dimanche 9 février 2025

Anecdote : un trajet en bus

À propos d’un trajet en bus

J’aime utiliser les transports en commun, ne serait-ce que parce que cela permet de ne pas être encombré de sa voiture. Le train et le bus, le tram aussi, même si celui construit à Liège, bien lentement et à grands frais, n’est pas encore accessible.

Il y a quelques jours, je descendais au centre de la ville (comme on dit quand on habite les hauteurs) par ce bus qui louvoie dans le quartier du Laveu. Le mérite de ceux qui le conduisent n’est pas mince, car bien des rues sont étroites, sinueuses et souvent encombrées. Assis dans le sens inverse de la marche, je m’apprêtais à prendre le livre que j’avais glissé dans mon sac lorsqu’une dame entre deux âges vint s’asseoir face à moi. Rien en elle, a priori, n’attirait l’attention : un visage sans charme, mais sans disgrâce ; une parure effacée, terne et discrète ; un regard distrait traversant la vitre. Quelque chose pourtant retint mon attention, comme une sorte de gravité dans la physionomie.

En pareille circonstance, rien n’est plus inopportun que fixer son vis-à-vis. Curieux de ce quelque chose, je parcourais des yeux l’intérieur du bus de telle sorte qu’ils s’arrêtent occasionnellement sur elle, juste un instant, avec l’espoir d’apercevoir ce qui m’intriguait. Et brusquement, je crus le voile déchiré. En même temps, l’idée m’apparut tout à fait extravagante. Peut-être n’était-ce que moi que ce voile recouvrait. Peut-être étais-je en train de projeter sur cette dame une idée dont je refusais qu’elle ne fut pas partagée.

Mais de quoi s’agissait-il ?

Qu’il y ait je-ne-sais-quoi de l’esprit qui s’imprime sur le visage, ne serait-ce qu’imperceptiblement, je suis prêt à l’admettre. Et que l’esprit capture tout ce qui nous touche, depuis l’anodin et le futile jusqu’à l’exceptionnel et l’inattendu, voilà qui me paraît hors de doute. Or, ce que j’ai cru reconnaître sur le visage de la voyageuse, c’est quelque chose que j’ai cru apercevoir assez récemment sur bien des traits : une inquiétude d’une nature très particulière, très éloignée des émois que l’on doit aux menaces directes et précises, une sorte de léger chagrin à l’origine incertaine. L’idée m’a littéralement assailli, comme une évidence : c’est Donald Trump (1) qui trouble les gens !

Quand je dis que c’est Donald Trump, je désigne ainsi le symbole d’un bouleversement qui le dépasse très largement, mais dont il est peut-être l’image allégorique. Il rend manifeste un changement qui mûrit sans doute depuis longtemps, mais que sa brutalité et son obscénité a fait éclater en quelques jours, les premiers de son second mandat de président des États-Unis.

De quel changement est-il question là ?

Au-delà des soucis qui s’enracinent dans la vie familiale, dans la vie professionnelle, dans le cercle des amis, des voisins, des connus, il y a ce souci plus diffus, plus vague, plus planétaire aussi, le souci de la fortune du monde. Que va devenir l’humanité à court ou moyen terme ? Comment les puissants vont-ils peser sur le sort des gens ? Quelles règles protègent la civilisation et, parmi celles-ci, quelles sont celles qui sont mises en péril ? Pareille problématique mobilise rarement l’attention, sinon quelques instants au détour d’une conversation ou d’une information. Elle détermine pourtant très souvent une conviction hésitante, mal articulée, floue, mais qui pèse sur l’état d’âme.

Soyons de bon compte : cette conviction n’est pas fondée sur une analyse objective de ses causes. C’est plutôt une impression que l’on hésite à croire justifiée. Car l’histoire fourmille de ces moments où quelque chose s’effondra et il est bien malaisé d’être au fait de ce qui va arriver. Ce qui est éminemment contemporain, c’est la célérité avec laquelle tout un chacun est informé - bien ou mal - des événements propres à alimenter ce trouble.

Quand le bus parvint à son terminus, au boulevard d’Avroy, je vis la dame se lever. Elle me regarda juste un instant avant de se diriger vers la porte. Ce regard rapide changea mes impressions : ne m’étais-je pas mépris ? Peut-être était-elle de ceux qui se réjouissent du pouvoir que détient aujourd’hui Donald Trump. Peut-être, plus simplement, était-elle de ceux qui jalousent les immigrés, ou de ceux qui ne voient dans l’aide sociale qu’une occasion d’abus, ou de ceux qui attendent le salut d’un pouvoir fort, ou encore tout cela à la fois. Après tout, le nombre de ceux-là augmente continûment, ce qui précisément explique la profondeur du trouble engendré.

Sorti moi-même du bus, je la vis s’éloigner d’un pas alerte. Son dos était celui d’une personne que rien ne distinguait spécialement, sinon par cette apparence un peu touchante d’un être quelconque voué à la mort. Et je me dis alors que, tout compte fait, elle pouvait - qui sait ? - être indifférente à la dimension politique du monde et n’entrevoir l’avenir que par le biais des promesses qu’il semble lui réserver, à elle et à ses proches.

Est-ce sensé de se laisser envahir ainsi par un trouble aussi mal circonscrit ? Je pense à présent - allez savoir pourquoi - à des propos tenus par Maupassant dans des circonstances cependant si différentes :
« Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus. J’ai vu des fous ; j’en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie, s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme “la démence”.
Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l’analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu’un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu’essaient de noter et de préciser aujourd’hui les physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l’ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d’accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à ce que ma faculté de contrôler l’irréalité de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment ?
 » (2)

(1) J’en parlais déjà dans ma note du 10 novembre 2020.
(2) Maupassant, Le Horla et autres nouvelles, Albin Michel, Le Livre de poche, 1984, pp. 37-38.

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