mardi 24 septembre 2024

Note de lecture : Rachel Brahy

S’engager dans un atelier-théâtre
de Rachel Brahy


Je connais bien peu le monde du théâtre et moins encore l’expérience des ateliers-théâtres. Il ne me serait donc sans doute pas venu à l’idée de lire le livre de Rachel Brahy si je ne l’avais pas rencontrée. Actuellement Maître de conférences à la Faculté des sciences sociales de l’Université de Liège, elle avait soutenu le 8 décembre 2012 une thèse de doctorat en sciences politiques et sociales intitulée “S’engager dans un atelier-théâtre : vers une recomposition du sens de l’expérience”. Le livre S’engager dans un atelier-théâtre. À la recherche du sens de l’expérience (1) est une version remaniée et raccourcie de cette thèse.

Avant tout, il me faut dire combien la recherche menée par Rachel Brahy fournit sur l’expérience des ateliers-théâtre un éclairage très précieux, grâce auquel on mesure aisément certains des enjeux qu’engagent dans l’exercice aussi bien ceux qui la pilotent que ceux qui y adhèrent. L’atelier-théâtre est une forme de théâtre-action qui suppose une pratique dont chacun - animateur ou participant - attend autre chose qu’un spectacle. Il y a là des objectifs qui relèvent de l’engagement politique, de l’entraide sociale, de l’aide psychologique, de l’épanouissement personnel, de l’affirmation culturelle, etc. Et la place centrale que la recherche laisse au témoignage personnel offre un tableau très instructif sur l’expérience de l’atelier-théâtre, comme sur son évolution au cours des cinquante dernières années.

Je suis particulièrement heureux d’avoir lu le livre de Rachel Brahy, parce qu’il m’a offert l’occasion de mettre à l’épreuve la circonspection - pour ne pas dire plus - que j’éprouve depuis longtemps face à la sociologie pragmatique (2). Il est patent que son travail s’inscrit dans ce courant, d’abord en raison même de la méthodologie utilisée et des assises de la réflexion déployée, ensuite par le tutorat de Laurent Thévenot dont elle a bénéficié, dans le jury de thèse en premier lieu, dans la postface dont il a complété son livre en second lieu, enfin par la référence revendiquée : « […] la prise en main de la sociologie pragmatique thévenotienne des “régimes d’engagement” est devenue, pour nous, une véritable boussole. » (p. 199) Est-il nécessaire de rappeler que la sociologie pragmatique - courant multiforme qu’une appellation aussi condensée dénature immanquablement - s’est notamment développée au départ des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (3) ?

Au risque de rester très à l’écart du sujet traité par Rachel Brahy dans son livre, je voudrais commencer par revenir sur la sociologie pragmatique et sur ce qui m’en détourne a priori. Je dis bien a priori, car je ne bénéficie d’aucune expérience de recherche en sociologie et ne dispose que de bien peu de compétences en la matière, sinon ce qu’une lecture attentive des auteurs renommés a pu me conduire à en penser. C’est dire la témérité avec laquelle j’expose mon point de vue.

Les découvertes scientifiques sont généralement contre-intuitives. Entendez qu’elles décrivent un état de fait qui, très souvent, contrarie le sens commun. L’hypothèse héliocentrique diffusée par Copernic en 1543 contredit l’idée très partagée alors que la Terre est centrale et immobile. De même, en 1603, lorsque Galilée formule la loi de la chute des corps (4), son affirmation s’oppose à l’idée convenue que, de deux corps de masses différentes, le plus lourd tombe plus vite que l’autre. En 1648, lorsque Blaise Pascal prouve que le vide existe, il fâche tous ceux qui, tel Descartes, adhèrent à l’idée que résume l’adage « la nature a horreur du vide ». Et il en va de même de la plupart des grandes découvertes ultérieures - on pense tout spécialement à la mécanique classique (1687), à la théorie ondulatoire de la lumière (1690), à l’irrationalité de π (1761), au vaccin contre la variole (1796), à la géométrie non euclidienne (1854), à la théorie dynamique du champ électromagnétique (1864), à la relativité restreinte (1905), à la relativité générale (1915), au principe d’incertitude (1927), à la théorie de l’expansion de l’univers (1927), aux théorèmes d’incomplétude (1931), au boson de Higgs (2012) - : il s’agissait chaque fois d’abandonner une idée très partagée pour accéder à une réalité cachée. On doit à Gaston Bachelard d’avoir mis clairement en évidence ce caractère nouveau de la science moderne, laquelle surmonte sans cesse des « obstacles épistémologiques » dès lors qu’il faut expliquer le réel. Ainsi, « on connaît contre une connaissance antérieure » écrit-il (5). La science est construite contre le sens commun.

Qu’en est-il dans les sciences sociales ?

Dès lors que celles-ci ambitionnent d’expliquer la réalité sociale avec la rigueur que réclame toute démarche scientifique, faut-il postuler que cette réalité est cachée, que l’explication commune qui en est donnée n’est pas la bonne et que son étude réclame de mettre au jour des déterminations ignorées des agents observés ? Si l’on s’en tient à ceux que l’on considère comme les bâtisseurs de la sociologie, force est de constater qu’ils ont d’emblée adopté ce principe. Bien avant qu’il soit question d’obstacles épistémologiques, Montesquieu - déjà - désignait le climat comme une cause de comportements spécifiques. Ai-je besoin de dire que Marx, Durkheim et Weber - chacun à sa manière - développaient des théories explicatives qui présupposaient l’effet de forces inconscientes, méconnues des populations sur lesquels elles pesaient ?

