching l’a brièvement synthétisée comme suit :
« Pour l’exprimer en une formule, la tâche de Heidegger est de donner effectivement un nouveau sens au mot humanisme, en distinguant l’humanisme traditionnel qui s’appuie sur la définition de l’homme comme animal rationale, d’un humanisme qui définit l’homme comme Dasein au sens heideggérien. Cette différence a pour conséquence que l’homme est déterminé comme un étant restreint à la seule fonction d’accepter le « destin de l’être » (Geschick des Seins). Par là l’homme parvient à la propriété (Eigentlichkeit), c’est-à-dire, l’entente originaire de l’être survient, la clairière s’ouvre. Cependant, ce n’est pas l’effet d’une activité réfléchie de l’individu, mais un événement inattendu. L’attitude la plus adéquate est donc une certaine humilité pour attendre l’avènement de l’être. On voit bien que c’est le contraire de l’humanisme dont l’idée est inséparablement liée à l’autonomie et à la dignité de chaque individu en tant que représentant de l’humanité entière. » (14)
C’est une chose qui a pu paraître malaisée à expliquer que cet étrange engouement de philosophes français, très généralement classé politiquement à gauche, pour la philosophie d’Heidegger. Sartre ne l’avait pas bien compris, puisqu’il y verra de quoi alimenter ses idées sur la liberté et la responsabilité de l’homme. (15) D’autres en retiendrons la mise en procès de la raison, consolidée selon eux par une certaine lecture de Nietzsche. Même si Jacques Bouveresse s’attachera à dénoncer cette mécompréhension d’Heidegger et cette inclination à une incohérente relativisation de la vérité (16), ce sont ces essayistes-là qui tiendront longtemps le haut du pavé, jusqu’à imprimer dans la doxa une forme d’irrationalité savante que l’on se plut à appeler le post-modernisme. Deleuze, Foucault et Derrida - entre autres - ébranlèrent si bien le rationalisme des Lumières qu’ils poussèrent leurs lecteurs à accepter l’idée d’une gestation du totalitarisme en son sein.
Il serait très présomptueux d’affirmer que c’est à tout cela que l’on doit l’irrationalisme actuel. Il le serait sans doute davantage encore de prétendre que cela n’y soit pour rien. Qui ou quoi génère quoi ? Voilà certainement une des questions les plus complexes à résoudre. Force est pourtant de constater que les orientations prises aujourd’hui par les canons du beau, du bien et du bon - de l’art, de la morale et de la politique - partagent quelque chose qui doit peu à l’esprit critique, à la mise en perspective, au doute méthodique, à l’approche rationnel. Dans le domaine politique, là où les procédures électives - quels qu’en soient les faiblesses - éclairent quelque peu sur les préférences, il apparaît que les personnes et les discours déraisonnables parviennent à présent à séduire ; il est inutile de citer les noms qui illustrent si bien cette tendance, tant ils font parler d’eux dans les médias.
Troisième moment
J’en viens à La philosophie des Lumières d’Ernst Cassirer (17). Publié trois ans après la rencontre de Davos et un an avant l’exil vers la Suède puis les États-unis, ce livre tente une analyse approfondie de ce que furent les caractéristiques d’un courant de pensée qui cherche ce qu’est la nature, ce qu’est la connaissance, ce qu’est la religion, ce qu’est l’histoire, ce que sont les institutions, ce qu’est le beau. Au-delà de l’hétérogénéité de ce courant, Cassirer s’applique à dégager des tendances et même à définir ce qu’il appelle l’esprit du siècle des Lumières.
