mercredi 8 octobre 2025

Note d’opinion : ce à quoi il faut penser et ce dont il faut parler

À propos de ce à quoi il faut penser et de ce dont il faut parler

Il n’est peut-être rien qui révèle mieux l’absence complète de liberté que la succession des choses auxquelles on se surprend à penser, de même que la suite des choses abordées lorsqu’on s’adresse à autrui. Qui croit maîtriser ces aspects si décisifs de la vie s’illusionne ; et s’illusionne tout autant celui qui, conscient du problème, s’imagine découvrir une possession de soi qu’une naïveté première avait totalement entravée. Quiconque laisse sa pensée vagabonder au gré des multiples sollicitations qui l’engendre ne choisit pas ce qui va mobiliser son esprit, pas davantage d’ailleurs que le déroulé de ce qui en résultera. Et toute rencontre avec autrui aboutit à une sollicitation supplémentaire qui conduit à dire - dans quelque registre que ce soit - des choses qui semblent traduire une intention, laquelle pourtant ne résulte pas d’une quelconque volonté.

Nul doute cependant qu’il est très malaisé de convaincre de l’inéluctabilité du ressort ignoré des pensées et des paroles, comme d’ailleurs des actes. C’est que l’esprit est ainsi fait qu’il lui est nécessaire de postuler la liberté de penser et d’agir. La langue elle-même contient ce qu’il faut pour entretenir ce leurre, puisque le vocabulaire et la syntaxe recèlent tout ce qui est utile à transformer en évidence ce sentiment qui fait de nos convictions le résultat d’un choix. Le plus déterministe des philosophes ne peut s’exprimer sans donner à voir un discours qui a toutes les apparences d’être le produit d’une libre délibération. Spinoza lui-même, si convaincu qu’il fut pourtant de la force des déterminations ne put se soustraire à maintenir dans son système la liberté d’accepter la force des causes, jusqu’à manifester par différents plis rationnels l’accession à la béatitude et au salut. (1)

Ce qui se joue ainsi au niveau individuel est peut-être plus aisé à saisir au niveau collectif. Car s’interroger sur l’origine d’une conviction en présupposant qu’elle n’est due qu’à une influence occulte réclame de passer outre l’idée qu’elle provient d’une influence identifiée ou d’un effort de réflexion. Par contre, admettre qu’une opinion très partagée obéit à une tendance du moment est bien plus facilement acceptable. On repère aisément chez les autres ce qu’ils doivent à des persuasions actuelles, là où l’on se croit plus apte à s’orienter selon de véritables préférences personnelles. Lucidités et aveuglements croisés nous conduisent à voir la paille, pas la poutre.

Ce regard si différent que l’on porte sur soi-même et sur les autres nous donne la mesure de notre exclusivisme. Ce qui ne nous permet pourtant pas - sinon très difficilement - de cerner les causes des mouvements collectifs. Or, l’enjeu est de taille.

L’histoire de l’humanité est faite de mouvements mystérieux. L’identification de ces mouvements, leur succession, les luttes qu’ils ont provoquées, les solidarités qu’ils ont fait naître, tout cela alimente des récits qui se veulent le reflet de ce qui s’est passé. Mais les causes de ces mouvements, ce qui les déclenche, ce qui pousse à adhérer à ce qui assure leur succès, voilà qui reste souvent indéchiffrable. Entendons-nous : on peut sans trop de mal discerner des chaînes causales qui expliquent des évolutions, surtout quand celles-ci s’inscrivent dans ce que nous sommes portés à regarder comme une logique. De là à croire que nous comprenons ce qui fait l’histoire, il y a là un pas qu’il serait hardi de franchir.

L’époque contemporaine nous offre un exemple très clair de l’opacité de l’histoire, un exemple qui devrait inciter plus d’un à regarder tout récit historique - de quelque passé qu’il s’agisse - comme une esquisse qui n’atteint pas la vérité des mouvements qu’il évoque.