Si l’on s’attache à l’École française de sociologie, il apparaît que son initiateur, Émile Durkheim, a mis l’accent sur la pseudo-science sociologique dont selon lui font usage les acteurs sociaux et dont il faut se garder pour édifier une vraie science, apte à découvrir les véritables déterminations du comportement. (6) Il s’agit là de ce que Pierre Bourdieu résumera bien plus tard par l’illusion de la transparence et le principe de non-conscience : les agents sociaux s’imaginent à tort connaître ce qui motive le comportement et la recherche sociologique doit présumer que les agents ignorent ce qui les détermine. (7) Marcel Maus, Maurice Halbwacks, Georges Friedmann, Claude Lévi-Strauss, Alain Touraine, Pierre Bourdieu, Bernard Lahire s’inscrivent de diverses façons dans ce courant qui privilégie une causalité occultée par le sens commun.

Il ne me paraît pas inutile d’attirer l’attention sur l’influence que ces postulats d’illusion et de non-conscience ont pu avoir sur le développement des outils des sciences sociales. En effet, le caractère masqué des causalités a orienté les chercheurs vers des techniques propices à contourner le discours commun, tel que la statistique par exemple. (8) À cet égard, la part amoindrie que la statistique occupe au sein des recherches qui s’inscrivent dans les courants sociologiques nouveaux est peut-être significative. (9). Il me paraît en tout cas malaisé d’en écarter d’emblée l’hypothèse.

C’est dire si le courant dit “pragmatiste” peut être regardé comme une volte-face, même s’il y eut des sociologies “conscientes” bien avant Boltanski et Thévenot (10).

Ayant expliqué ce qui m’a conduit à défendre la sociologie la plus traditionnelle, celle qui refuse de se contenter du sens commun, je suis bien conscient d’avoir opté ainsi pour une attitude quelque peu conservatrice, d’une certaine manière - il ne faut pas craindre de le dire - peu soucieuse de cette rupture épistémologique préconisée par Gaston Bachelard. Serait-ce là un effet de l’âge et de cette sorte de nostalgie sournoise qui guette les ainés, au point de les dissuader d’accorder leur attention à la nouveauté ? Peut-être. Avant même mon explication, c’est conscient de cette pente possible et de la nécessité de se déprendre continûment de soi-même que j’ai lu le livre de Rachel Brahy, avec la volonté de surmonter mes préjugés.

À la recherche du sens de l’expérience, tel est le sous-titre du livre. De quelle expérience s’agit-il ?

Étudier une activité comme un atelier-théâtre ne consiste pas seulement à se confronter au discours quotidien par lequel la personne - qu’elle soit animatrice ou participante - dit sa vérité habituelle. L’activité elle-même vise à susciter une expression jusque-là contenue, voire celée. Et on peut penser que, s’il y a une approche illusoire du monde, l’exercice entrepris peut peut-être aboutir à rendre possible une autre approche, plus conforme aux déterminations enfouies que l’ordinaire de la vie empêche d’amener à la conscience. La visée est en tout cas très ambitieuse.
« L’objectif est de saisir les formes concrètes d’un travail sur soi. Pour ce faire, les soubassements anthropologiques, c’est-à-dire les conceptions de l’humain, à l’œuvre dans le dispositif seront éclairés. S’agit-il de concevoir le participant comme un être doté d’une intériorité ? Est-il plutôt perçu en fonction de ses relations, de son réseau d’interdépendance ou de ses capacités ? Autrement dit, quels paris anthropologiques sous-tendent les épreuves réalisées ? Quelle conception de l’humain entre en jeu et permet de répondre favorablement aux attentes du dispositif ? » (p. 97)
La conception de l’humain ainsi évoquée ne coïncide sans doute pas exactement avec les déterminations que la sociologie classique recherche habituellement. Mais, en évitant de se focaliser sur des causes incertaines (et qui le restent probablement malgré la rigueur des méthodologies employées), on accède peut-être à une pensée réfléchie et partagée qui permet d’aiguiller l’action - et particulièrement l’action collective - vers une vie moins soumise aux aléas. Surgit ainsi une autre dimension de la sociologie pragmatique : le rapport à l’action, en ce compris l’action militante.

Ne confondons pas deux aspects de ce rapport à l’action qui, en l’occurrence, pourraient se télescoper. D’un côté, il y a bien sûr la démarche de l’atelier-théâtre qui comporte l’inclusion de gestes - par exemple sous forme de jeux - dont on attend qu’ils favorisent l’expression de chacun, fût-ce gestuellement. De l’autre, il y a la méthode du chercheur qui observe l’atelier-théâtre, méthode qui implique de circonscrire les actes signifiants et aussi d’en mesurer l’impact, fût-il politique. En fait, le thème traité par Rachel Brahy a ceci de très particulier qu’il s’applique à mettre sociologiquement au jour un processus qui prétend lui-même mettre au jour des dispositions, des inclinations et des jugements que les participants recèlent initialement sans les exprimer.

