Cendrillon, voilà une histoire qui partage quelques points communs avec les mythes. D’abord et avant tout parce qu’elle existe par toutes les versions qu’elle a connues et qu’elle connaît encore. Mais aussi par la difficulté à laquelle on se heurte dès lors que l’on cherche à en approfondir la signification. À cela s’ajoute le fait que l’histoire de Cendrillon fut souvent enchâssée dans un ensemble de contes qui participent à en dessiner la portée, ainsi que peuvent le faire différents mythes d’une même origine.
Je n’ai pas l’ambition de percer le sens profond du conte. Plutôt d’attirer l’attention sur certaines précautions à prendre dès lors que l’on se reconnaît cette ambition-là. Et la première des précautions à prendre, c’est de ne pas accorder au conte la signification dans laquelle tel ou tel de ses récitants ou de ses interprètes prétendrait l’enfermer. Rappelons-nous ce que disait Claude Lévi-Strauss à propos des mythes :
« On comprend […] quelle fut l’erreur des mythologues qui supposaient que les phénomènes naturels, dont il est si souvent question dans les mythes, formaient, pour cette raison, l’essentiel de ce que les mythes cherchent à expliquer. Cette erreur fait simplement pendant à une autre, dont se rendirent coupables ceux qui, en réaction contre leurs devanciers - lesquels réagissaient eux-mêmes à l’autre type d’interprétation - tentèrent de ramener le sens des mythes à une glose moralisatrice de la condition humaine : explication de l’amour et de la mort, du plaisir et de la souffrance, au lieu que ce soit des phases de la lune et du changement des saisons. Dans un cas comme dans l’autre, on laissait échapper le caractère distinctif des mythes, qui est précisément l’emphase, résultant de la multiplication d’un niveau par un ou plusieurs autres, et qui, comme dans la langue, à pour fonction de signifier la signification. » (1)Je conçois aisément que l’on puisse considérer non relevant le parallèle avec les mythes, tout comme j’imagine facilement combien reste forte la volonté chez certains de forger leur propre récit de telle sorte qu’il coïncide avec leur interprétation du conte. Reste que leur interprétation peut à leur insu en cacher une autre, tout comme sa signification peut leur être dictée par des schèmes inscrits dans la part non consciente de leur rapport au monde. Cela ne signifierait nullement que ceux-là perdent le contrôle de ce qu’ils font, mais seulement qu’ils participent de cette humanité qui demeure aveugle à ce qui la détermine, comme c’est évidemment le cas pour moi.
Les versions de Cendrillon sont multiples et fort anciennes. On en trouve déjà des traces dans des récits du Moyen Âge qui présentent à tout le moins une structure comparable à celles des versions les plus connues des XVIIe et XVIIIe siècles. Une des premières versions écrites de Cendrillon, c’est à Giambattista Basile (1566-1632) qu’on la doit. “La gatta cenerentola” figure dans un recueil d’une cinquantaine de contes qui fut publié en plusieurs livraisons après la mort de l’auteur, en 1634 et 1636. (2). Zezolla, la Cendrillon de l’époque, est sans douceur et sans morale, prête même à participer au meurtre de qui la dérange. Et lorsque son pied entre enfin dans la pantoufle et que le roi en fait sa reine, les sœurs retournent chez leur mère pour lui dire : « pazzo è chi contrasta con le stelle » (fou est celui qui se dispute avec les étoiles).
L’idée défendue par Michael Baxandall dans son Painting and Experience in Fifteenth Century Italy (3), c’est que chaque époque s’imprime dans la peinture réalisée au-delà de ce que le peintre a voulu y mettre et qu’elle s’imprime ensuite dans la façon dont l’œuvre est regardée à l’insu de ce que l’amateur croit y voir, déclenchant ainsi une succession de regards qui changent sans cesse au fil de l’histoire. Il en va de même, me semble-t-il, pour les contes, si ce n’est que, en ce qui les concerne, le récit évolue lui-même au gré des versions qui en sont données, comme au gré des interprétations auxquelles elles donnent lieu. Ce qui revient à accepter que rien n’est jamais identique, ni dans les versions, ni dans les interprétations, malgré la persistance d’une structure qui porte à penser que le récit a quelque chose d’éternel et puise donc sa force dans une vérité qui dépasserait les versions comme les interprétations.
