vendredi 10 juillet 2020

Note de lecture : Alexandre Postel

Un automne de Flaubert
d’Alexandre Postel


Il y a près de 150 ans, à quoi ressemblait Concarneau ? Il me semble permis de penser que la ville n’était guère différente de ce qu’elle est aujourd’hui, à la très importante exception de la présence des autos et des touristes. Ce qui n’est pas rien. L’hôtel Sergent - aujourd’hui Les Grands Voyageurs - ne se trouvait pas devant un parking et n’était pas flanqué d’une terrasse vouée aux crêpes et aux salades. On peut peut-être imaginer les lieux rendus à leur simplicité, dépeuplés, voire désolés. De là à se représenter Flaubert traînant sur les quais, reluquant les remparts de la ville close comme s’il allait y découvrir des raisons de vivre, il n’y a qu’un pas qu’Alexandre Postel nous donne envie de franchir.

Le roman qui vise à combler les vides de l’histoire est un genre controversé. Entre ce que nous croyons savoir d’un épisode du temps passé et ce que nous aimerions en outre y trouver - ou ce que nous estimerions éclairant d’y ajouter - on peut facilement balancer : où est la fiction, où est le récit, où est la chronique ? Et lorsque le roman est apprécié, cela réside-t-il dans la justesse du propos, dans sa vraisemblance, dans l’écriture et le talent dont elle témoigne, ou encore dans l’adéquation des suppositions qu’il contient ?

Je me suis fait une idée de Flaubert dont je n’ignore pas la fragilité. Face aux spécialistes d’un auteur qui a suscité et suscite encore aujourd’hui tant et tant de discussions, je ne puis disputer un point de vue qui doit tout à des lectures occasionnelles et désordonnées. Reste que je crois le voir, notre Gustave, déchiré entre l’apparente arrogance de son mépris pour la bêtise et la très profonde humilité d’un homme que sa propre destinée angoisse. Le goût du beau, comme de l’obscène, l’attrait pour le travail, comme pour la paresse, la tendance à la joie, comme au désespoir, l’obsession du mot juste, comme celle du dérisoire, tout n’est pour lui que ballottement. Et puis, il y a ce rejet définitif du politique, ce doute inextinguible face aux sentiments, face à tout d’ailleurs…

Ce Flaubert-là, le mien, je l’ai retrouvé dans le roman d’Alexandre Postel, Un automne de Flaubert (1).

Sauf erreur de ma part, Flaubert a séjourné à Concarneau du 16 septembre au 31 octobre 1875 et Postel nous offre le récit de ce séjour, séjour sur lequel nous ne savons pratiquement rien, si ce n’est ce que nous révèle sa correspondance (2). Il a alors 53 ans, et il lui reste donc quatre ans et demi à vivre ; l’automne d’une vie, en quelque sorte.

Je ne sais trop s’il s’agit de l’aveu d’une faute ou de l’affirmation d’un mérite : alors que je lis, je m’enthousiasme volontiers pour ce qui me rappelle des thèmes ou des questions qui entrent en résonance avec mes convictions. Ce peut être le signe d’un égocentrisme dont il conviendrait de se déprendre, ne serait-ce que pour s’ouvrir davantage à ce dont notre propre indifférence masque la richesse. Ce peut être aussi la preuve d’une attention de tous les instants à ce qui est apte à contredire nos opinions ou à abonder dans leur sens, ce qui, d’une certaine manière, est le mieux qu’on puisse faire lorsqu’on travaille à se détacher de soi-même.

Plus encore dans sa correspondance que dans ses romans et contes, Flaubert manifeste une grande défiance envers les sentiments. (3) Ils entravent la recherche de la vérité (4) et emportent le jugement, pense-t-il. Comment en rendre compte de façon nuancée, alors qu’on l’imagine étendu dans sa chambre, à l’hôtel Sergent, où la servante - une prénommée Charlotte qu’il appelle son « petit ange - s’enquiert journellement de ses souhaits ?
« Dans la chambre voisine, un homme tousse. Sa toux est grasse, bruyante, interminable. Elle répugne à Flaubert : il en émane la même impression de solitude et de déréliction qu’il sent planer sur sa propre vie. Demain, se promet-il en soufflant sa bougie, il demandera à mademoiselle Charlotte combien de nuits ce voisin va rester dans l’auberge.
On aimerait qu’il s’endorme en songeant au petit ange, à son regard asymétrique et doux, à son sourire furtif, à ses jeunes mains déjà rougies par le travail, à ses traits irrésolus, mobiles, que les années n’ont pas encore figés en un masque permanent de bienveillance, d’aigreur, de lasciveté, d’hébétude ou d’ennui, et que, l’alchimie du sommeil aidant, il s’éveille avec la certitude qu’une affinité mystérieuse le lie à cet être. On aimerait que, tel le grand Goethe s’unissant dans l’âge mûr à l’employée d’une manufacture de fleurs artificielles, Flaubert s’éprenne de cette servante au cœur droit, à l’intelligence étroite, à la bonté profonde. Cela ferait les affaires de tout le monde : les nôtres assurément, celles des amateurs de romances, et sans doute aussi celles de Flaubert, dont un amour d’arrière-saison apaiserait la vie.
Mais les instincts de cet homme ne le conduisent pas dans cette direction ; les crises de l’existence ne se résolvent pas, chez lui, en énamorations soudaines. D’abord, il a toujours été
très maître de son foutre (quoique d’une autre manière que saint Joseph) ; quant au sentiment, c’est ce qu’il redoute le plus au monde, à la fois parce que la sentimentalité excessive qu’il porte en lui le terrifie, et parce que c’est l’écueil où ont sombré presque tous les écrivains de sa génération. De peur que le sentiment ne submerge sa vie et ne détourne son art du vrai, il a su, par une longue et exigeante discipline, en glacer à peu près complètement la source. Ce n’est pas à cinquante-trois ans qu’il va se faire surprendre.
Des aventures d’un autre ordre lui sont réservées.
 » (pp. 71-72)

