lundi 13 mai 2024

Note de lecture : François Sureau (2)

S’en aller
de François Sureau… jusqu’au bout.
(*)

Le seul conseil qui me fut donné, alors que j’avais interrompu la lecture du livre de François Sureau (1), était d’en rester là et de passer à autre chose. Et pourtant, j’ai cheminé jusqu’à la page 282, la dernière, comme si j’attendais de découvrir quelque chose qui m’avait échappé. Je dis cheminé, parce que les seules continuités qu’offre l’ouvrage relèvent du ton et de l’esprit, les personnages évoqués semblant eux-mêmes surgir du désordre et participer à son triomphe.

J’ignore si le partage entre ce que j’ai aimé et ce que j’ai réprouvé mérite d’être dit, mérite même d’être pensé. Car ce qui me séduit semble là pour m’imposer ce qui me déplaît. Sureau veut se faire accepter, davantage par ses indifférences que par ses opinions. Il se refuse à la moindre théorisation, mais il égrène les jugements péremptoires, déguisés qu’ils sont sous l’habit du futile, du négligeable, de l’anecdotique.

En voici un exemple, un seul, mais pas n’importe lequel (2) :
« Personne de sensé ne peut croire que le dogme suffise à maintenir le reclus dans sa cellule, si l’essentiel - un essentiel d’une autre nature - n’y est pas. » (p. 260)
Bien sûr qu’il n’est pas insensé de se dire que bien des reclus - c’est des moines qu’il est question - accepte leur état en conformité avec le dogme. Mais l’astuce réside dans cet essentiel qui les motiveraient bien mieux. Surtout, pas la moindre explicitation de cet essentiel. Le mot paraît suffire, puisqu’il suggère quelque chose comme le fond de l’être. Et me voici immédiatement au cœur de ce qui me dérange.

Supposons que les intentions de Sureau soient perverses. Elles ne le sont pas, mais ce qu’il lui plaît de raconter converge pourtant vers une conviction jamais dite, seulement effleurée, comme dans ce passage, lorsqu’il parle de la peur de la mort :
« Cette peur n’était pas la peur du néant. J’ai toujours eu la prescience de l’autre côté. Ce n’était pas non plus la peur du jugement. Je n’ai jamais cessé d’attendre le moment où “toutes les fautes, tous les blasphèmes seront remis aux enfants des hommes”, simplement parce qu’ils n’ont rien demandé et que ce serait injuste. » (p. 227)
Que Sureau veuille croire à un autre côté, là où les fautes seraient remises, cela n’engage que lui et ne devrait pas être de nature à me déranger. Mais qu’il cherche à donner du poids à cette conviction à partir d’une posture qui fait mine de ne se pas destiner à cet aveu, mais plutôt à inventorier un nombre considérable de goûts, d’appétences, d’entichements, au sein desquels la prescience de l’autre côté ne prend le pas sur aucun autre, voilà qui me semble coïncider avec une forme de foi très contemporaine, celle que Benoît XVI qualifiait de relativiste. Se mettre à l’abri de l’anti-dogmatisme tout en crédibilisant la tradition chrétienne, voire catholique, en la rattachant à l’assouvissement d’une spiritualité qui n’est négligée que par les idiots, tel est ce qui caractérise ce nouveau rapport à Dieu, à la fois moins dépendant d’un catéchisme désuet et prétendument plus profond dans sa quête d’intériorité.

Cette stratégie intellectuelle - que j’incline à apercevoir dans le livre de Sureau - culmine dans l’éloge de la réclusion des Chartreux sur lequel il termine son ouvrage. Que ce baroudeur, tantôt légionnaire, tantôt haut fonctionnaire, tantôt académicien, allie au thème de la fuite - s’en aller - sa fascination pour la clôture, donne à penser.
« La Chartreuse, dans son vœu de silence, de solitude et de virginité spirituelle, diffuse, comme malgré elle puisque de fondation elle n’en a aucun souci, une lumière réconfortante, dont la puissance particulière porte jusqu’à nos regards voilé quelque chose de la beauté de la Création, pour qui sait s’y arrêter un moment. » (p. 269)

