mardi 21 octobre 2025

Note d’opinion : Macron et Sarkozy

À propos de Macron et Sarkozy

Dans son éditorial du 20 octobre (1), le journal Le Monde passe en revue les « symptômes de plus en plus inquiétants » de ce qu’il appelle « la crise de la démocratie ». À juste titre - je crois - le journal, en collaboration avec l’Institut IPSOS, recherche ces signes susceptibles de révéler un basculement vers un régime politique, sinon nouveau, du moins propre à rappeler des temps douloureux. Et d’évoquer par exemple une « parole politique [qui] ne cesse de s’abîmer. »

La parole politique s’abîme effectivement ; le geste aussi. Car que penser du Président de la République, Emmanuel Macron, qui, le 17 octobre, reçoit Nicolas Sarkozy en son palais de l’Élysée ? « Il était normal que, sur le plan humain, je reçoive un de mes prédécesseurs, dans ce contexte » a-t-il déclaré, ajoutant d’une façon qu’il est malaisé de ne pas qualifier d’hypocrite : « J’ai eu des propos publics toujours très clairs sur l’indépendance de l’autorité judiciaire dans le rôle qui est le mien. » En l’espèce, la parole s’abîme en cherchant à dénier la signification du geste, lequel geste ébranle la fonction que son auteur est censé incarner.

Puisqu’il évoque le contexte, parlons-en.

Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été déclaré coupable d’association de malfaiteurs par la 32e chambre du Tribunal judiciaire de Paris et condamné à 5 ans de prison, condamnation assortie d’une exécution provisoire. (2) Cette décision a immédiatement donné lieu, de la part du condamné, à des interprétations outrancières et mensongères, à des remarques perfides et à des propos vengeurs. Se livrant à un véritable barnum, celui-ci a réussi à mobiliser de nombreuses notabilités qui, par des prises de position souvent acrobatiques, ont distrait tout qui aurait eu l’idée de lire le jugement en cause. Tant et si bien que les médias ont été amenés à s’interroger bien davantage sur les intentions des juges que sur les faits qui ont motivé leur décision.

Nicolas Sarkozy reste présumé innocent, puisqu’aucune décision à son égard n’est encore coulée en force de chose jugée. (3) Et il est bien entendu en droit d’affirmer son innocence. Mais il ne s’est pas contenté de dénoncer des erreurs que le jugement comporterait, ce qu’il devra bien se résoudre à faire en appel. Il a déclaré - avec l’emphase et la solennité auxquelles l'autorise sa qualité d’ancien président de la République - que la condamnation qui lui était infligée était « d’une gravité extrême pour l’état de droit ». Puis, visant bien évidemment les auteurs du jugement, il a ajouté : « la haine n’a donc décidément aucune limite » ; « ceux qui me haïssent à ce point pensent m’humilier ; ce qu’ils ont humilié aujourd’hui, c’est la France, c’est l’image de la France. Et si quelqu’un a trahi les Français, ce n’est pas moi, c’est cette injustice invraisemblable… »
On comprend aisément que celui qui a occupé une charge aussi considérable puisse être bouleversé au plus haut point par une condamnation qui en flétrit le prestige. Mais cela justifie-t-il qu’il use de l’influence qu’il conserve pour ébranler aussi brutalement cet état de droit (4) qu’il prétend injustement avoir été mis en péril par ses juges ? La sagesse lui aurait plutôt recommandé un retrait silencieux qui n’aurait donné que plus d’éclat à la victoire finale dont il prétend ne pas douter.

Voilà le contexte dans lequel l’actuel chef de l’État a reçu l’ancien en son palais, visiblement, de façon presque ostentatoire. S’il advenait que Sarkozy soit reconnu définitivement coupable, cela ne pourrait être compris que comme un raffermissement de l’état de droit, et non comme son affaiblissement. Non pas parce qu’il mériterait d’être condamné (ce qui ne peut être affirmé aujourd’hui), mais tout simplement parce qu’un pays qui condamnerait un ancien président qui l’aurait mérité prouverait la force de ses institutions. En recevant officiellement Sarkozy, Macron a posé un geste qui accorde du crédit aux différentes indignations injustifiées dont les médias se sont fait l’écho depuis le 25 septembre, indignations qui participent à ébranler l’état de droit.

Il n’en est pas à son coup d’essai. En avril 2020, il avait rendu visite à Didier Raoult, dans le bureau même de ce dernier, persistant encore le 2 septembre 2021 à déclarer : « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » (5) Tout cela en dépit des alarmes lancées par les milieux scientifiques à propos des dérives du directeur de l’IHU Méditerranée Infection. Ce n’était pas alors l’état de droit qui était en cause, mais plus simplement la confiance à accorder aux avancées scientifiques qui contribuent à préserver la santé des populations.

(1) Publié dans l’édition datée du 21 octobre 2025, p. 25.
(2) Pour une analyse mesurée de ce jugement, cf. par exemple Cécile Guérin-Bargues, Condamnation de Nicolas Sarkozy : anatomie d’un verdict, JP Blog.
(3) Je parle bien entendu de l’affaire dite Sarkozy-Kadhafi. Dans l’affaire dite des écoutes ou Bismuth, la Cour de cassation a confirmé le 18 décembre 2024 sa condamnation à trois ans de prison, dont un ferme.
(4) L’état de droit est une expression initialement destinée à désigner l’ensemble des règles légales qui s’imposent à chacun. Elle a pris - notamment dans le débat suscité par la condamnation de Sarkozy - un sens quelque peu différent, ne serait-ce que parce que c’est le condamné lui-même qui l’a invoquée pour contester le sort qui lui est fait. On devrait la comprendre comme ce qui garantit la démocratie, dans la mesure où ce serait ce qui protège du basculement vers un régime différent.
(5) Cf. notamment “Macron-Raoult, un compagnonnage très politique malgré les polémiques”, article d’Ariane Chemin in Le Monde du 4 septembre 2021.

mercredi 8 octobre 2025

Note d’opinion : ce à quoi il faut penser et ce dont il faut parler

À propos de ce à quoi il faut penser et de ce dont il faut parler

Il n’est peut-être rien qui révèle mieux l’absence complète de liberté que la succession des choses auxquelles on se surprend à penser, de même que la suite des choses abordées lorsqu’on s’adresse à autrui. Qui croit maîtriser ces aspects si décisifs de la vie s’illusionne ; et s’illusionne tout autant celui qui, conscient du problème, s’imagine découvrir une possession de soi qu’une naïveté première avait totalement entravée. Quiconque laisse sa pensée vagabonder au gré des multiples sollicitations qui l’engendre ne choisit pas ce qui va mobiliser son esprit, pas davantage d’ailleurs que le déroulé de ce qui en résultera. Et toute rencontre avec autrui aboutit à une sollicitation supplémentaire qui conduit à dire - dans quelque registre que ce soit - des choses qui semblent traduire une intention, laquelle pourtant ne résulte pas d’une quelconque volonté.

Nul doute cependant qu’il est très malaisé de convaincre de l’inéluctabilité du ressort ignoré des pensées et des paroles, comme d’ailleurs des actes. C’est que l’esprit est ainsi fait qu’il lui est nécessaire de postuler la liberté de penser et d’agir. La langue elle-même contient ce qu’il faut pour entretenir ce leurre, puisque le vocabulaire et la syntaxe recèlent tout ce qui est utile à transformer en évidence ce sentiment qui fait de nos convictions le résultat d’un choix. Le plus déterministe des philosophes ne peut s’exprimer sans donner à voir un discours qui a toutes les apparences d’être le produit d’une libre délibération. Spinoza lui-même, si convaincu qu’il fut pourtant de la force des déterminations ne put se soustraire à maintenir dans son système la liberté d’accepter la force des causes, jusqu’à manifester par différents plis rationnels l’accession à la béatitude et au salut. (1)

Ce qui se joue ainsi au niveau individuel est peut-être plus aisé à saisir au niveau collectif. Car s’interroger sur l’origine d’une conviction en présupposant qu’elle n’est due qu’à une influence occulte réclame de passer outre l’idée qu’elle provient d’une influence identifiée ou d’un effort de réflexion. Par contre, admettre qu’une opinion très partagée obéit à une tendance du moment est bien plus facilement acceptable. On repère aisément chez les autres ce qu’ils doivent à des persuasions actuelles, là où l’on se croit plus apte à s’orienter selon de véritables préférences personnelles. Lucidités et aveuglements croisés nous conduisent à voir la paille, pas la poutre.

Ce regard si différent que l’on porte sur soi-même et sur les autres nous donne la mesure de notre exclusivisme. Ce qui ne nous permet pourtant pas - sinon très difficilement - de cerner les causes des mouvements collectifs. Or, l’enjeu est de taille.

L’histoire de l’humanité est faite de mouvements mystérieux. L’identification de ces mouvements, leur succession, les luttes qu’ils ont provoquées, les solidarités qu’ils ont fait naître, tout cela alimente des récits qui se veulent le reflet de ce qui s’est passé. Mais les causes de ces mouvements, ce qui les déclenche, ce qui pousse à adhérer à ce qui assure leur succès, voilà qui reste souvent indéchiffrable. Entendons-nous : on peut sans trop de mal discerner des chaînes causales qui expliquent des évolutions, surtout quand celles-ci s’inscrivent dans ce que nous sommes portés à regarder comme une logique. De là à croire que nous comprenons ce qui fait l’histoire, il y a là un pas qu’il serait hardi de franchir.

