vendredi 14 janvier 2022

Note de lecture : Olivier Boulnois

Généalogie de la liberté
d’Olivier Boulnois


Dans Le Monde du 3 décembre dernier, Roger-Paul Droit a publié une recension élogieuse du dernier livre d’Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté (1). Cette recension m’a intrigué, notamment en raison des termes utilisés pour caractériser la démarche et la position de l’auteur. Je viens d’achever la lecture de ce livre.

De quoi y est-il question ? Essentiellement du libre arbitre, du déterminisme et de l’opposition entre ces deux conceptions, ainsi que de l’origine d’un débat qui débuta sur des bases fort différentes de celles qui l’alimentent encore aujourd’hui.

Je ne cacherai pas ma déception, non pas parce que Boulnois conclut d’une façon qui ne me semble guère convaincante, mais principalement en raison de la méthode d’examen choisie et à laquelle il prête d’ailleurs des vertus que je trouve personnellement illusoires.

Commençons donc par la méthode.

Quand on intitule son livre Généalogie de la liberté, il est assez évident que l’on fait un clin d’œil à Nietzsche et, par la même occasion, à ce courant philosophique de la deuxième moitié du XXe siècle qui a prétendu trouver dans la Généalogie de la morale une méthode applicable à toute question philosophique dès lors qu’on envisage d’en traiter avec le secours de l’histoire. Boulnois va même plus loin dans ses intentions, puisqu’il estime que, à l’instar de ce qu’a fait Nietzsche, la « généalogie vise à détruire méthodiquement le problème, son cadre, ses conditions, en montrant par quelles voies contingentes il s’est construit. » Il précise d’ailleurs ainsi le projet : « Solvere : résoudre, détruire. Il ne s’agit pas simplement ici de “déconstruction” (Derrida) ; car à force de montrer avec une incomparable subtilité que le refoulé ne cesse de faire retour dans toute l’histoire de la métaphysique, la déconstruction confirme le cadre qu’elle entend critiquer. Mais il s’agit de destruction. D’écrire une histoire, non pour la répéter, mais pour la détruire. » (p. 20) Qu’est-ce qui motive cette destruction ? « […] il faut reconquérir la question elle-même, pour atteindre l’impensé d’Aristote, ce qui implique que l’on ait d’abord éliminé les sédiments déposés par l’histoire, à commencer par le concept de volonté. » (p. 21)

Très franchement, n’eût-il pas été plus simple d’annoncer d’emblée que c’est la position d’Aristote sur le problème qui a sa préférence et qu’il envisage d’exposer en quoi l’histoire ultérieure n’aurait fait que compliquer les choses ? Que gagne-t-il à se réclamer de la sorte de Nietzsche et à prétendre surpasser Derrida ? Dois-je soupçonner qu’il ait craint d’apparaître démodé, voire rétrograde, en se contentant de se revendiquer d’Aristote et de jeter aux orties tout ce qui lui a succédé ? Dois-je y voir une manière de faire savant (2), qui se plaît à évoquer des références averties, quitte à compliquer l’effort de compréhension auquel le lecteur doit s’astreindre pour entrer au mieux dans la pensée de l’auteur ? Je ne puis m’empêcher de me poser ces questions.

Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque intérêt à parcourir l’histoire d’une problématique. Mais on voit mal pourquoi l’examen historique doit se poursuivre ainsi jusqu’au moment où il rencontre sa préférence, comme si ce qui a suivi ne pouvait que l’avoir altéré. Et l’on voit moins encore pourquoi le repère choisi - en l’occurrence Aristote - ne devrait livrer sa vérité que dans l’impensé. Tout cela se donne des allures de raffinement là où je n’aperçois personnellement qu’un procédé mieux fait pour contraindre que pour affranchir, mieux fait aussi pour dissimuler ses faveurs que pour objectiver les choses.