J’ai le souvenir du documentaire intitulé Le grand silence (3), sur les moines de la Grande Chartreuse. Tout ignorant que je reste des conditions de vie monacale et tout biaisé que soit peut-être ce reportage, je ne puis croire à l’aura que Sureau prête à l’endroit et à ceux qui le peuple. J’en ai gardé l'impression très pénible d’une misère matérielle et intellectuelle, et même d’un entêtement borné dans l’ilotisme, une sorte d’autotomie de sa propre humanité. Comment travestir ainsi la réalité jusqu’à évoquer « ces religieux inconnus dont il m’arrive de penser qu’ils auront, comme les sages de la légende juive, empêché que le monde s’effondre sous le poids des fautes et de l’oubli » (p. 161) ?

Il y a aussi ces quelques mots sur Montaigne. Après avoir évoqué son goût pour la liturgie - puisé dans le souvenir d’une première communion en mai 1968 dans l’église de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, à l’abri des « hordes rouges » -, Sureau s’accapare l’auteur des Essais.
« Curieusement, les stations obligées de la vie religieuse et les objets fétiches qui l’occupent, et dont les équivalents profanes - réunions, institutions, fêtes laïques de tous ordres, dîners, formes - m’ont toujours rebuté jusqu’à la désertion sans phrases, au point de fuite, m’apparaissaient là-bas, au contraire, comme autant de viatiques utiles au voyage intérieur. J’ai aimé Montaigne pour ce sentiment, lui qui mettait dans le goût des sacramentaux une tendresse qu’Ignace n’y mettait pas. Il allait aux processions, il y allait beaucoup, et de bon cœur, jusqu’à accomplir cinq heures de marche pénitentielle : “Le mercredi de la semaine sainte, je fis les sept églises avec M. de Foix, avant disner, et y mismes environ cinq heures.” Montaigne parle sans ironie de sa dévotion aux reliques dans un essai de 1572. Il décrit simplement sa visite à la Santa Casa pour Pâques, et comment il a placé dans l’église un tableau où il s’est fait représenter avec sa femme et sa fille aux pieds de la Madone. Les réformés blâment les pèlerinages à la Vierge, spécialement, je ne sais pourquoi, celui de Lorette. Montaigne en était loin. Rien ne l’obligeait à écrire de telles choses, qui lui venaient avec le même naturel que toutes les autres. Ce naturel d’abord me l’a fait aimer. Pendant longtemps, je suis allé de Paris à Chartres, le cœur battant d’un seul espoir. » (pp. 217-218)
L’envie me travaille de répondre point par point à cette canaillerie. (4) Qu’il me soit seulement permis de dire que les gestes religieux posés par Montaigne me paraissent - pour autant que je puisse en juger - à l’exact opposé de ceux auxquels Sureau prête la vertu d’ouvrir « au voyage intérieur ». Le respect de la religion que celui-là manifeste - jusque dans sa pratique discrète - constitue une des conditions de la paix civile, ce dont tout le reste de son œuvre témoigne à profusion. Il n’est aucune question à laquelle Montaigne cherche à répondre qui, pour lui, mériterait le secours d’une spiritualité, entendue comme une voix intérieure distincte de lui-même. C’est cependant là que, très précisément, Sureau semble vouloir nous mener.

Quelles que soient les intentions de Sureau, cette conviction spiritualiste qui s’épargne de justifier les croyances qu’elle veut honorer jette sur le reste un voile d’euphuisme qui dissout la sincérité que tout le livre cherche à affirmer. On y découvre alors des mépris camouflés, comme lorsqu’il stigmatise le politique jusqu’à l’outrance. Ainsi, alors qu’il évoque son travail dans une préfecture, il écrit :
« À la préfecture, des ministres, tous oubliés aujourd’hui, passaient en visite et je pouvais voir ce que la politique fait d’un homme. Je ne me sentais pas meilleur qu’eux. Je me demandais comment ils acceptaient de montrer à ce point l’insigne faiblesse qui conduit certains hommes à prétendre au pouvoir ; les enfermant à jamais dans le cercle public de l’adulation et du dégoût, jusqu’à la défaite finale, à la mort, à quelque cérémonie dérisoire, presque toujours bancale, dans la cour des Invalides, où un public distrait les absout à la sauvette de s’être fait un marchepied de la masse informe et douloureuse des aspirations communes. » (p. 210)
Pas meilleur qu’eux ? Vraiment ?
Les politiques, il ne les tient pas seulement à distance.
« La plupart des politiciens, hors ces périodes exceptionnelles où l’on oublie à leur bénéfice la vague qui les porte et dont ils sont l’écume - admirable pourtant, comme une forme parfaite, presque poétique, et c’est ainsi qu’Apollinaire a aimé Clemenceau, et sans doute Kessel de Gaulle -, ne tiennent qu’à un fil. Ce n’est pas de morale qu’il s’agit mais de leur existence comme elle va, jour après jour, de leurs occupations concrètes. La plupart n’ont jamais travaillé, si l’on entend par travail autre chose que la présence active à la bourse des services rendus et acceptés. Ils n’ont pas non plus tiré bénéfice d’une éducation particulière, et s’ils ont jamais lu, ont très tôt cessé de savoir comment le faire. Leurs idées leur viennent de l’administration, de la nécessité de s’opposer à celles de leurs adversaires, de la société observée par le trou de la serrure ou celui de la statistique. Ainsi errent-ils de poste en poste comme des clochards d’abri en abri. Les politiciens sont la bohème du monde moderne. Leurs erreurs sont payées par d’autres sans qu’ils paraissent le savoir. L’aveuglement leur donne un charme de légende allemande, où tout un peuple de joueurs de flûte irait à la rivière. » (pp. 211-212)
Par le contraste avec sa conviction spiritualiste, tout ce qui est vrai là-dedans devient l’expression d’un dénigrement d’une arrogance inouïe. Et ceux qu’ils sauvent - pas n’importe lesquels, Clemenceau et de Gaulle - ont été comme par hasard lavés par leur réputation des turpitudes qu’ils n’ont pas manqué, comme les autres, de commettre.

Au fil de la lecture, j’avais envie de retenir certains passages, certaines phrases, auxquels ma propre expérience faisait parfois écho. Ici une description des forêts de l’Ardenne française (p. 143), là cette réflexion sur les possessions d’un proche après sa mort (p.167), là encore le récit de la légende du gouffre de Padirac (pp. 198-199), auraient pu valoir un commentaire admiratif. Leur saveur s’en est gâtée d’une façon d’être pour les dire qui finit par transparaître. Finalement, tout s’écroule devant le dédain qui vise tout ce que Sureau n’a pas personnellement apprécié.

Vous n’êtes peut-être pas, M. Sureau, le grand écrivain que certains ont cru reconnaître, jusqu’à vous propulser sous la Coupole. Et cela, faute de mettre votre contrôle de la langue française au service de la sincérité.

(*) La présente note prolonge celle du 3 mai 2024.
(1) François Sureau, S’en aller, Gallimard, 2024.
(2) Voulez-vous un autre exemple, moins lié à mes préventions ? « Toute biographie est blâmable ; mais lorsqu’il s’agit d’amour, elle est spécialement ridicule. » (p. 243)
(3) Réalisé par Philip Gröning, sorti en 2005 et d’une durée de 169 minutes.
(4) Que ceux qui souhaiteraient obtenir les moyens d’en juger sachent que la phrase relative à la procession aux sept églises se trouvent dans le Journal de voyage (Arléa, 1998, p. 130), que la discussion des reliques figure dans le chapitre XVI du Livre I des Essais (“C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance”, Gallimard, 2007, pp. 185-189) et que la relation de la visite à la Santa Casa se trouve aussi dans le Journal de voyage (Arléa, 1998, pp. 150-155).

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