Quand je dis que la sociologie pragmatique traite de l’action, en ce compris l’action militante, j’ouvre une question épineuse : celle de la neutralité axiologique, telle qu’elle fut recommandée par Max Weber (11) ; qui est dans l’action politique ne dispose pas du recul indispensable à la recherche des propriétés objectives du réel ; qui est dans la recherche savante perd le ressort que réclame l’action politiquement engagée. En l’occurrence, il convient également de disjoindre « cette identité presque révolutionnaire » (p. 164) dont les ateliers-théâtres ont hérité de leur origine soixante-huitarde de la place qu’occupe l’engagement politique parmi les guides de la recherche. Cette place est souvent manifeste, même si elle perce surtout grâce à la bienveillance accordée aux aspirations des promoteurs des ateliers-théâtres. Ainsi, on peut lire dans la conclusion du livre :
« […] rien n’est jamais définitivement acquis. Il en est de même pour le théâtre-action qui sans cesse doit se (re)positionner, (ré)affirmer son existence, ses luttes et sa pertinence comme art dramatique à part entière. Toujours tendu vers la critique, toujours porté par l’espoir, toujours en action pour faire advenir un monde meilleur, plus juste, plus beau, plus égalitaire. Il pourrait un jour déposer les armes. Ou sortir de la piste de danse, et continuer à danser, même lorsque l’orchestre s’est arrêté. » (p. 202)
Toute une série de questions apparaissent ainsi avoir été bannies du processus de recherche, principalement celles qui naîtraient de l’hypothèse que les objectifs que les animateurs et les participants des ateliers-théâtres se donnent occultent au moins en partie des rapports de force dont les effets sont étrangers à ces objectifs-là. Bien évidemment, ce genre d’hypothèse est précisément de celles que la sociologie pragmatique préfère ne pas sonder, arguant du fait que la recherche de déterminations latentes distrait exagérément des enjeux déclarés, lesquels offriraient assez pour pouvoir expliciter les situations.

Que les choses soient claires : je ne pense pas que les atteintes au principe de la neutralité axiologique soient uniquement le fait de la sociologie pragmatique. On se souvient des engagements politiques de Pierre Bourdieu, lequel proclama son attachement au principe, mais le viola allègrement, surtout après 1992 (12). Ce qui caractérise la sociologie pragmatique, c’est qu’elle assume ce refus de la neutralité. Encore peut-on se demander s’il n’existe pas de très bonnes raisons à ce refus. Car s’en tenir à une sociologie objective exempte de tout dessein politique ou social, c’est courir le risque de construire des théories inacceptables par le corps social et vouées à rester lettre morte. (13) L’équilibre entre l’impartialité politique de la recherche et son utilité est très certainement malaisé à trouver. Personnellement, je penche nettement du côté de la neutralité, bien que je sache à quelle hauteur artificielle elle expose ; c’est peut-être l’effet de la méfiance extrême que je cultive vis-à-vis de la politique.

Reste que dans le travail de Rachel Brahy, il est quelquefois difficile - mais c’est peut-être un effet de la réécriture réclamée par la publication - de distinguer clairement les buts de l’activité observée et les souhaits de l’observatrice. Ainsi, par exemple, lorsque je lis que le « parcours évolutif qui permettrait d’accéder aux bienfaits attendus repose sur une série de jeux et exercice qui constituent autant d’épreuves expressives » (p. 97), je peux croire que le conditionnel utilisé indique qu’il s’agit des attentes des animateurs des ateliers-théâtres ; par contre, là où il est dit que la « mise en place d’épreuves expressives contribue directement à l’émergence du propos » (p. 98), on peut s’interroger : ne s’agit-il pas d’une conviction de la chercheuse dont on attend qu’elle en prouve la pertinence ? Ce sont peut-être les prémices des propos qui figurent dans la conclusion et que je citais infra.

Une des idées qu’a défendu Laurent Thévenot, c’est que l’individu - pour le dire elliptiquement - se voit contraint d’affronter de multiples situations face auxquelles il se positionne à partir de logiques elles-mêmes multiples. Il s’agit de ce qu’il a appelé les régimes d’engagement. (14) On retrouve dans le livre de Rachel Brahy la trace de cette idée, lorsqu’elle affirme qu’« une conception de l’humain est à chaque fois mobilisée qui, pour chaque épreuve, mise sur des ressorts et des ressources spécifiques » (p. 118) Un peu bizarrement, elle appelle ces conceptions des anthropologies et en distingue quatre : les anthropologies romantique, de l’interdépendance, narrative et de l’autonomie. Celles-ci permettraient de discerner quatre processus de subjectivation, à savoir l’introspection de soi, la connexion de soi, le déplacement de soi et la projection de soi. (p. 121) Il y a là une grille d’analyse qui ne manque pas d’intérêt. C’est aussi là qu’on se dit qu’une méthode quantitative à partir d’indices significatifs aurait éventuellement pu donner à ce type de classification une assise plus objective. Encore fallait-il bien sûr qu’elle soit possible dans ce contexte, là où les populations sont sans doute insuffisantes pour justifier des extrapolations statistiques.

