À propos d’un tremblement de guerre
Lorsque le hasard nous est favorable, nous aimons dire que nous avons de la chance. J’en ai eu beaucoup hier, lorsque j’ai surpris des propos qui ne m’étaient pas destinés.
Je remontais de la ville en bus - oui, on aime dire qu’on remonte dès lors qu’on habite sur les hauteurs - et j’étais plongé dans un livre, Les guerres d’Italie (1), un ouvrage collectif publié il y a quelques mois à peine. J’avais la tête sur ces champs de bataille de l’Italie du nord, là où, au tournant des XVe et XVIe siècles, Français, Suisses, Italiens et Autrichiens se cassaient la leur à coup de boulets, d’escopettes, de piques et de sabre, sans que cela n’apporte à l’humanité ou à une partie d’entre elle quelque allègement que ce soit. Peu de monde à cette heure-là sur le bus 21. Seuls les virages serrés où le véhicule s’engageait sans ralentir me contrariaient un peu.
C’est alors que j’entendis discuter derrière moi. En général, je tente de m’abstraire des conversations surprises ; mais, cette fois, je n’en perdis pas un mot, sans doute parce que j’y trouvai un écho aux calamités dont je lisais l’évocation.
⎯ Il paraît que les Russes vont envoyer de l’aide en Turquie, disait une voix d’homme.
⎯ C’est cocasse ! s’exclama une voix de femme.
⎯ Pourquoi ? reprit l’homme. On peut manifester sa compassion en toutes circonstances. Et puis, pour les populations frappées par le tremblement de terre, toutes les aides sont bienvenues.
⎯ Je pense à ces Syriens qui, il y a quelques années, décrivaient les immeubles effondrés sous les bombardements russes en disant : on dirait un tremblement de terre. Aujourd’hui, ils disent sans doute : on dirait un bombardement.
⎯ Quoi qu’il arrive, objecta l’homme, un élan de compassion ne gâche rien.
⎯ Il ne gâche rien, mais il est lui-même gâché par la simultanéité. On aide en Syrie ; on frappe en Ukraine. Peut-on espérer que le nombre de vie qu’ils sauveront en Turquie dépassera le nombre de vie qu’ils élimineront en Ukraine ?
⎯ Ils pourraient n’en sauver aucune…
⎯ Ils pourraient même bombarder une fois de plus les ruines du tremblement de terre en Syrie. Ce serait un tremblement de guerre qui ferait plaisir à Bachar el-Assad.
⎯ Absurde !
⎯ Oui, exactement, c’est absurde !
Il y eut un silence qui se prolongea. Je bouillais de l’envie de me retourner pour voir qui parlait ainsi, pour découvrir l’âge des protagonistes, leur apparence, leur allure. Je patientai jusqu’à ce que je me lève pour descendre du bus. Un regard vers la banquette suivante : vide. Ils étaient déjà descendus.
J’aurais aimé connaître un peu mieux cette femme qui entrecroisait si aisément les raisons et qui devinait peut-être le politique sous le travesti. Mais ce désir de la connaître n’obéissait certainement qu’à cette absurde inclination à souhaiter que les autres soient comme on aimerait qu’ils soient.
Oui, absurde.
(1) Dirigé par Didier le Fur, Les guerres d’Italie. Un conflit européen, Passés composés, Ministère des Armés, 2022.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire