S’en aller
de François Sureau… mais pas jusqu’au bout.
Qu’est-ce qui m’a poussé à me procurer le dernier livre de François Sureau ? Je ne pourrais pas dire. Peut-être le désir de rencontrer une écriture originale qui ne se veut que littéraire. Et puis peut-être aussi un parfum d’indépendance d’esprit que je prête - peut-être trop facilement - à ceux qui ne parlent de politique qu’en gardant leurs distances.
C’est le premier livre de François Sureau que j’ouvre. Je le devinais comme quelqu’un qui aime l’anecdote ; j’ignorais jusqu’à quel point. À peine avais-je lu les deux premiers chapitres de S’en aller (1) que j’avais compris que, pour lui, l’anecdote est l’occasion de déployer une érudition vertigineuse qui va jusqu’à se nicher dans les propositions subordonnées les plus inattendues, souvent superfétatoires. Dans ces deux premiers chapitres, il est question de ceux - réels ou imaginaires - qui rêvent d’ailleurs, qui songent à voyager et qui le font. On y sent ce parfum d’étranger qui chipote tout un chacun lorsque l’ici et maintenant poussent à ne pas se croire vivant. J’ose le dire : même si le ton reste léger, allusif (souvent supérieur aussi), c’est ennuyeux.
J’ai hésité à aller au-delà, travaillé par l’envie de… m’en aller. Mais je n’aime guère abandonner un livre, ne serait-ce que parce qu’on y perd le droit d’en parler. Et j’ai donc attaqué le chapitre III. Comme les autres, il porte un de ces titres à rallonge qu’affectionnaient les romans du XIXe siècle, titre qui est censé ouvrir l’appétit de lire par la multiplicité des choses annoncées.
Dès l’entame de ce chapitre, j’accroche autrement. Ainsi, je lis :
« Lorsqu’il existait un rideau de fer, je le passais souvent, soit pour aller jusqu’en Turquie, soit pour m’établir longuement entre fleuve et forêt. À l’est de l’Europe, même la campagne, qu’aucune révolution n’avait réussi à moderniser, n’échappait pas à la perspective du socialisme, puisqu’on donnait ce nom au régime policier parfait, celui où on ne sait jamais où commence ni où s’arrête l’autorité, ni qui exactement la détient. Cette perspective était chaque fois, Hongrie, Bulgarie, Pologne, celle d’un pays sans avenir, puisqu’il était de fondation et par principe dans l’avenir, ce dont les panneaux qui, le long des routes, donnaient des chiffres rutilants de production de yaourts, de chaussons, d’aciers plats, visaient à nous persuader, ou plutôt à nous instruire. Mais le monde de ce qu’on appelle la démocratie libérale n’est pas, dans l’illusion du moins, si différent. Lui aussi résonne du vacarme des discours de ceux qui n’en peuvent mais, et qui dit-on nous gouvernent. » (pp. 79-80)
La langue est belle, mais empreinte d’une préciosité qui se cache un peu sous la subtilité des aphorismes. Reste que les illusions politiques y sont congédiées comme il convient.
Évoquant Hugo, Sureau écrit :
« La pairie, du temps qu’il en jouissait, lui servait autant à rêver de gloire qu’à secourir une malheureuse au long de ses interminables déambulations dans Paris, quand il ne se résolvait pas facilement à aller siéger à l’Académie, où M. Dupin doutait du talent de Balzac. Je n’aime pas le ton protecteur de Maurois, lorsqu’il en parle, cet air de supériorité gouailleuse du notaire de famille considérant les frasques du cadet. » (p. 82)
Ici, deux remarques.
D’abord, fallait-il assortir la mention de l’Académie, d’un « où M. Dupin doutait du talent de Balzac » ? Qu’est-ce que le brave André Dupin a donc dit de Balzac et où diable en trouve-t-on l’information ? Mais surtout, en quoi cela nous éclaire-t-il sur Hugo ? S’il y existe vraiment un lien, il eût été bon de le préciser. Goût ostentatoire de l’érudition ?
Ensuite, « le ton protecteur de Maurois », qui vise Hugo, bien sûr. C’est très certainement dans Olympio ou la Vie de Victor Hugo (2) que « le ton protecteur » aurait été aperçu. Mais comment s’y révèle-t-il ? Maurois est un écrivain qui privilégie la clarté, tout particulièrement dans ses biographies, et qui cultive toujours l’humilité. La gouaille du notaire ! La métonymie est imméritée ; en outre, relative « aux frasques du cadet », elle n’est pas crédible.
Plus important : la liberté.