Boulnois prête pourtant des vertus heuristiques à sa méthode, au point d’en faire le véritable révélateur de la vérité sur la liberté. Convaincu que le concept de volonté est une fiction surgie de l’histoire et que c’est cette fiction qui rend la liberté impensable, il écrit :
« La généalogie montre donc la nécessité de sortir de l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre la certitude de la conscience et la force de l’inconscient. Le problème n’est pas de savoir si la volonté dont nous avons conscience est la source de notre action, ou si un autre principe en nous (le désir, le vouloir-vivre, l’inconscient) en est la cause véritable. Car les deux contraires conscient et inconscient appartiennent au même dispositif causal. Et toutes les tentatives qui poursuivent le mouvement de subjectivation, qui cherche à subjectiver le principe de l’action davantage encore que Kant (celles de Schopenhauer, Freud, M. Henry ou M. Foucault (*1)), sont vouées à l’échec. Le véritable problème est de sortir du dispositif causal et du concept de subjectivité pour penser la liberté. Il est d’éclaircir l’ensemble des concepts qui décrivent nos actions : désir, choix, moyen, mobile, mérite, excuse, responsabilité, etc. » (pp. 83-84)
Convenons que voilà la généalogie affublée de prouesses dont on aperçoit mal à quoi elle les doit.

De la méthode, passons au fond du problème.

La principale partie de l’ouvrage, la deuxième, concerne Aristote. Je la dis principale parce que tout va tourner autour des conceptions du Stagirite. Non seulement les inventeurs du libre arbitre (les stoïciens, Alexandre d’Aphrodise, Augustin) et les modernes - rassemblés dans ce que Boulnois appelle « un long Moyen Âge » - sont abordés comme des déformateurs de sa pensée, mais lui-même est interprété pour l’essentiel sur la base des déformations auxquelles ses concepts seront ultérieurement soumis. L’objectif poursuivi paraît là de démontrer que la pensée d’Aristote échapperait à la contradiction fondamentale entre libre arbitre et déterminisme. Et cela, non seulement parce que les termes de cette contradiction n’ont pas encore été inventés, mais aussi et surtout parce qu’il situe « en nous » une cause responsabilisante.

Pour illustrer très brièvement cette façon d’interpréter Aristote, voici deux paragraphes du livre dans lesquelles figurent des citations de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème :
« Au sein de nos désirs, la résolution résulte d’une délibération, qui se déploie par le langage : “on désire parce qu’on a délibéré”, et non l’inverse ; autrement dit “le principe et la cause” de notre résolution “est la délibération”. Ce point est décisif, contre toutes les explications empiristes, mécanistes ou naturalistes : ce n’est pas la seule présence brute de l’objet désirable qui provoque notre résolution ; le principe qui la déclenche se situe sur le plan du discours (logos). Il ne suffit donc pas d’une conjonction entre une opinion et un désir, il faut encore que la résolution provienne d’un raisonnement. Le véritable principe de notre résolution est de l’ordre du langage et de la pensée. Comme tous les êtres vivants, l’homme est nécessairement mû par ce qui lui apparaît comme désirable ; mais à la différence des autres êtres vivants, c’est par la parole que le désirable lui apparaît. La délibération discerne comme bon l’objet qui entraîne notre résolution et déclenche notre désir. » (p. 145)
« Une action est implicitement nôtre lorsque nous en sommes le principe, sauf lorsqu’elle provient d’une contrainte, de même qu’un énoncé est implicitement une affirmation, sauf lorsque des signes indiquent une négation. Il n’est pas nécessaire qu’un principe de choix permette de passer de l’un à l’autre. En même temps, notre action est dite de plein gré lorsqu’elle est entraînée par un principe interne, c’est-à-dire qu’elle reste nécessairement causée par notre délibération : étant donné ses prémisses, la conclusion d’un raisonnement pratique est nécessaire. Bref, ce qui caractérise une action de plein gré est la spontanéité, et ce qui caractérise une action résolue est l’intervention du langage. Dans un cas comme dans l’autre, cela n’empêche pas qu’elle puisse dépendre nécessairement de ces conditions. » (p. 150)
Je dois avouer n’avoir pas choisi ces deux extraits au hasard. S’y trouvent aussi une référence explicite au rôle du langage sur laquelle je reviendrai lorsque j’évoquerai ma propre conception des choses.