L’époque contemporaine nous offre un exemple très clair de l’opacité de l’histoire, un exemple qui devrait inciter plus d’un à regarder tout récit historique - de quelque passé qu’il s’agisse - comme une esquisse qui n’atteint pas la vérité des mouvements qu’il évoque.

L’exemple dont il est question, c’est ce mouvement qui voit les idées qualifiées d’extrême droite bénéficier d’un succès inattendu dans bien des régions du monde. S’il est une évolution imprévue, c’est bien celle-là. Malgré le fait que certains partis qualifiés tels gagnèrent en influence dans les deux premières décennies du siècle, la véritable explosion dans les années 20 des idées qui les caractérisent a représenté une surprise, y compris pour nombre de ceux qui les partagent. La plupart de celles des analyses consacrées au phénomène qui ne s’en réjouissent pas s’empressent d'en stigmatiser les propagandistes, partant de l’idée que ceux qui en acceptent le catéchisme renoncent à toute probité et se font volontiers une fierté du mal. Cela témoigne d’une attitude morale aisément partagée par tous ceux que révoltent le mensonge décomplexé, la liberté de dire le pire, l’autoritarisme assumé, le goût pour la violence et le rejet du différent. Pourtant, une posture morale de ce genre - dont je me dépêche de dire que je la partage - n’est qu’une posture morale, c’est-à-dire un jugement qui reste muet sur les causes de ce qu’il condamne et qui puise sa pertinence dans une manière de penser locale et actuelle. Comme le disait si bien Montaigne : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (2)

Nul doute que nombreux seront ceux qui verront dans mes propos une forme inacceptable de relativisme. La question mérite pourtant d’être posée : peut-on relever le défi qui consisterait à prouver la supériorité d’une morale sur une autre, d’une culture sur une autre ? Je continue d’en douter, probablement parce que je fais partie de ceux de ma génération qui furent fortement ébranlés par les discours que Claude Lévi-Strauss prononça en 1952 et en 1971 à l’UNESCO (3). Cela dévalorise-t-il la morale que l’on sent sienne ? Nullement, car c’est une garantie d’homogénéité sociale que de partager la morale des siens, voire de s’inscrire dans les luttes morales et culturelles qui en forgent le devenir. Que cet attachement à une morale toute relative puisse sembler étrange, cela s’explique par notre incapacité à identifier l’origine véritable de nos pensées et de nos actes. Là où la plupart invoque une liberté de choix, j’incline plutôt à n’y voir qu’une contrainte masquée que nous prenons comme de notre fait.

Les convictions naissent de cet impératif sans cesse réitéré : il faut que je pense à ceci et de la sorte ; il faut je parle dans ce sens et de cette façon. L’illusion que c’est moi qui me prononce, qui prend parti, qui préfère, est tellement puissante qu’il est n’est possible d’y échapper que le temps d’en admettre la probabilité. L’instant d’après, j’y succombe à nouveau. C’est dire s’il est malaisé de reconnaître que les causes que j’attribue à mes convictions n’expliquent rien, sinon ce processus par lequel je me donne raison de les nourrir. Voilà qui rend compte du mystère entourant ces mouvements qui voient une société basculer rapidement d’une morale à une autre au gré de ce qu’on appelle l’histoire. La proportion de gens qui, dans ce que l’on a longtemps appelé les pays démocratiques, s’affirment plus ou moins en accord avec les mensonges nécessaires, avec la liberté de médire et diffamer, avec un pouvoir autocratique, avec des solutions violentes, avec le rejet du différent, a grandi vite et fort parce que ceux-là se sont dit : il faut que je pense ainsi ; il faut que je parle comme ça. Toutes les hypothèses que l’on pourra formuler quant aux causes de ce brusque changement ne leur seront pas opposables. Telle une mode, le ressort véritable du tournant pris reste inexplicable. Telle une mode, moins sans doute que de se combattre, elle réclame qu’on attende qu’elle passe. Ce qui ne m’empêchera pas, fidèle à la morale qui a ma préférence, de m’y opposer de toute la force de mes moyens.

(1) Spinoza, Éthique, trad. et commentaires de Robert Misrahi, Éditions de l’éclat, 2005, en particulier les Propositions 67 à 73 de la Partie IV, pp. 277-282.
(2) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 524.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Denoël-Gonthier, 1974 ; “Race et culture” [1971] in Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.