Le livre de Rachel Brahy offre à découvrir un aspect important des transformations qui affectent le rapport à la culture au cours des cinquante dernières années : les ateliers-théâtres. Important en raison du renversement dont il témoigne, puisque la culture que cherchait à répandre les maisons de la culture - telles que créées en 1961 à l’initiative d’André Malraux - se résumait à la culture cultivée, alors que le théâtre-action s’est inscrit dans le projet d’offrir aux catégories sociales peu consommatrices de cette culture-là l’occasion de percevoir et magnifier la dignité et la noblesse de leur propre condition humaine.
« Toute l’histoire du théâtre-action, mais encore plus la construction de sa légitimité institutionnelle démontrent un ancrage politique fort et la volonté des acteurs du secteur d’appliquer à la société des principes d’émergence d’une démocratie culturelle par le théâtre-action. » (p. 197)
Une démocratie culturelle, le mot est lâché. Qu’est-ce que cela signifie ? Démocratie est un mot très polysémique. Il désigne bien sûr un régime politique qui, grâce à diverses modalités, donne au peuple la possibilité d’exercer le pouvoir, fût-ce de façon très indirecte. Il désigne aussi un régime qui accorde aux citoyens la possibilité de bénéficier d’importantes libertés. Mais est également dit démocratique un régime qui se préoccupe d’égalité, égalité de droits, égalité d’avantages, égalité de condition. Une démocratie culturelle serait ainsi un régime où les particularités culturelles des classes sociales recevraient une même reconnaissance, une même attention. Il y a dans cette acception du mot un souci d’ébranler la prééminence reconnue à la culture cultivée, c’est-à-dire à cet ensemble de connaissances et d’activités, notamment intellectuelles et artistiques, qui ont très longtemps été désignées comme l’apanage de l’honnête homme - entendez du bourgeois éclairé. Un premier mouvement qu’on peut ainsi qualifié de démocratique a préconisé de diffuser cette culture cultivée auprès des catégories sociales qui la méconnaissent. Un second a suggéré de lui substituer ou de lui adjoindre tout ce que recèle les sous-cultures - si l’on peut ainsi s’exprimer - de ces catégories. L’expérience des ateliers-théâtres s’inscrit dans ce second mouvement. La recherche dont elle a été l’objet et dont témoigne le livre de Rachel Brahy prend le parti de l’encourager.

Je me pose une question, que la recherche discutée ne devait pas nécessairement se poser, et encore moins y répondre. Comment faut-il interpréter l’extraordinaire déclin de la culture cultivée ? Extraordinaire parce qu’il marque une rupture historique, non pas en raison de la place occupée par la culture cultivée - car, très longtemps, celle-ci ne fut le privilège que d’une part très réduite du monde social - mais en raison de l’autorité dont elle bénéficiait dans les savoirs. Cette autorité-là vacille depuis quelques décennies, jusqu’à perdre le rôle qu’elle jouait dans le monde scolaire. La culture cultivée entretenait d’ailleurs de très étroites relations avec le savoir historique, lequel chancelle davantage encore qu’elle. Y a-t-il un rapport entre ces dédains nouveaux et la rage égalitariste avec laquelle certains s’attaquent quelquefois aux disparités les moins scandaleuses ? (15)

Il me faut le répéter, le livre de Rachel Brahy m’a appris beaucoup de choses, avec l’agrément d’un style alerte et d’un didactisme efficace. Il s’attaque à des problèmes d’aujourd’hui avec un constant souci d’apporter de quoi les comprendre et de quoi en clarifier les enjeux. Je n’ai guère caché qu’il s’inscrit dans une orientation de la recherche sociologique qui n’a pas ma préférence. Encore me suis-je gardé de discuter la postface de Laurent Thévenot (16), avec lequel pourtant je suis tout à fait d’accord lorsque, ayant mis l’accent sur la relation entre théâtre et politique, il termine par ces mots :
« C’est pourquoi les lecteurs engagés dans le parcours passionnant proposé par l’auteure qui a su trouver les mots pour les mettre en présence des protagonistes de l’aventure, y découvrent une perspective suffisamment large pour leur donner à réfléchir, non seulement sur les arts du théâtre mais aussi sur ceux de la politique. » (p. 221)

Je suis sans nul doute d’un autre temps, accroché d’une certaine manière à ce que la génération de mon époque regardait souvent comme des certitudes, accroché aussi - cependant - à l’idée qu’il faut sans cesse se déprendre de soi et s’ouvrir vaille que vaille aux changements. Le mélange est souvent inintelligible, me rendant aussi rétif aux conservatismes qu’aux “nouvelletés”. J’abuse des renvois vers mes notes anciennes, comme si je craignais de me répéter. Mais c’est là une façon de rendre accessible mes contradictions (à qui voudrait musarder), tant le temps incline à s’entêter alors même qu’il vous transforme. Mes opinions n’ont d’autre intérêt - quand elles en ont - que d’être des pensées possibles pour avoir été les miennes.

