À propos d’un souvenir
Un souvenir, c’est parfois comme une présence privée de sa réalité. Peu de choses nous portent à croire encore ce qu’il nous chuchote. Et pourtant, tout incertain qu’il soit, on s’y fie comme à quelque chose qui, d’une certaine manière, nous a fait.
Ce matin, je lisais du Maupassant. J’aime davantage son écriture que ses intrigues. Aussi, je ne suis jamais très pressé de découvrir ce vers quoi ses récits nous conduisent. Tout à l’heure, plongé dans Sur l’eau (1), une nouvelle qui date de 1876, je tentais d’oublier le cadavre de cette vieille femme, une pierre au cou, qui bloquait le canot au milieu de la rivière et dont le voisin du narrateur évoquerait finalement le souvenir. Le mien de souvenir a surgi de ce que celui-ci disait de la rivière, « […] la chose mystérieuse, profonde, inconnue, […] où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoir pourquoi […] » J’imaginais la rivière « silencieuse et perfide » qui « coule toujours sans bruit » et offre « des profondeurs noires » (pp. 67-68) … et je revis l’Ourthe à Hony.
Mon grand-père possédait une petite maison à Hony, où il passait habituellement l’été. J’y ai connu mes premières heures d’indépendance alors que j’avais cinq ou six ans. Interdiction était faite, cependant, d’approcher la rivière : elle avait la réputation d’engloutir ceux qui s’y risquaient imprudemment en les entraînant dans des tourbillons invisibles.
Sans doute au cours de jeux perdus pour ma mémoire, j’ai découvert une fillette à laquelle je prêtai toutes les vertus, tous les mérites et tous les agréments possibles. Était-ce cela tomber amoureux ? Je doute m’être posé la question. Problème : cette fillette habitait une maison en bordure de l’Ourthe, là où je n’avais pas le droit de me rendre. M’en suis-je néanmoins approché en transgressant l’interdit ou dans des circonstances particulières qui m’en avaient affranchi, je ne sais plus. Toujours est-il que je m’y rendis.
Sortant de la rue Hanson, il faut tourner à droite et, peu après, s’engager sur le sentier qui borde la rivière. De place en place, la rive est meurtrie par des postes de pêche, petites aires de terre battue au raz de l’eau. Cette eau, sombre, massive, à peine parcourue de frissons, allie mouvement et immobilité. Le mouvement, c’est ce départ puissant vers l’aval ; l’immobilité, c’est cette surface figée qui semble ignorer le chemin parcouru. Limpide autour des postes de pêche, là où la profondeur est faible, la rivière laisse voir goujons et ablettes qui s’agitent ; au-delà, elle devient insondable, noire de mystères, grosse de vies imaginées. J’en avais peur.
Et puis, pas bien loin, sur la droite, il y a la maison qui l’héberge, elle. Avec, pour y mener, un petit chemin bordé de troènes. Cette haie n’a pas été taillée, ce qui lui a permis de fleurir et de répandre un parfum suave. Depuis ce jour-là, je suis très sensible à l’odeur du ligustrum, une odeur à la fois puissante et enivrante. Il me faut dire que, à l’espoir de l’apercevoir - elle dont je ne me rappelle plus rien, ni les traits, ni l’allure -, j’ai ressenti un trouble indéfinissable auquel se sont probablement mêlées les senteurs de troène, et aussi la crainte non dissipée des eaux noires et profondes. De ce trouble, je conserve l’empreinte, comme si toute émotion ressentie depuis lors était redevable de quelque chose à celle-là.
La madeleine de Proust, me dira-t-on ! Ou - pourquoi pas ? - la grive de Montboissier chez Chateaubriand ! Oui…, mais non tout de même. Je m’explique.
Chez Proust, le goût du petit morceau de Madeleine, le narrateur l’a si fortement cherché que, ce qui domine, c’est ce que le souvenir sauve.
« […] quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
L’immensité du souvenir est à la mesure de l’effort déployé pour le convoquer.
« Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. » (2)
Quant à Chateaubriand, tout comme Proust, l’anamnèse lui rappelle « des jours perdus ». Mais son propos vise surtout à comparer deux tristesses : celle qu’il éprouvait dans les bois de Combourg en écoutant la grive, née « d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience » ; celle qu’il ressent en entendant la grive à Montboissier et qui « vient de la connaissance des choses appréciées et jugées » (3).
Entendons-nous bien : je ne prétends pas mieux penser le souvenir que Proust ou Chateaubriand, et surtout pas me comparer de quelque façon que ce soit à leur génie. Simplement, ce que m’inspire la réminiscence de Hony, c’est plutôt ce en quoi elle témoigne de l’empire des déterminations. Que le parfum du troène ait inscrit en moi un automatisme indéfectible donne à penser sur la somme de tropismes dont je suis fait. Car la profusion de circonstances oubliées qui m’ont infléchi - comme tout le monde, d’ailleurs - efface la possibilité de choix que nous ne doutons pourtant pas avoir opérés. Difficulté de s’admettre sans moi véritable, sans instance de décision, sans poids face à la matière qui nous emporte ! À l’occasion, les illusions les plus nécessaires s’entrevoient pourtant pour ce qu’elles sont.
Ce qui n’enlève rien au fait que les eaux sombres d’une rivière au débit fort m’inclinent nostalgiquement vers l’Ourthe d’antan.
(1) Guy de Maupassant, La petite Roque et autres récits noirs, Pocket, 1993, pp. 67-73.
(2) Marcel Proust, À la recherche du temps perdu I [1913], Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, p. 46.
(3) François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1848], Librairie générale française, La Pochothèque, 1973, p. 76.
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