Même si la façon dont Boulnois évoque les diverses conceptions qui ont marqué les idées de volonté, de libre arbitre et d’autonomie de l’homme au cours de l’histoire mériterait bien des commentaires, je m’en dispenserai. Je souhaiterais en effet me consacrer surtout à sa propre position et à la mienne. Il est certain que l’ampleur prise par l’idée d’un dieu unique, cause première du monde et des hommes, telle que le christianisme l’a répandue, a fortement pesé sur la question de la liberté. Et j’aurais volontiers discuté de ce qu’il faut penser à ce sujet des idées prêtées à Leibniz et à Spinoza, par exemple. Mais cela nous mènerait trop loin.

Venons-en à présent aux conclusions d’Olivier Boulnois.

Il n’y aurait rien eu que de normal à ce que les conclusions d’une semblable étude se bornent à prendre acte des difficultés que suscite la question traitée. Mais Olivier Boulnois a souhaité exposer sa propre solution de l’énigme, ce qui était prévisible dès les premières pages du livre.

« L’idée de déterminisme universel est une construction métaphysique, aussi indémontrable qu’infalsifiable », écrit-il.
Qu’elle soit indémontrable, soit. Elle résulte en fait d’une double intuition : d’une part, une intuition sensible que nous procure l’enchaînement des choses, comme lorsque nous observons une partie de billard et le talent avec lequel le joueur suppose les effets du choc des billes sur leurs trajectoires ; d’autre part, une intuition intellectuelle, laquelle nous réclame de voir entre la cause et l’effet un lien qui obéit à un principe, un principe sans exception. Mais Boulnois ajoute immédiatement :
« Nous avons vu qu’il existait des positions alternatives, par exemple la conception aristotélicienne du monde ambiant (sublunaire), avec sa compréhension du hasard positif, de l’accident et de la contingence radicale. » (p. 469)
Et ce qu’il va retenir d’Aristote, c’est ce qu’il en a préalablement dit quant à l’aspect éthique de la question :
« […] Aristote déploie une pensée de la liberté, qui consiste à ordonner ses actions pour vivre de manière vertueuse, au sein d’une cité elle-même ordonnée par des lois - tout le contraire de l’arbitraire subjectif consistant à faire ce qu’on veut. Et le fait que notre action soit nécessairement déterminée par nos désirs n’en réduit pas la valeur éthique. Car ce qui est véritablement digne d’éloges ou de blâmes, c’est la vertu, c’est-à-dire la faculté de ne pas pouvoir faire autrement que de prendre plaisir au bien. La clé de l’éthique réside donc dans l’éducation morale prodiguée par le législateur, et non dans la contingence du choix. C’est l’éthique qui fonde la liberté, et non la liberté qui fonde l’éthique. » (p. 156)
Quelle étrange idée que celle qui consiste à placer l’éthique à l’abri du déterminisme, et cela pour la seule raison qu’elle est l’éthique.
« […] au nom de la distinction des domaines scientifiques, et si l’on admet que l’éthique a son domaine propre - le sens de l’agir humain -, rien n’oblige celle-ci à se soumettre au principe métaphysique d’un déterminisme universel. » (p. 469)
Et il en conclut notamment ceci :
« Un point est admis par tous les interprètes, même les plus déterministes : tout être vivant a le pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir. Or dans le domaine de l’action, les seuls candidats pouvant déterminer la liberté de l’agent sont les raisons d’agir (les motifs tenus pour déterminants). Ce sont aussi les seuls qui l’expliquent. Seules les déterminations psychiques méritent d’être prise en compte pour le problème du libre arbitre, mais elles ne peuvent pas effacer notre condition de vivants automoteurs.
Inversement, il ne suffit pas d’avoir établi que le déterminisme est une thèse métaphysique pour que la liberté humaine y échappe. C’est pourquoi il importe de rappeler que les principes explicatifs du comportement humain ne relèvent pas d’un principe métaphysique de causalité, mais de la corrélation entre nos désirs et nos actions. Aristote, en soulignant que l’homme a en commun avec les plantes la croissance et la nutrition, et avec les animaux la sensation et le mouvement, n’en tirait pas la conclusion que le comportement humain s’explique à partir de ces deux degrés constitutifs : bien au contraire, chaque forme apporte un degré de complexité et de liberté nouveau. Et même si le mouvement des animaux implique déjà une capacité de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir, la manière humaine d’agir ne se réduit pas à cette motion animale. La spécificité du comportement humain est d’être
déterminé par la raison, et situé dans une interaction sociale. Tout principe qui nierait l’existence d’un propre de l’agir humain entrerait en contradiction avec les phénomènes sociaux les plus manifestes. » (p. 470)
Ce qui conduit Boulnois à affirmer :
« L’éthique semble limiter les possibilités qui s’ouvrent à l’agent, donc restreindre la liberté du vouloir. Mais elle est l’art de devenir un être libre. » (p. 480)

On sent dans tout cela combien Boulnois renonce à défendre l’existence du libre arbitre et l’autonomie de la volonté, mais combien aussi il souhaite mettre une part de nos actions à l’abri du déterminisme. Choisir l’éthique peut correspondre à deux désirs différents : d’une part, celui de sauver la nature respectable de l’éthique, laquelle s’évanouirait vite dès lors qu’elle puiserait son contenu dans des causes ignorées ; d’autre part, conforter l’idée de responsabilité en faisant découler les choix moraux de « l’être qui est en nous », en se revendiquant ainsi de la proairesis aristotélicienne.

Avant d’évoquer ma conception personnelle du problème, je me dois de souligner que Boulnois revient dans ses conclusions sur le rôle du langage, tel qu’il l’avait mentionné lors de son analyse des conceptions d’Aristote. Il écrit ceci :
« Finalement, la différence entre les puissances naturelles et les puissances associées au langage (logos) vient de ce que la nature tend vers un unique accomplissement, tandis que la parole humaine est capable de faire valoir les contraires. C’est donc le langage qui nous rend capables des contraires (guérir ou achever le malade) et des contradictoires (agir et ne pas agir), c’es-à-dire de la liberté d’indifférence. Mais avant même d’être considérée comme le plus bas degré de la liberté (comme un équilibre entre des biens égaux), cette indifférence est une pure abstraction. Car elle n’existe que comme un moment linguistique de l’analyse de l’action, une condition constitutive : au sein de cette capacité (générique) des contradictoires, c’est toujours le désir qui emporte notre décision. Atteindre la liberté, c’est apprendre à articuler le langage et le désir. » (p. 471)

Puis-je à présent y ajouter mon mot ?

Le principe de causalité ressemble fort à ce que Descartes appelait une évidence. Il est donc discutable. (3) Mais, si l’on s’y rallie, sa nature principielle ne souffre aucune exception. Or, une très importante majorité de gens n’en admettent la portée que limitée par de nombreuses exceptions. On convient volontiers être influençable, et même déterminé par les traits principaux du contexte, mais on se réserve tout aussi volontiers une capacité de choisir dont le mérite revient exclusivement à soi-même, telle une création ex-nihilo, sinon de notre être propre. Comment expliquer cette antilogie ?

Il ne me semble pas que l’on puisse s’en sortir en postulant l’existence de pensées dont la nature - par exemple éthique - les distrairait de la nécessité causale. Car la causalité ne mérite d’être prise en considération que si elle s’applique à tout, en ce compris aux choses apparemment les plus arbitraires, les plus anodines et les plus éphémères. Il n’y a a priori aucune raison pour que la causalité n’affecte pas les pensées, jusque dans leurs enchaînements les plus apparemment décisifs, qu’ils soient rationnels ou irrationnels. Le moindre acte de l’intellect est déterminé par un ensemble très complexe d’éléments antérieurs qui le conduit à prendre sa forme, sans qu’une quelconque instance ou détermination plus globale n’intercède. Ainsi, j’incline à croire que la distinction que fait Aristote entre l’intellect agent et l’intellect patient doit tout à l’idée d’une entéléchie, prédestination extracorporelle que la nature ne comprend pas. (4) La causalité est buissonnante (pour reprendre l’expression de Maurice Godelier), c’est-à-dire que chaque élément de la chaîne doit ce qu’il est à une multitude d’éléments qui, eux-mêmes, doivent ce qu’ils sont à une multitude d’éléments antérieurs, etc. (5), de telle sorte que la recherche complète des causes a quelque chose de vain en raison même de l’inextricable buisson dans lequel elles s’égrènent. C’est ce qui justifie que la démarche scientifique isole expérimentalement les enchaînements causaux les plus simples qui soient pour s’assurer de leur effectivité.