Il n’est peut-être pas de meilleur exemple de cette dualité que le sens que Bruno Bettelheim prétendit découvrir dans les contes de fées (4) À un moment où la psychanalyse était à son apogée, il se livra à un exercice dont l’enjeu était de reconnaître les pulsions sur lesquelles sa discipline prétendait fonder ses verdicts dans les épisodes de certains contes. Convaincu d’atteindre ainsi quelques-uns des fondements de l’esprit humain, il insista pour que soit admise la primauté de ce qu’il appelle les versions originales. Il écrivait :
« Le sens véritable et l’effet d’un conte de fées ne peuvent être appréciés, et son enchantement ne peut être ressenti, que si l’histoire est exposée sous sa forme originale. […] Qu’il s’agisse du Petit chaperon rouge, de Cendrillon ou de n’importe quel autre conte de fées, seule la version originale permet d’apprécier ses qualités poétiques et, en même temps, de comprendre comment ils peuvent enrichir un jeune esprit prêt à réagir. » (5)
Curieuse exigence dont on aperçoit mal ce qui la justifie. C’est un peu comme si l’original - qu’il est très souvent malaisé de distinguer parmi les anciennes versions - était censé détenir des vertus conférées par le caractère inventif des histoires rapportées. Pour ce qui est de Cendrillon, il semble assez évident que les versions de Charles Perrault et des frères Grimm offrent la possibilité de pointer le doigt sur la mère nocive. Ainsi :
« Beaucoup d’enfants […] sont ravis de jouer Cendrillon sous une forme dramatique, mais pas avant que le conte soit intégré à leur monde imaginaire, y compris, surtout, son heureux dénouement qui apporte une solution à une rivalité intense entre sœurs. L’enfant est incapable d’imaginer de lui-même qu’il sera secouru, que ceux qui, selon sa conviction, le méprisent et exercent sur lui leur pouvoir, reconnaîtront un jour sa supériorité. Un grand nombre de petites filles sont tellement convaincues par moments que leur méchante belle-mère (ou mère) est à l’origine de tous leurs maux que, d’elles-mêmes, elles n’ont aucune chance d’imaginer que la situation pourrait changer. Mais quand l’idée est présentée à leur pensée par l’intermédiaire de Cendrillon, elles peuvent croire que d’un moment à l’autre une bonne (fée) mère peut venir à leur secours, puisque le conte de fées leur dit d’une façon très convaincante que c’est ce qui adviendra. » (6)
Il y a là de quoi établir un lien très étroit entre le moment de cette analyse et le sens accordé au conte. Ce qui conduit à relativiser les versions et les interprétations sans prétendre qu’il y en ait une qui détiendrait quelque chose que les autres négligent. (7) Ce qui ne dispense évidemment pas de rechercher la nature de ce lien, ni la mesure dans laquelle chaque version reflète l’air du temps ou participe à le construire. En quoi également le succès trahit souvent une concordance entre la version et l’air du temps.
Il est temps que j’avoue ce qui m’a inspiré la présente note. Le 10 janvier dernier, j’ai assisté au Théâtre de Caen à une représentation de l’opéra de Rossini Cendrillon (8). L’Orchestre et Chœur de l'Opéra national de Lorraine, direction musicale de Giulio Cilona, mise en scène de Fabrice Murgia et scénographie de Vincent Lemaire, Beth Taylor et Dave Monaco dans les rôles principaux, l’interprétation eut un franc succès, signe de cette concordance que j’évoquais supra.
Un opéra ne peut s’aborder comme un conte, même si c’est un conte qui l’a inspiré. Car le genre opéra a sa propre histoire qui influe certainement sur sa réception. Si je m’en tiens à un seul aspect, à savoir le comportement des chanteurs sur scène, force est de constater que, depuis les initiatives prises à cet égard par des metteurs en scène comme Patrice Chéreau et Gérard Mortier dans les années 70 et 80, la pose statique, face au public, qui fut longtemps la règle, a été abandonnée au profit d’un jeu scénique proche du théâtre. Ce changement a fait progressivement passer l’opéra d’un genre dans lequel la musique et la voix emportaient l’œuvre jusqu’à un spectacle qui se veut total, quitte à contraindre les interprètes à chanter et jouer concomitamment. Les raisons d’aimer l’opéra ont donc pu se modifier, d’autant que, au cours des 25 dernières années, se sont multipliées les occasions de voir des représentations par le biais de transmissions numériques, ce qui pèse fatalement sur le public qui se sent concerné.