Ce qui le conduit à écrire :
« Pour les grands systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, pour Descartes et Malebranche, pour Spinoza et Leibniz, la raison est la région des “vérités éternelles”, ces vérités qui sont communes à l’esprit humain et à l’esprit divin. Ce que nous connaissons et apercevons à la lumière de la raison, c’est “en Dieu” donc que nous le voyons immédiatement : chaque acte de la raison nous assure de notre participation à l’essence divine, nous ouvre le royaume de l’intelligible, du suprasensible absolu. Le XVIIIe siècle prend la raison en un sens différent et plus modeste. Elle n’est plus une somme d’“idées innées”, antérieures à toute expérience, qui nous révèle l’essence absolue des choses. La raison se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d’acquisition. Elle n’est pas l’aerarium, le trésor public de l’esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébuchante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l’établir et à s’en assurer. Cette opération de s’assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable. C’est en ce sens que tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et dans ses effets. Sa nature et ses pouvoirs ne peuvent jamais se mesurer pleinement à ses résultats ; c’est à sa fonction qu’il faut recourir. Et sa fonction essentielle est le pouvoir de lier et de délier. Elle délie l’esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l’autorité ; elle ne connaît pas de repos tant qu’elle n’a pas mis en pièce jusque dans ses derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la “vérité-toute-faite”. Mais après ce travail dissolvant s’impose de nouveau une tâche constructive. La raison ne peut évidemment demeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel édifice, une véritable totalité. Mais en créant elle-même cette totalité, en amenant les parties à constituer le tout selon la règle qu’elle a elle-même édictée, la raison s’assure une connaissance parfaite de la structure de l’édifice ainsi engendré. Elle comprend cette structure parce qu’elle peut en reproduite la construction dans sa totalité et dans l’enchaînement de ses moments successifs. C’est pas ce double mouvement intellectuel que l’idée de raison se caractérise pleinement : non comme l’idée due être, mais comme celle d’un faire. » (18)
J’incline à croire que Cassirer a de la sorte saisi pleinement ce qui marque l’originalité du rapport à la raison qui fut celui du XVIIIe siècle, mais qu’il a également su ainsi délimiter ce qui fait l’exact usage de la raison en général, tout particulièrement dans cette première partie de l’extrait cité, là où il s’en tient à ce qu’il appelle son « travail dissolvant ». Si la phase « constructive » a bien occupé les philosophes du XVIIIe siècle, je reste personnellement persuadé qu’elle porte à des conclusions qui restent à l’occasion hors de portée de la raison agissante.
Si la raison s’est faite à ce point opérante au XVIIIe siècle, c’est qu’elle avait du pain sur la planche, à savoir des déraisons à confondre. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle fonde par elle-même le juste et le beau, même si certains n’hésitent pas à la convoquer à cet effet. Lorsque le fondement divin du droit fut suspecté, on lui trouva une alternative : la nature. Et ce qui fut alors jugé juste, comme ce qui fut jugé beau, ce fut ce que l’air du temps, en ce compris le souci du raisonnable, dictait tel. Le raisonnable, c’est à la fois - dans un premier temps - ce qui est conforme à la raison, mais aussi - dans un deuxième temps - ce qui a beaucoup de bon sens, ce qui n’exagère en rien. Que ce qui est estimé raisonnable selon le deuxième temps soit entendu comme conforme au premier, voilà qui ne doit guère étonner.
« Les lois dans la signification la plus étendue sont les rapports qui dérivent de la nature des choses » nous dit Montesquieu. (19) Le jusnaturalisme de l’époque, lorsqu’il se borne à décrire ce que devraient être des lois justes, reflète ce souci de rationalité tant encouragé par Grotius, alors même qu’il ne doit probablement l’essentiel de ses principes qu’à l’atmosphère raisonnable dans laquelle il s’exprime.
« Un jugement de valeur qui se pense comme juste, ne prétend pas traiter en effet de la “chose même” et de sa nature absolue, il n’énonce qu’une relation subsistant entre les objets et nous-mêmes, sujets percevant, sentant et jugeant. Cette relation peut, en chaque cas particulier, être “vraie” sans pour autant être jamais strictement la même, car la nature et donc la vérité d’une relation ne dépend jamais de l’un seulement des deux membres qu’elle unit mais de la manière dont ils se déterminent réciproquement. » (20) C’est là ce que dit Cassirer lorsqu’il évoque l’esthétique. Mais cela reste vrai pour les questions morales, à ceci près que, moi qui vis au XXIe siècle, je ne ferai pas dépendre le jugement des deux seuls membres de la relation, mais également de tous ces tiers qui participent à modeler mon habitus.
Tout cela revient-il à dire que les mises en cause de la raison sont logiquement déraisonnables ? Non. Car il importe de comprendre que ce que certaines d’entre elles visent, ce sont ces prétendus savoirs qui se donnent pour le pur produit de la raison. Lorsque Bourdieu évoque les démérites de la raison savante, il ne cible rien d’autre. Voilà qui justifie la distinction faite entre la raison agissante, celle qui s’attache à la manière dont le savoir est acquis, et la raison absolue, celle dont sortiraient toutes armées les connaissances possédées.