Reste alors à expliquer ce sentiment de liberté de choix dont nous ne pouvons nous départir. Dès lors qu’un être vivant se meut, l’acte qui emporte ce mouvement sera sans doute d’autant plus conforme à ce qui le détermine que l’éventuelle conscience qui y participe s’en attribue l’effet. De telle sorte que l’illusion de la liberté participe à l’effectuation déterminée. Et dès lors que cet être vivant dispose d’un langage articulé, comme c’est le cas de l’homme, non seulement ce langage s’exprime selon les mêmes contraintes déterministes qu’impose la causalité buissonnante, mais il renforce en outre l’illusion de liberté qui l’accompagne, au point de vivre chaque élément linguistique, chaque élément de pensée, chaque élément de raisonnement comme un élément choisi, là précisément où il n’est que la conséquence de ce qui l’a précédé. C’est ce qui explique que l’illusion du libre arbitre est de celle dont on ne peut jamais se déprendre. Être convaincu que nous sommes déterminés ne suffit pas pour se vivre tel. Nous sommes déterminés à nous croire libre de penser et d’agir afin qu’advienne ce que nos déterminations nous inclinent à être, à penser et à vivre.

On pourrait penser que l’idée d’être déterminé incline au fatalisme. Ce peut être le cas. Mais ce n’en est pas pour autant une fatalité. Car l’idée d’un destin des choses, l’idée d’une finalité, l’idée d’un monde téléologiquement tendu dans une direction précise réclame un sens, une signification, une raison d’être au vecteur envisagé. Or je suis personnellement porté à croire qu’il n’y a pas de sens de ce genre et que le sens des choses est un attribut que l’homme confère à la réalité, contraint qu’il est par le langage de prévoir un maximum de choses là où rien n’est véritablement prévisible. L’avenir n’a pas de sens, sinon celui qu’il nous plaît de lui donner.

(1) Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Seuil, 2021.
(2) Comment ne pas penser à la façon dont Heidegger a prétendu retrouver la pure question de l’être chez les présocratiques ?
(*1) « Chez Foucault, cette fuite en avant dans le concept de “subjectivation” résulte d’une absence d’élucidation du concept de sujet, faute de méthode généalogique rigoureuse. L’Herméneutique du sujet, Paris, 2001, cherche le sujet là où il ne se trouve pas (chez Platon, p. 52-57) et non là où il se trouve (chez Aristote). » Je ne résiste pas à l’envie de reproduire cette note de bas de page. Elle demanderait évidemment d’être longuement commentée, ce que je ne ferai pas ici. Certains comprendront certainement pourquoi elle m’a fait sourire [ndr].
(3) Je l’ai discuté dans ma note du 3 juillet 2013.
(4) Cf. Aristote, De l’âme, III, 5, trad. J. Tricot, Vrin, 1988.
(5) Lorsque je raisonne, l’enchaînement des mots qui forment ma pensée obéit à ces mêmes antécédents déterminants, là même où je crois pourtant les guider sans entrave.

9 commentaires:

  1. Je comprendrais que vous ne souhaitiez pas vous expliquer davantage.

    Cependant, il m’apparut d'autant plus justifié de vous livrer mon sentiment que vous accordez manifestement une certaine importance à la question du libre arbitre et que vous vous employez avec une volonté remarquable et renouvelée à en refuser catégoriquement le principe, ou plus exactement, à le reléguer au rang d'une illusion rémanente dont il serait impossible de se déprendre. On est en droit de se demander sur quelle base vous jugez que le sentiment de liberté dont vous faites une illusion allant à peu près de soi est réellement une illusion, car pour l'établir en tant que telle encore faudrait-il qu'il existe et que l'on dispose d'un moyen pour que l'on cesse de croire que les choses sont comme elles nous apparaissent et continuent à apparaître. Or il ne me semble pas avoir repéré quelque part dans votre argumentaire une idée quelconque de ce à quoi devraient ressembler les choses si les apparences étaient que c'est au contraire, comme vous le pensez, la somme de nos déterminations qui nous contraint à nous croire libres. C'est donc, sans jeu de mots, une affirmation libre et gratuite. Que nous ne cessions pas de voir le soleil se déplacer d'est en ouest dans le ciel malgré ce que nous savons aujourd'hui, ne nous oblige-t-il pas à avoir une idée claire et étayée de ce à quoi ressemble la réalité à même de décréter qu'une apparence est trompeuse ? Lorsqu'une sensation ou un sentiment s'imposent à ce point d'une façon aussi incorrigible - et vous admettez sans peine que la perception que nous avons de notre "liberté de choix" est bien de cette nature , c'est-à-dire de celle dont nous avons toutes les chances de ne pas pouvoir nous départir, il me semble qu'il incombe à ceux qui en contestent la conclusion naturelle de fournir les preuves exceptionnelles à hauteur de leur point de vue d'exception...