Je m’en voudrais de trop dévoiler d’un livre qui ne peut que charmer ceux qui connaissent quelque peu Flaubert. Ce que ce roman lui prête ne relève pas tant du plausible que de ce que suggère une certaine intimité avec son œuvre. Ainsi - on m’excusera de citer encore -, lorsque vient à concevoir ce que pourrait être un rêve de Flaubert durant son séjour à Concarneau, il n’y a rien d’étonnant à ce que sa veine littéraire s’y trouve contrariée. Encore s’agit-il d’imaginer comment.
« Il marche dans le jardin de Croisset, le tulipier frémit au vent, les primevères sont en fleur ; une barque, au loin, glisse sur la Seine. Une phrase lui vient, ample et rythmée, à la Bossuet, comme il les aime ; il retourne vers la maison pour la noter avant qu’elle ne lui échappe. Mais la porte ne s’ouvre pas. Il toque à la vitre ; personne ne vient. La vieille Julie, la domestique, ne l’aura pas entendu : elle est sourde comme un pot. Ce n’est pas grave, il rentrera par la cuisine. Il fait le tour de la maison, tout en se répétant la phrase qu’il veut noter.
La porte de la cuisine est elle aussi fermée. Il s’impatiente : c’est agaçant, à la fin, toutes ces portes barrées. Il tire le carillon : “Ohé, crie-t-il, c’est moi !” Il s’approche de la fenêtre, y colle le front : personne à l’intérieur. Éprouvant soudain la sensation d’une présence derrière lui, il se retourne. Un gros chien jaune est là, qui le regarde en grondant. Il tend le bras vers le chien, cherche à se remémorer son nom, et peu à peu, tandis que le molosse aux babines retroussées s’avance vers lui, il découvre avec épouvante qu’il ne l’a jamais su. Il tire le carillon de toutes ses forces, tambourine contre la porte à s’en meurtrir les poings, supplie qu’on lui ouvre.
Alors il comprend. Si personne ne lui ouvre, s’il ne connaît pas le nom du chien, c’est qu’il n’est tout simplement pas chez lui. La honte l’accable : comment a-t-il pu croire le contraire ? Et pourquoi l’a-t-on laissé se promener dans le jardin, comme si de rien n’était ?
Il a tout juste le temps de tourner la tête pour voir le chien lui bondir dessus ; ses crocs sont d’une blancheur aveuglante.
 » (pp. 50-51)

(1) Alexandre Postel, Un automne de Flaubert, Gallimard, 2020.
(2) Il est possible de prendre connaissance de cette correspondance sur le site https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/feuilletage.php?t=R&sens=T&lieu=CONC . C’est l’occasion de découvrir que, contrairement à ce qui est affirmé sur la quatrième de couverture, la Correspondance 1863-1876 échangée par Sand et Flaubert publiée par les Éditions Paleo en 2011 ne comprend pas toutes les lettres.
(3) Il n’est que de lire la correspondance qu’il a entretenue avec George Sand pour s’apercevoir de la place que Flaubert accordait aux sentiments. C’est à son influence, écrit-il, qu’il doit la rédaction d’Un cœur simple. Peut-être est-ce précisément ce qu’il ressent de puissant dans le sentiment qui l’a conduit - notamment en raison des espérances qu’il place dans la science - a y voir un support de l’ignorance.
(4) Depuis le XIXe siècle, l’idée que les sentiments entravent la recherche de la vérité l’a disputé à celle que, au contraire, ils participent à l’élucidation des choses. Actuellement, on assiste à un rebond de cette dernière idée ; je n’en veux pour signe que les déclarations que Claudine Tiercelin faisait à ce sujet le 9 novembre 2018 dans l’émission “Les chemins de la philosophie” de France Culture.

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