« On ne peut s’accorder sur la liberté. Pour les uns elle justifie toutes les institutions de l’ordre et même les accusateurs publics en robe rouge. Pour les autres elle donne des raisons d’absoudre toutes les licences même les plus basses. C’est que la politique s’en mêle. Lorsqu’on passe du régime intime au registre politique, la liberté se dégrade. Dans ce passage elle se détruit, réduite à n’être plus que la possibilité offerte par le droit à chaque personne, à chaque groupe, à chaque coalition d’intérêts, de faire entendre sa voix. » (pp. 84-85)
La liberté dont il parle, c’est évidemment celle qui permet des rapports interindividuels non affectés. Que signifie en l’occurrence le passage du régime intime au régime politique ? Voilà qui me semble bien malaisé à saisir. D’autant que le politique, dit-il, réduirait la liberté à l’expression des intérêts, individuels ou collectifs. À force de parler comme si le partage érudit postulait une bonne compréhension de toute digression allusive, on échoue dans la confusion et l’incohérence. Car ce sont les régimes politiques qui marquent l’usage possible de cette liberté-là, l’intime évoqué restant lui aussi dépendant du contexte politique. On admet facilement que la liberté en question mérite d’être sauvegardée ; on admet aussi qu’elle soit essentiellement menacée par certaines conceptions politiques ; mais on doit aussi admettre que c’est encore par le politique qu’elle se peut protéger, quelle que soit la lisière du monde politique sur laquelle on souhaite rester.
Et puis, Sureau parle aussi de lui.
« J’ai longtemps cru que les autres étaient meilleurs que moi, juges, avocats, gouvernants, hommes d’affaires. Il n’en était rien et nous nous valons tous, une génération après l’autre, sans que la jeunesse ou l’âge ne sauvent personne. Les jeunes politiciens de ce temps apparaissent déjà monstrueux au sortir du berceau, ravagés par une ambition de vieillards, avec ces faces de sauvés où la démence affleure, où les traits éphémères de l’enfance bougent au gré de la mécanique du désir de plaire, et dont le calcul semble occuper tout l’espace du cœur que la pure jouissance d’être soi n’a pas déjà saisi. » (p. 89)
Ah ! comme elle est belle la formule « l’espace du cœur que la pure jouissance d’être soi n’a pas déjà saisi » ! Car il est vrai que l’effort d’authenticité et d’indépendance peut être récompensé, quelque chose comme un bien-être de se sentir dégagé. Mais, outre qu’il s’agit évidemment d’une illusion, le dire après avoir réservé aux politiques une acrimonie de très mauvais aloi où la formule - là aussi - cherche à avaliser le propos, voilà qui sue le dédain. Ressentir le besoin d’être à l’écart de la politique ne signifie pas qu’il faille pour autant dénigrer les politiques sans discernement. Et si l’on doute de l’arrogance que cela traduit, il n’est que de revenir au début du passage, là où Sureau confesse s’être perçu meilleur pour finalement admettre une égalité… à laquelle il ne croit pas. Sommes-nous si loin que cela de la morgue ?
Le chapitre III est principalement voué à Hugo et à Hugo qui s’en va. Avec toujours ce souci de dire ce qui le conduit - lui Sureau - à le suivre à Guernesey. Ce qui, par un raccourci stupéfiant l’amène à citer Charles Gordon alors que celui-ci imagine être rejoint au siège de Khartoum par Renan (3) : (en anglais dans le texte) « j'irai le voir, car quoi qu'on puisse penser de son incrédulité en Notre-Seigneur, il a certainement osé dire ce qu'il pensait, et il n'a pas changé son besoin de sauver sa vie. » (p. 98) Le mystique s’accorde avec l’apostat, parce que les grands esprits et les grands héros partagent tant de choses, sans doute. Avant cela, Sureau avait disserté sur son rapport aux châteaux, ceux qu’il a rêvé - celui du Grand Meaulnes -, ceux qu’il a connu, ceux qu’il a quitté. Et c’est un peu comme si le château trouvait sa légitimité dans sa matérialité, ce que lui révèle une maison toute simple où il a « senti que l’enchantement se passait de [lui] ; que la maison vivait d’un rêve qui lui était propre » (p. 98)
Je me défends mal de l’idée que tout cela trahit un aristocratisme du goût qui récuse en quelque sorte tous les aristocratismes du pouvoir, de la possession, de la juste croyance, comme si le mouvement qui porte une préférence valait tout ce qui peut être dit sur le monde.
Tous ceux-là qui voyagent, qui s’en vont, et puis ceux qui arrivent ou qui restent…
« Cendras a écrit Emmène-moi au bout du monde alors qu’il ne voyageait plus depuis longtemps. Apollinaire, lui, est à l’opposé de nos voyageurs. Au contraire d’eux, il n’a jamais cessé d’arriver. Je me demanderai longtemps à quoi tient cet air de famille que je leur trouve et qui les réunit. » (p. 101)
Et pour faire bonne mesure, Sureau évoque alors la vie d’Olivier Pain.
Vais-je poursuivre ? Je n’en sais trop rien. Il existe des raisons de laisser là ce livre, ne serait-ce que pour se consacrer à mieux. Mais il existe aussi des raisons d’aller explorer la suite, peut-être révélatrice de quelque chose de plus profond. Peut-être porteuse aussi de certaines de ces petites digressions qui apprennent parfois beaucoup sur tel ou tel personnage, voire sur tel ou tel auteur. Après tout, je me trompe peut-être sur François Sureau, moi qui me suis donné si peu d’occasion de le cerner.
Qui m’en dira plus ? Qui guidera mon choix : fermer le livre ou le parcourir jusqu’à son terme ?
(1) François Sureau, S’en aller, Gallimard, 2024.
(2) André Maurois, Olympio ou la Vie de Victor Hugo, Hachette, 1954.
(3) Ce serait Olivier Pain que Gordon aurait pris pour Renan (cf. p. 104).
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