    Pensez bien que je ne m'autorise à m'expliquer sur ma perplexité que pour autant que vous n'hésitez pas à avancer, dans cette note, votre propre opinion en faisant, très clairement, à propos du libre arbitre le choix un peu trop "libre" d'en nier l'existence, qui plus est au nom d'un déterminisme dont vous faites, au prix d'une confusion que je sais répandue - et que je crois, chez vous, persistante -, le contraire, à tort, du libre arbitre.
    Car le libre arbitre ne se définit nullement, comme vous le pensez, par opposition au déterminisme (même si Wikipédia l'affirme.)

    Permettez que je me réfère ici à ce que dit Bouveresse, plutôt qu'à la fiche Wikipédia :

    « c’est une erreur caractéristique et malheureusement fréquemment commise de croire que, si ce que je ferai le moment venu peut être décrit dans une proposition qui est vraie dès à présent [i.e. le point de vue déterministe], cela me contraint à faire ce que je ferai effectivement [i.e. la négation du libre arbitre]. C’est un point sur lequel, comme on le verra, Leibniz a insisté régulièrement et avec raison. C’est le caractère déterminé de ce qui arrivera qui rend vraie la proposition qui énonce qu’il arrivera. Et ce n’est en aucun cas la connaissance et la prédiction du fait qu’il arrivera qui le détermine à arriver. Cela reste entièrement vrai même quand c’est Dieu lui-même qui sait et prévoit ce qui va arriver : l’omniscience divine permet à son possesseur d’avoir une connaissance complète de ce qui se passera, mais elle n’a pas d’effet sur ce qui arrive. Il n’est donc peut-être pas aussi difficile qu’on l’a cru souvent de réconcilier la liberté de l’action avec la prévision divine, qui implique qu’il y a un cours réel du futur qui est déjà arrêté. » (Cours 12. Le Dominateur, les possibles et le problème de la liberté In : Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz, 2009 et 2010.)

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  2. Il me semble que si l'homme était (réellement) libre les choses ne nous apparaîtraient pas autrement que de la façon dont le point de vue déterministe le décrit, à savoir un monde où tout serait parfaitement déterminé, c'est-à-dire nécessaire et prévisible en droit. Après tout le libre arbitre n'est pas autre chose qu'une forme d'auto-détermination, donc de détermination.
    C'est l'effondrement complet du point de vue déterministe qui serait assurément fatal à la liberté, et non sa soutenance comme vous l'affirmez, puisque comme l'explique Bouveresse, à la suite de Moritz Schlick, « un événement absolument contingent ne pourrait avoir pour cause aucune "volonté" et qu’une décision non déterminée, c’est-à-dire absolument contingente, de la volonté, signifierait l’abolition de toute responsabilité morale. Un degré plus élevé de fortuité ne pourrait signifier qu’un degré plus élevé d’irresponsabilité.» (in « Déterminisme et causalité », Les Études philosophiques, vol. 58, no. 3, 2001, pp. 335-348.)

    Mais, un degré plus élevé de nécessité ne signifie certainement pas un degré plus élevé d'irresponsabilité.