Le fameux débat sur le respect de l’œuvre n’est évidemment qu’une manifestation parmi d’autres d’une opposition dont vit la société moderne, opposition entre le goût du changement et son refus. Dans ce combat exacerbé par ses caricatures, on voit souvent varier les positions selon les questions envisagées, y compris chez les plus acharnés dans un sens ou dans l’autre. L’opinion selon laquelle il faut faire comme toujours a ses mérites, ne serait-ce que celui de ne pas se contenter d’être le spectateur d’un monde qui renchérit sans cesse dans le changement. Mais c’est dire aussi combien elle est vaine et volontiers nourrie chez les anciens de nostalgie.
Si l’on se concentre un instant sur La Cenerentola de Rossini, l’idée du respect de l’œuvre rebondit par rapport aux versions antérieures du conte, tout particulièrement à celle de Charles Perrault qui fut désignée comme inspiratrice (9). C’est en l’occurrence un père qui protège les sœurs de Cendrillon et deux bracelets de cristal qui feront office de signe de reconnaissance en lieu et place des pantoufles de verre. Créé en 1817, à un moment où l’Italie s’inclinait une nouvelle fois devant l’autorité de l’Autriche, on peut s’interroger sur ce que ces choix doivent à l’ambiance nouvelle que Rome connaissait alors.
La mise en scène de Fabrice Murgia - telle que j’ai pu la goûter le 10 janvier dernier - n’est nullement étrangère à l’air du temps, même si cela n’exclut en rien des choix originaux, y compris quant aux allusions politiques. Comme une sorte de protestation vis-à-vis de l’affèterie du Cendrillon de Walt Disney - film réalisé en 1950, mais qui reste la référence majeure des générations qui ont suivi sa sortie -, les personnages ont été sciemment accoutrés de hardes hideuses. Angelina (Cendrillon) et Don Magnifico (le père) surjouent leur discord : coups de pied, tronçonneuse, mimiques vulgaires, etc. Et des vidéos incrustées dans le décor rajoutent au livret des développements et témoignages accroissant la distance prise avec celui-ci, comme s’il fallait distraire des arias et de leur teneur. On ressent cependant clairement cette nécessité d’éclairer la position de la femme au sein du monde social d’aujourd’hui. On mesure aussi les mérites du chef et des chanteurs qui, dans ce contexte, sauvegarde ce que l’œuvre a de plus précieux : la perfection mélodique, la gaieté d’une musique aux accents mozartiens et une partition qui, à elle seule, dit davantage que le livret.
Ceux qui ont connu l’opéra alors que la mise en scène prenait de l’importance, mais sans outrances encore, se voient forcés à bien des efforts pour s’accommoder de l’air du temps. Ce serait fermer les yeux sur l’histoire et sur ce à quoi elle nous invite à réfléchir que d’en refuser le message.
(1) Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, 1964, p. 346.
(2) L’ouvrage, intitulé Lo cunto de li cunti overo Lo trattenemiento de peccerille (ce qui, en napolitain, signifie : Le conte des contes ou Le divertissement des petits enfants), bénéficie d’une traduction en italien de Benedetto Croce (Napoli, 1841) et a été diffusé sous le titre Il pentamerone. “La gatta cenerentola” est le sixième conte de la “Jornata primma” (pp. 77-86).
(3) Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Oxford University Press, 1988. J’en ai parlé dans ma note du 11 septembre 2020.
(4) Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées [1976], trad. de Théo Carlier, Robert Laffont, 1976. Bettelheim a été accusé d’avoir plagié des passages d’un ouvrage de Julius Heuscher de 1963.
(5) Bruno Bettelheim, Op. cit., pp. 37-38.
(6) Ibid., p. 90.
(7) On peut par exemple rechercher de la même manière ce qu’il y a de relatif dans la manière dont G. K. Chesterton évoque Cendrillon en 1908 dans son livre Orthodoxy, en y insistant sur la nécessité que « Cinderella is younger than the Ugly Sisters » (Orthodoxy, The Bodley Head, 1908, p. 74).
(8) J’y fus l’heureux invité de Fabrice Murgia grâce à ma proximité avec celle qu’il avait conviée.
(9) En fait, Jacopo Ferretti, le librettiste, a d’abord puisé dans le texte de Charles-Guillaume Étienne, le librettiste du Cendrillon de Nicolas Isouard, opéra créé à Paris en 1810.
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