L’exemple dont il est question, c’est ce mouvement qui voit les idées qualifiées d’extrême droite bénéficier d’un succès inattendu dans bien des régions du monde. S’il est une évolution imprévue, c’est bien celle-là. Malgré le fait que certains partis qualifiés tels gagnèrent en influence dans les deux premières décennies du siècle, la véritable explosion dans les années 20 des idées qui les caractérisent a représenté une surprise, y compris pour nombre de ceux qui les partagent. La plupart de celles des analyses consacrées au phénomène qui ne s’en réjouissent pas s’empressent d'en stigmatiser les propagandistes, partant de l’idée que ceux qui en acceptent le catéchisme renoncent à toute probité et se font volontiers une fierté du mal. Cela témoigne d’une attitude morale aisément partagée par tous ceux que révoltent le mensonge décomplexé, la liberté de dire le pire, l’autoritarisme assumé, le goût pour la violence et le rejet du différent. Pourtant, une posture morale de ce genre - dont je me dépêche de dire que je la partage - n’est qu’une posture morale, c’est-à-dire un jugement qui reste muet sur les causes de ce qu’il condamne et qui puise sa pertinence dans une manière de penser locale et actuelle. Comme le disait si bien Montaigne : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (2)

Nul doute que nombreux seront ceux qui verront dans mes propos une forme inacceptable de relativisme. La question mérite pourtant d’être posée : peut-on relever le défi qui consisterait à prouver la supériorité d’une morale sur une autre, d’une culture sur une autre ? Je continue d’en douter, probablement parce que je fais partie de ceux de ma génération qui furent fortement ébranlés par les discours que Claude Lévi-Strauss prononça en 1952 et en 1971 à l’UNESCO (3). Cela dévalorise-t-il la morale que l’on sent sienne ? Nullement, car c’est une garantie d’homogénéité sociale que de partager la morale des siens, voire de s’inscrire dans les luttes morales et culturelles qui en forgent le devenir. Que cet attachement à une morale toute relative puisse sembler étrange, cela s’explique par notre incapacité à identifier l’origine véritable de nos pensées et de nos actes. Là où la plupart invoque une liberté de choix, j’incline plutôt à n’y voir qu’une contrainte masquée que nous prenons comme de notre fait.

Les convictions naissent de cet impératif sans cesse réitéré : il faut que je pense à ceci et de la sorte ; il faut je parle dans ce sens et de cette façon. L’illusion que c’est moi qui me prononce, qui prend parti, qui préfère, est tellement puissante qu’il est n’est possible d’y échapper que le temps d’en admettre la probabilité. L’instant d’après, j’y succombe à nouveau. C’est dire s’il est malaisé de reconnaître que les causes que j’attribue à mes convictions n’expliquent rien, sinon ce processus par lequel je me donne raison de les nourrir. Voilà qui rend compte du mystère entourant ces mouvements qui voient une société basculer rapidement d’une morale à une autre au gré de ce qu’on appelle l’histoire. La proportion de gens qui, dans ce que l’on a longtemps appelé les pays démocratiques, s’affirment plus ou moins en accord avec les mensonges nécessaires, avec la liberté de médire et diffamer, avec un pouvoir autocratique, avec des solutions violentes, avec le rejet du différent, a grandi vite et fort parce que ceux-là se sont dit : il faut que je pense ainsi ; il faut que je parle comme ça. Toutes les hypothèses que l’on pourra formuler quant aux causes de ce brusque changement ne leur seront pas opposables. Telle une mode, le ressort véritable du tournant pris reste inexplicable. Telle une mode, moins sans doute que de se combattre, elle réclame qu’on attende qu’elle passe. Ce qui ne m’empêchera pas, fidèle à la morale qui a ma préférence, de m’y opposer de toute la force de mes moyens.

(1) Spinoza, Éthique, trad. et commentaires de Robert Misrahi, Éditions de l’éclat, 2005, en particulier les Propositions 67 à 73 de la Partie IV, pp. 277-282.
(2) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 524.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Denoël-Gonthier, 1974 ; “Race et culture” [1971] in Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.

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