    Serions-nous lancés dans un train à grande vitesse avec un volant en plastique entre les mains, n'y aurait-il au cours de ce voyage qu'un seul choix de destination à notre carte, que nous pourrions encore à bon droit nous estimer parfaitement libres si tant est que le train se dirigeât bien au point où nous nous proposons fort justement d'aller à l'exclusion de tout autre. Il ne faudrait que des choix perdants ou indifférents pour que la liberté (i.e. le principe d'auto-détermination accompagné de la délibération rationnelle) fût détruite. En revanche, il n'est rien dans les régularités, aussi strictes soient-elles, d'une conduite parfaitement monotone et répétitive, qui ne constitue une menace ou un argument décisifs contre l'idée que nous nous faisons de la liberté. La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre, comme le souligne Orwell : seul un monde dans lequel un tel énoncé ne se reproduirait pas à l'identique, témoignerait d'une forme d'irrégularité et d'aliénation préoccupante.

    C'est certainement une bonne question à se poser pour tous ceux qui traitent le libre-arbitre à peu près comme une illusion qui s'impose à notre conscience de façon à la fois nécessaire et irrépressible, comme si la liberté figurait le contraire du déterminisme et de la nécessité, lesquels, comme le rappelle Bouveresse, signifient simplement la "régularité", par opposition à ce qu'on appelle le "hasard" ou à l'absence de loi (i.e. l'unité indissociable de la contingence et de l'impermanence - de l'irrégularité, de l'imprévisibilité et de l'incontrôlabilité mêlées).

    Peut-être me répété-je, mais c'est seulement parce que vous semblez persister dans la croyance que la notion philosophique de liberté a pour alternative la notion de déterminisme et de nécessité, alors même que c'est l'idée de contrainte et de manipulation plus ou moins visibles et perceptibles qui en constituent les termes antithétiques.

    Si je me suis permis de citer une nouvelle fois Bouveresse dans notre discussion, c'est parce je crois savoir combien son avis ne vous est pas indifférent et pourrait vous aider, en l’occurrence, à éclaircir bon nombre de vos positions intellectuelles - celle-ci ou une autre - qu'il vous plait d'adopter en parfaite "méconnaissance" de ses propres vues (et souvent, ai-je l'impression, dans l'ignorance de cette méconnaissance elle-même.)

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    1. Il n’est pas impossible que je méconnaisse à quel point j’ignore les vues de Jacques Bouveresse. Cependant, vous ne m’aidez guère à y voir clair.

      Vous le citez deux fois : « c’est une erreur caractéristique et malheureusement fréquemment commise de croire que […] » (fragment 1) et « un événement absolument contingent ne pourrait avoir pour cause […] » (fragment 2).

      Le fragment 1 évoque la prédétermination du futur et sa prévisibilité, d’une part dans le chef de Dieu, omniscient, et d’autre part dans le chef de l’homme, ignorant de bien des causes. Je n’aperçois pas en quoi cela contredirait ce que j’ai pu dire de la causalité et de l’illusion de liberté. Non que je prétende que Bouveresse partageait ma conception des choses sur ce point, mais parce que ce qu’il a écrit là porte essentiellement sur la prévisibilité et non sur l’antériorité et, plus généralement, sur le rapport entre la contingence et l’ignorance.

      Le fragment 2 énonce que la notion de responsabilité réclamerait davantage de nécessité que de contingence. C’est là une conviction qui fait de la responsabilité une nécessité préalable à toute autre nécessité, tout en ménageant à la contingence cette petite place que la responsabilité réclame. Ce n’est pas ce que je pense.

      Je vous avoue ne pas avoir compris l’allégorie de notre présence dans un train à grande vitesse avec un volant en plastique entre les mains. Affirmer que la liberté consiste à pouvoir dire que deux et deux font quatre est bien évidemment une manière de dire que la première des libertés est de reconnaître ce qui est vrai, problème assez étranger à la question du libre arbitre (l’erreur coûte cher et restreint nos marges de manœuvre). Car la question reste posée de savoir si celui qui reconnaît que deux et deux font quatre n’a pas été déterminé à le penser et à le dire.

      Quant à vous suivre lorsque vous dites que le déterminisme et la nécessité « signifient simplement la "régularité", par opposition à ce qu'on appelle le "hasard" ou à l'absence de loi (i.e. l'unité indissociable de la contingence et de l'impermanence - de l'irrégularité, de l'imprévisibilité et de l'incontrôlabilité mêlées) », je ne m’en sens pas capable. Cela me semble en effet très confus, notamment parce qu’il me paraît inadéquat d’unir la causalité à la loi, le déterminisme à la régularité, comme si la science - qui ne connaît le plus souvent que les régularités - maîtrisait l’ensemble des causes.