(1) Rachel Brahy, S’engager dans un atelier-théâtre. À la recherche du sens de l’expérience, Éd. du Cerisier, Mons, 2019.
(2) Cf. mes notes des 29 juin 2010, 31 octobre 2010, 31 décembre 2013, 7 mars 2024 et 17 mars 2024.
(3) Cf. entre autres Luc Boltanski et Laurent Thévenot, “Les économies de la grandeur” in Cahiers du Centre d’études de remploi, n° 31, n° spécial, 1987 ; Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Des économies de la grandeur, Gallimard, 1991 (réédité chez Gallimard en 2022).
(4) (v=gt) Sans résistance à son passage, la vitesse acquise par un corps qui tombe est proportionnelle à la durée de sa chute et est indépendante de la masse et de la nature du corps.
(5) Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique [1934], Vrin, 1967, p. 17.
(6) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique [1895], PUF, 1967, particulièrement le chapitre I “Qu’est-ce qu’un fait social”.
(7) Cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, École des Hautes Études en Sciences Sociales et Mouton Éditeur, 1968, tout particulièrement les pp. 29-34.
(8) Je ne résiste pas à l’envie de citer le livre de Madeleine Grawitz, Méthodes en sciences sociales (4e édition, Dalloz, 1979) dans lequel toutes les démarches décrites prennent en compte le caractère dissimulé des réalités étudiées et qui porte en exergue une citation de Jules Laforgue ainsi formulée : « Méthode, méthode, que me veux-tu ? Tu sais bien que j’ai mangé du fruit de l’inconscient ».
(9) En novembre 2004, j’ai débattu avec Didier Vrancken (directeur de la thèse de Rachel Brahy) dans le cadre des travaux préparatoires au livre qu’il publia sous le titre Les métamorphoses de l’administration (en collaboration avec Marie Muselle, Éditions Labor, Loverval, 2006). À cette occasion, je me suis étonné qu’il ait été jugé utile de prélever sur l’ensemble des agents de l’administration wallonne un échantillon représentatif - tel que les règles de la statistique le prévoit -, alors que les entretiens menés avec ceux qui en faisaient partie n’ont pas dégagé d’informations pondérées et n’ont servi qu’à illustrer par des extraits des hypothèses préalablement imaginées. À tort ou à raison, j’y avais vu une faille méthodologique à imputer à cette sociologie qui refusait ce qu’elle appelait le surplomb.
(10) Je pense à quelqu’un comme Raymond Boudon, même s’il se différencie à bien des égards des “pragmatistes” des trois dernières décennies.
(11) Cf. Max Weber, Le savant et le politique [1917 et 1919], trad. de Julien Freund, Plon, 10/18, 1059.
(12) Sur les “dérapages politiques” de Pierre Bourdieu, cf. mes notes des 10 avril 2010, 11 février 2012, 2 juillet 2013 et 16 mars 2023. Sur les causes de cette contradiction, cf. ma note du 23 août 2020. D’autres, avant Bourdieu, n’ont pas hésité à attribuer à la sociologie des ambitions politiques. Ce fut notamment le cas de Marcel Mauss.
(13) Une étude comme celle que mena Durkheim sur le suicide révéla des causes secrètes, plus décisives que les causes invoquées, mais n’eut guère d’effets sur la connaissance commune du suicide, comme l’a montré le sort que l’on continua de réserver aux victimes dans les hôpitaux. (Émile Durkheim, Le suicide, Félix Alcan Éditeur, 1897) Peut-être l’ignorance des causes était-elle mieux acceptée lorsqu’elle reposait sur l’idée de Providence, comme lorsque Bossuet affirmait joliment : « […] il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens. » (Discours sur l’histoire universelle, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1681, p. 560)
(14) Cf. Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, La Découverte, 2006.
(15) Sur cette question, cf. ma note du 12 septembre 2006.
(16) Qu’il me soit néanmoins permis de noter que Laurent Thévenot met essentiellement l’accent sur une conjonction liant deux mouvements parallèles : « D’un côté, ce ne sont plus seulement des spectateurs qui sont pris à partie, mais des protagonistes issus d’un public qui prennent part à la création commune. De l’autre, ce ne sont plus seulement des électeurs qui votent pour leurs représentants, mais des citoyens qui participent à des instances de délibération sur des projets les concernant. » Cette conjonction n’est pas abordée dans le livre de Rachel Brahy et, d’une certaine manière, je lui en sais gré. Car ce parallèle entre théâtre et politique tracé jusqu’aux procédures de participation aux affaires publiques ouvre une thématique à ce point vaste et à ce point controversée qu’il était très sage de ne pas en encombrer la question des ateliers-théâtre.

mardi 17 septembre 2024

Note de lecture : Roland Barthes

“Iconographie de l’abbé Pierre” in Mythologies
de Roland Barthes


Les révélations qui participent à modifier profondément l’opinion que bien des Français se font de l’abbé Pierre donnent à voir un certain nombre de présomptions. Il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur celles de ces présomptions qui retiennent particulièrement l’attention et celles qui, au contraire, sont facilement oubliées. Un homme violent et menaçant caché derrière l’image du saint, une église prompte à étouffer des crimes commis par ses clercs, une inclination à l’agressivité sexuelle chez la gent masculine, l’hypocrisie possible du discours généreux, les violences sexuelles potentiellement possibles par n’importe qui, la solitude des victimes de prédateurs sexuels, lesquelles de ces conjectures sont les plus vérifiables, les plus significatives, qui les préfèrent et à qui profitent-elles ? Voilà qui mériterait d’être étudié de près.

Je souhaite ici m’en tenir à une seule, sans prétendre qu’elle serait la plus importante, mais sans nier que je la considère tout spécialement éclairante. Je veux parler de la notoriété, thème que j’ai plus d’une fois abordé (1), non seulement parce que je suis convaincu qu’elle prive celui qui la possède de toute véritable indépendance d’esprit, mais aussi parce que je pense qu’elle détermine fortement les croyances du grand nombre (2).

En 1957 est paru un livre de Roland Barthes, Mythologies, dont on sait que les articles qu’il rassemble ont été écrits au plus tard en 1956, soit peu de temps après que la notoriété de l’abbé Pierre prenne une dimension nouvelle à la suite de son appel le 1er février 1954 en faveur des sans-abri sur les antennes de Radio-Luxembourg. Dans ce livre figure un article intitulé “Iconographie de l’abbé Pierre” (3) qui révèle un soupçon, un soupçon formé à partir d’indices dont Barthes donne le détail. Il ne s’agit pas, bien sûr, de soupçonner l’abbé Pierre d’être un criminel sexuel, chose très largement ignorée à l’époque et très certainement ignorée par l’auteur de l’article. Le seul soupçon que Barthes nourrit, c’est celui d’une apparence trompeuse que permet la notoriété, une apparence dont il reste à savoir si elle témoigne ou non de la vérité de l’abbé Pierre. Il ne me paraît pas inutile de se pencher sur la manière dont Roland Barthes, avec la forme d’écriture qui lui est propre, évoque ce qu’il soupçonne du seul fait de l’apparence que celui-ci affecte à l’époque.
« Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.
La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la coupe ; il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pourtant être quelque chose. La coupe de l’abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l’archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté.
Mais où les choses se compliquent - à l’insu de l’abbé, il faut le souhaiter - c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme
signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l’abbé en saint François. D’où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffira à l’acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l’abbé).
Même circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle être simplement l’attribut d’un homme libre, détaché des conventions quotidiennes de notre monde et qui répugne à perdre le temps de se raser : la fascination de la charité peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n’est point barbu au hasard, parmi les prêtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de
signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques : l’horrible Frolo [sic !] était rasé, le bon Père de Foucauld barbu ; derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l’Église politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des fondateurs du monachisme, dépositaires de l’esprit contre la lettre : porter la barbe, c’est explorer d’un même cœur la Zone, la Britonnie ou le Nyassaland.
Évidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de
signes a pu couvrir l’abbé Pierre (encore qu’il soit à vrai dire assez surprenant que les attributs de la bonté soient des sortes de pièces transportables, objets d’un échange facile entre la réalité, l’abbé Pierre de Match, et la fiction, l’abbé Pierre du film, et qu’en un mot l’apostolat se présente dès la première minute tout prêt, tout équipé pour le grand voyage des reconstitutions et des légendes). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation ; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »
Même si Barthes limite son analyse principalement à la coupe de cheveu et à la barbe de l’abbé Pierre, on imagine facilement ce qu’on pourrait dire de la même veine au sujet des propos tenus, du ton employé et de tout ce qui faisait alors son apparence. Et s’il est vrai que les références auxquelles il renvoie sont aujourd’hui très méconnues (qui connaît encore la hiérarchie et les ordres du clergé catholique ? qui se souvient de la Britonnie, ce pays où officiait Sosthène Oscar Saturnin, le héros de Jean Anouille ?), il n’est pas compliqué de bien saisir le type d’observation auquel il se livre et, par exemple d’en faire usage vis-à-vis d’un personnage tel Donald Trump - usage facilité par son côté ubuesque -, puis vis-à-vis de n’importe quelle personne célèbre.

Ceci n’implique nullement de cultiver le soupçon pour le soupçon, ni a fortiori de sombrer dans cette tendance qui conduit bien des gens à imaginer que toute information, voire toute parole publique, recèle un mensonge qui camoufle une vilénie ou une stratégie concertée de domination. (4) Il s’agit de maintenir une vigilance minimale à l’égard de toute notoriété, laquelle peut mentir et tromper sur sa moralité, ses intentions et ses motivations. Ce dont il reste souvent possible d’apercevoir des indices par l’examen des apparences. Par là, on se prémunit de cette naïveté qui conduit tant de gens à faire confiance aux personnes renommées ou simplement connues, une confiance qu’il refuserait peut-être à un simple alter ego.

(1) Cf. notamment mes notes des 22 décembre 2016, 1er février 1019 et 1er mai 2021.
(2) Bien des auteurs ont souligné les effets de ce type de croyances. Dans des registres très différents, je pense notamment à Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire [vers 1548] et à Max Weber dans Économie et société [1922].
(3) Roland Barthes, “Iconographie de l'abbé Pierre” in Mythologies, Seuil, 1957, pp. 54-56.
(4) Les croyances les plus ahurissantes ne doivent pas tant à ce qu’elles affirment qu’à ce qu’elles nient. Selon un sondage réalisé fin 2017 par l’Institut français d’opinion publique, 9 % des Français sont d’avis que la Terre est plate. L’étonnement que suscite cette information diminuera sans doute si l’on prend en considération le fait que ceux-là qui pensent que la Terre est plate manifestent avant tout leur soupçon à l’égard des canaux d’information habituels - école, journaux, photos, films, etc. -, lesquels canaux prétendent selon eux que la Terre est ronde uniquement pour induire la population en erreur.

mardi 10 septembre 2024

Note de lecture : Pierre Grimal

Cicéron
de Pierre Grimal


Même si j’avais rencontré son nom à plus d’une reprise, je n’avais jamais rien lu de Pierre Grimal. Pourtant, tout qui évoque la Rome antique peut difficilement se passer des multiples éclairages qu’il en a donné au travers d’une œuvre considérable. La réédition de son célèbre Cicéron (1) m’a conduit à le lire.

J’avais à l’occasion lu divers textes de Cicéron et aussi divers textes de bien des auteurs qui en avaient parlé. L’impression que j’en avais conservé, c’était celle d’un personnage énigmatique. Il m’apparaissait bien malaisé de le situer parmi les divers courants philosophiques qui agitaient le monde romain et davantage encore de définir le rôle politique qu’il a joué ou qu’il aurait souhaité jouer. Bien sûr, les Catilinaires et les Philippiques en donnaient l’image d’un défenseur de la République. Mais que signifiait encore la République à une époque où celui qui s’en réclamait - Brutus - tuait César ?

J’ai lu le Cicéron de Grimal avec un énorme plaisir. On y trouve le récit détaillé de sa vie, ainsi qu’un panorama très complet du contexte historique dans lequel il a vécu. On sent évidemment que l’auteur n’est pas véritablement un historien et qu’il néglige d’entrer dans toutes les controverses que l’époque - le Ier siècle avant Jésus-Christ - a suscitées. Il narre les événements avec le talent d’un grand conteur et manifeste de la sorte une connaissance pointue de toutes ces péripéties qui précédèrent l’instauration de l’Empire. Quant à Cicéron, il s’en fait le défenseur intransigeant. Sans citer ceux qui le jugèrent, il conteste les critiques et les explique par une confiance exagérée accordée aux apparences. Aurait-il été pusillanime en quelque occasion ? Non, simplement prudent. Aurait-il été exagérément ambitieux en convoitant telle ou telle fonction ? Non, simplement soucieux de disposer des moyens permettant de faire triompher ses idées ? Aurait-il été versatile dans ses inspirations philosophiques ? Non, simplement vigilant à ne pas succomber aux adhésions aveugles.

La personne Cicéron qui ressort de tout cela, c’est un homme très attachant, physiquement assez fragile et qui répugne à toute violence. Élevé dans le respect des idées et des auteurs, il aime la lecture et l’écriture. Son attachement aux règles traditionnelles de la République, c’est avant tout un attachement à des institutions qui maintiennent un équilibre des pouvoirs, de telle sorte que le renouvellement périodique des magistrats, les contrôles exercés par les uns sur les autres, le partage des responsabilités écartent les solutions qui concentrent les pouvoirs sur un seul, comme ce fut le cas de Sulla ou comme cela pourrait advenir avec un des premiers ou des seconds triumvirs. Mais, adepte de la négociation et réticent à toute épreuve de force, il pactise ou fait mine de pactiser avec l’un ou l’autre, dès lors que celui-là pourra contrer une tyrannie en formation. Là aussi, aurait-il été complaisant avec des candidats à la domination ? Non, simplement aussi habile que possible lorsqu’il s’agit d’empêcher la force brutale de triompher.

Ce qui a surtout fait la renommée de Cicéron, c’est son éloquence. Au point de masquer au service de quoi il l’utilisait. Il en est évidemment un peu responsable, puisqu’il l’a théorisée. Plusieurs de ses écrits, dont le célèbre De oratore (2), s’appliquent en quelque sorte à réfuter la mauvaise opinion qu’avait Platon de l’éloquence, tel qu’il la dénonce dans le Gorgias (3). Fallait-il qu’il soit convaincu de l’utilité de l’art oratoire (qu’il pratiquait si bien) pour contredire Platon, c’est-à-dire celui qu’il a sans cesse considéré comme le premier des philosophes ! Encore pouvait-il se tourner vers le Protagoras, lequel évoque l’éloquence lorsque celle-ci vise à enseigner la vertu.
« Et la conclusion, ou plutôt l’absence de conclusion, [de ce] dialogue ne pouvait que séduire Cicéron, invité par Philon et les philosophes qu’il fréquentait à disputer “in ultramque partem”, pour et contre la proposition en question. » (p. 49)
Ce que Philon de Larissa, néo-académicien enclin au scepticisme, recommandait, c’était en effet de maintenir dans toute discussion une logique dialectique du pour et du contre. Reste que persuader a son utilité.
« Comme la poésie, l’éloquence agit par la beauté et “ordonne” les esprits, elle les persuade, elle les appelle à une nouvelle naissance. Par elle, une foule dissonante, animées de passions contradictoires, trouve son unité, son unanimité. » (p. 238)
Personnellement, j’ajouterais que l’unité peut alors jouer au profit du pire.

Voilà qui pousse à s’interroger sur les adhésions philosophiques de Cicéron.

Qu’il ait été attiré par l’épicurisme, cela ne fait guère de doute. Son ami Atticus adhérait à ce courant et son influence était forte, notamment lorsqu’il s’agissait de se départir du stoïcisme.
« Il n’est pas douteux que l’influence de l’épicurien Atticus, par son exemple autant que par ses conseils, n’ait contribué à détourner Cicéron d’un stoïcisme rigoureux, vers lequel l’entraînait, peut-être, sa raison, mais dont l’écartait sa sensibilité, son sens des nuances, son intelligence, aussi, qui lui montrait simultanément tous les aspects d’un problème. » (p. 305)
Même si l’épicurisme bénéficie alors de l’éclairage que lui donna Lucrèce - Cicéron l’évoque dans une lettre de 53 av. J.-C. -, l’idée que celui-ci s’en faisait m’a fortement étonné. Alors que Grimal évoque le Contre Pison, énumérant les reproches adressés à ce dernier, il écrit ceci :
« Le portait que Cicéron trace de Pison est caricatural, les reproches qu’il lui adresse concernent l’homme, sa vie privée plutôt que le politique. Pison manque de culture, d’ailleurs c’est, par sa mère, un demi-Gaulois ; il s’entoure de philosophes ? Certes, mais ce sont des épicuriens, qui mettent à sa portée une doctrine dont il retient le seul mot de “plaisir”. Avec eux, il s’encanaille, buvant toute la nuit jusqu’au chant du coq, entassés sur des lits de table. » (pp. 233-234)
Je dois avouer que je croyais que cette image de pourceaux d’Épicure, on la devait aux chrétiens. Une petite recherche m’a permis de m’apercevoir que l’expression était originairement d’Horace, ce qui innocente les chrétiens de son invention ; pas de l’exploitation de la difformité dont elle témoigne.

Évidemment, Cicéron fut très attentif et très attiré par le stoïcisme. Il n’en faut pour preuve que son ouvrage intitulé Les paradoxes (4), dans lequel il approuve l’idée que rien ne vaut la sagesse stoïque. Mais il convient avant tout de comprendre que ce qui le pousse vers le stoïcisme, c’est la victoire de César, qu’il est désormais impossible et inutile de combattre ouvertement.
« […] ce qui importe, c’est la disposition de l’être intérieur, la volonté droite, car ce qui relève de la Fortune, ce qui résulte, en fait, de cette volonté ne dépend pas de nous. Cicéron fait donc application à lui-même du “paradoxe” stoïcien sur l’égalité des fautes, et distingue la forme de l’acte et son contenu matériel. Il conforme sa conduite aux préceptes du Portique, pour lesquels il éprouve une sympathie grandissante, à mesure que le monde dans lequel il vit l’oblige à ne compter que sur lui-même et, en quelque sorte, l’enferme dans une solitude morale, qui est précisément celle du “sage” stoïcien. » (p. 331)
Et Pierre Grimal ajoute :
« Nous commençons à entrevoir les raisons pour lesquelles, sous le régime monarchique du principat, dont c’est maintenant la première esquisse, la fortune du stoïcisme fut aussi grande. Platon, Aristote plus encore, font dépendre le bonheur en grande partie de la participation à une cité heureuse. Cicéron lui aussi l’avait pensé, mais cet idéal avait été ruiné, par degrés, d’abord avec l’exil, ensuite par la guerre civile. Il ne pouvait plus compter sur l’appui de la cité, le libre dialogue avec les citoyens. La perte de la liberté extérieure devait être compensée par la conquête de l’autre, celle de la conscience, dont l’autonomie (l’autarkéia) était plus que jamais nécessaire. Sur ce point, Cicéron nous est un témoin privilégié de l’évolution spirituelle que Rome commence à connaître et qui ira en s’accélérant pendant les premiers siècles de l’Empire. » (pp. 331-332)

En fait, « chacun le sait, l’Académie est l’école à laquelle se rattache Cicéron. » (p. 325) S’il demeure en effet toute sa vie un grand lecteur de Platon, il est important de dire qu’il le lit en néo-académicien, c’est-à-dire d’une façon qui accorde la primauté à la dialectique socratique, telle qu'elle fut prônée au IIe siècle av. J.-C. par Carnéade. Ce dernier se rendit célèbre en consacrant deux discours à la notion de justice, le second développant une thèse antinomique à celle du premier, ce dont Cicéron fit son profit en ouvrant sans cesse la réflexion à ce qui est susceptible d’ébranler les certitudes.

J’en suis ainsi venu à me dire que la difficulté initiale qui fut mienne de situer philosophiquement Cicéron était toute à son honneur. Elle résultait de son refus d’adhérer à une doctrine préétablie et de son souci de peser le pour et le contre de chacun des principes dont les diverses écoles se réclament. S’il manifeste généralement un grand respect des religions, c’est qu’il les voient imbriquées dans la vie publique et propres à consolider la stabilité des lois et des institutions. Quant à Dieu, comment pourrait-il être nié ?
« L’existence même, chez les humains, d’un esprit intelligent oblige à admettre que cette âme pensante ne peut venir de la matière inerte, mais a une origine divine. » (p. 366)
Ce qui, d’une certaine façon, témoigne encore d’un soin mis à construire des opinions qui ne s’alignent pas de quelque façon que ce soit.

J’aime beaucoup ce Cicéron que Pierre Grimal nous a raconté. César y devient un personnage en quelque sorte secondaire qui n’a pas eu la sagesse de tempérer ses ambitions par l’intelligence des choses. Que le grand orateur n’ait finalement pu contrecarrer la tyrannie ne lui donne évidemment pas tort. Qu’il soit mort d’avoir encore cherché à l’entraver, voilà qui ne fait que le grandir. Il est désolant que l’histoire accorde tant d’attention à ceux qui remportent le combat pour le pouvoir au mépris de ceux qui ont perdu pour des raisons qui justifient l’estime qu’on leur doit.

(1) Pierre Grimal, Cicéron [1086], Éd. Tallendier, 2012 et 2022.
(2) Cicéron, De oratore (Les trois dialogues de l’orateur) [55 av. J.-C.], trad. Désiré Nisard, Firmin Didot Frères, 1869, pp. 173-347, disponible sur le site de la B.N.F.
(3) « Ce que sont en elles-mêmes les choses, quelle est leur manière d’être, voilà quelque chose que l’art oratoire n’a pas du tout besoin de savoir ; mais il a besoin d’avoir découvert un certain procédé de persuasion qui permet de donner à ceux qui ne savent pas l’impression qu’ils ont plus de savoir que ceux qui savent. » (Platon, “Gorgias” in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 392.)
(4) Cicéron, Les paradoxes, [47 av. J.-C.], trad. Désiré Nisard, Firmin Didot Frères, 1869, pp. 541-553, disponible sur le site de la B.N.F.