Les attaques contre la raison que j’ai évoquées supra emporte très généralement les deux. Elles ont fait le lit d’un irrationalisme qui, non seulement a conduit une part non négligeable de la philosophie vers des espaces éthéréens, mais a aussi favorisé l’invasion dans la vie quotidienne de denrées et artefacts dont le succès doit tout à l’imposture de zélateurs cupides et à la naïveté de consommateurs illusionnés. Que Donald Trump puisse se vendre comme c’est le cas aujourd’hui n’en est qu’une des multiples manifestations !
Non, les Lumières n’ont pas préparé le communisme et le nazisme. Non, la raison ne s’est pas mise à la solde du totalitarisme. Le prétendre, c’est n’avoir décidément pas compris ce qu’est la raison.
(1) Heidegger a initialement inscrit sa démarche dans la phénoménologie husserlienne, laquelle ne m’a jamais convaincu davantage (cf. ma note du 10 avril 2015).
(2) Claude Lévi-Strauss, L’origine des manières de table, Plon, 1968, p. 422.
(3) On trouve la reproduction des exposés dans Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes, présentés et traduits par Pierre Aubenque, Éd. Beauchesne, 1972. Aubenque n’y cache pas son enthousiasme pour Heidegger. Il en va de même pour Emmanuel Levinas que l’on peut écouter en parler dans cette vidéo (je n’ai pu dénicher la date de cet enregistrement ; il est très probablement des années 80 ou de la première moitié des années 90).
(4) Cf. par exemple Emmanuel Faye (sous la direction de), « Cassirer et Heidegger : Un siècle après Davos », Éd. Kimé, 2021. Cf. également les interventions des participants à la journée d’étude “Pensée identitaire et cosmopolitisme : Martin Heidegger / Ernst Cassirer” qui est à l’origine du livre, interventions facilement accessibles sur Youtube.com.
(5) Martin Heidegger, Réflexions VII-XI : Cahiers noirs (1938-1939), trad. de Pascal David, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2018 ; Réflexions II-VI : Cahiers noirs (1931-1938), trad. de François Fédier, 2018 ; Réflexions XII-XV: Cahiers noirs (1939-1941), trad. de Guillaume Badoual, 2021.
(*1) E. Jünger, Essai sur l’homme et le temps, t. I Traité du Rebelle (Der Waldgang, 1951), Monaco, Edition du Rocher, 1957, t. I, pp. 47-48 (on trouvera à la page 66 une référence tout à fait évidente, bien qu’implicite, à Heidegger).
(6) Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 5-6, novembre 1975, pp. 116-117. C’est P. B. qui souligne.
(7) Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1988.
(8) Le livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (trad. par Myriam Benarroch et Jean-Baptiste Grasset, Verdier, 1987) venait d’être publié et les journaux lui avait donné un large écho (cf. par exemple Roger-Pol Droit, “Heidegger était-il nazi” in Le Monde du 14 octobre 1987).
(9) Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1988, p. 7.
(10) Ibid., pp. 7-8.
(11) À écouter sur France Culture.
(12) Martin Heidegger, “Sérénité” in Questions III et IV, trad. par André Préau, Gallimard, Tel, 1966, p. 137.
(13) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” [1946] in Questions III et IV, trad. par Roger Munier, Gallimard, Tel, 1966, pp. 65-127.
(14) Günther Mensching, “Heidegger, le nazisme et la philosophie française” in Philosopher en France sous l’occupation (sous la dir. d’Olivier Bloch), Éditions de la Sorbonne, 2009, p. 162.
(15) Cf. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943.
(16) Cf. notamment Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Éd. de Minuit, 1984 et Nietzsche contre Foucault : Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, Marseille, 2016. Voir aussi cette très brève vidéo dans laquelle le même Bouveresse évoque le cas Heidegger.
(17) Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières [1932], trad. de l’allemand par Pierre Quillet, Fayard, 1966.
(18) Ibid., pp. 47-48.
(19) Montesquieu, “L’esprit des lois” in Œuvres complètes, Librairie Hachette et Cie, p. 128.
(20) Ernst Cassirer, Op. cit., p. 301.