      Que ma conviction déterministe ne soit ni prouvée, ni prouvable, j’en conviens très volontiers. J’incline intuitivement à la faire mienne, parce que sa négation ne me semble pas davantage démontrable et qu’elle se confronte en outre à des contradictions malaisément surmontables.

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    2. Je suis surpris que votre réponse ne fasse aucune mention du "libre arbitre", alors même que ma question portait précisément sur celle-ci (et que votre note faisait état d'un nombre significatif d'occurrences du terme "libre arbitre" avant de disparaître d'une façon remarquable de la rédaction de votre réponse à mon commentaire). Car enfin la question qui est posée porte bien sur l'existence - ou plutôt l'inexistence - de celle-ci, (c'est-à-dire sur le caractère nécessairement hétéronome et illusoire de la volonté) et non, dois-je le rappeler, sur une « conviction déterministe » (c'est vous qui écrivez) qui n'est rien de plus compréhensible et de plus banal. Encore une fois, le point de vue déterministe, que je ne vous conteste nullement, ne s'oppose pas au libre arbitre. C'est uniquement le passage d'une prémisse ordinaire (Nous sommes déterminés) à une conclusion extraordinaire (Notre volonté ne nous appartient pas) qui m'interroge ici.

      Comment interpréter cette soudaine élision, pour ne pas dire élusion, qui laisse une fois de plus un lecteur des plus attentif sur sa faim ?

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    3. La réponse que j’ai cru bon de vous faire ne réclamait qu’une mention du libre arbitre, une seule. Il ne m’a pas semblé qu’elle en soit pour autant peu compréhensible ou incomplète et, moins encore, qu’elle trahisse un désir d’éluder quoi que ce soit.

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    4. Permettez, mais la seule occurrence que je vois est celle relative au paragraphe suivant : « Affirmer que la liberté [...] Car la question reste posée de savoir si celui qui reconnaît que deux et deux font quatre n’a pas été déterminé à le penser et à le dire », lequel paragraphe n'en fait mention que pour mieux éluder la question puisque, comme vous le concluez vous-même, la question qui reste posée, à vos yeux, est celle du déterminisme et non celle du libre arbitre, qui ne sont pas une seule et même question.

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    5. Que voulez-vous me faire dire ?

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    6. Quelle drôle de question ?
      (La grande difficulté ici me parait être justement de ne pas vous représenter ce que j'ai à vous dire comme quelque chose que je voudrais vous faire dire.)

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    7. Je ne comprends décidément pas ce que vous voulez dire. Mais je puis répéter - de manière différente, si vous le voulez - ce que j’ai déjà expliqué.
      Il me paraît rationnel que ma pensée, de par les éléments (concepts, mots, enchaînements, etc.) dont elle se compose, soit totalement déterminée par ses antécédents, alors même que ces déterminations ne peuvent jouer pleinement que si j’entretiens l’illusion que c’est moi qui la crée ex nihilo. Rien ne me semble dès lors justifier l’opinion que des idées d’une certaine nature - telles les idées éthiques - puissent échapper à ce déterminisme.
      Depuis le Moyen Âge, l’habitude fut prise d’appeler libre arbitre l’aptitude dont on disposerait à se soustraire à ce déterminisme et à opérer des choix qui n’exprimeraient que le moi dans son individualité autarcique. Sauf à lui donner une signification nouvelle et originale, le livre arbitre désigne donc bien une opinion en opposition avec l’idée de déterminisme intégral. Bien sûr, ceux qui acceptent une part de déterminisme tout en imaginant un réduit où les libres choix resteraient possibles inventent deux champs, celui du déterminisme d’un côté, celui du libre arbitre de l’autre, de telle sorte qu’ils s’autorisent à dire qu’il n’y a pas opposition, mais plutôt cohabitation des deux notions. Reste pourtant à expliquer pourquoi ce qui vaut dans le premier champ cesse de valoir dans le second.
      J’aime beaucoup le débat d’idées, en ce compris avec vous. Chipoter sur autrui, me plaît nettement moins, comme vous vous en serez peut-être aperçu.

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