samedi 30 décembre 2023

Note d’opinion : Gérard Depardieu (suite)

À propos de Gérard Depardieu (suite)

À la fin de ma note du 28 décembre 2023, j’évoquais une lettre au président de la République publiée par Le Monde le 27 décembre 2023 et je précisais que j’approuvais l’essentiel de son contenu. Or, plus d’un ont attiré mon attention sur le fait que cette lettre n’est accessible qu’aux abonnés du journal et que, faute d’en être, ils s’interrogeaient sur ce que j’approuvais ainsi.

La lettre en question - publiée sous la forme d’une tribune - émane de membres de l’association MeTooMedia et, à l’heure où je place la présente note sur le blog, elle a recueilli plus de 5.000 signatures.

Adressée au président Macron, la charge n’est pas mince : « vous avez – par vos mots – validé la culture du viol au plus haut sommet de l’Etat. »

Je pense aussi que, par la façon dont il s’est exprimé lors de l’entretien accordé le 20 décembre dernier dans l’émission “C à vous” de France 5 (1), il a justifié - quelquefois en contredisant des actes et des propos qu’il avait antérieurement posés et tenus - l’attitude d’un homme qui reste apparemment - et quoi qu’il en dise - indifférent aux souffrances que les femmes doivent si souvent endurer en raison de comportements sexuels ou sexualisés.

Tout ce qu’il a dit, lors de cet entretien, à propos de la présomption d’innocence ne semblait guère viser la légèreté avec laquelle les médias relayent à l’occasion des opinions incriminantes, voire inculpantes, avant que l’institution judiciaire ne se soit définitivement prononcée. Il a bien plutôt donné la très nette impression qu’il l’évoquait vis-à-vis de toute conjecture visant Gérard Depardieu, en ce compris celles dont la Justice n’a pas à connaître et qui à elles seules traduisent un comportement moralement blâmable. Il ne faut pas l’oublier, la présomption d’innocence est quelquefois hâtivement évoquée pour faire naître un soupçon de mensonge vis-à-vis de celles qui ont le courage de révéler ce qu’elles auraient préféré cacher.

On peut supposer que l’impact politique des paroles prononcées publiquement par le détenteur d’une haute fonction altère à l’occasion le discernement au point de conduire à des maladresses.

C’en était une - et une énorme - que de dire en la circonstance que Depardieu « rend fière la France ». Il y avait là probablement le signe d’un souhait de contredire publiquement la ministre de la Culture, souhait qu’il aurait sans doute dû réfréner.

C’en était une autre d’affirmer péremptoirement : « Je sais une chose : la légion d’honneur est un ordre - dont je suis le grand maître -, qui n’est pas là pour faire la morale. […] Ce n’est pas un ordre moral et je n’ai pas envie que ce le soit. » Au-delà de la réalité du droit positif (2), décrédibiliser moralement une décoration en révèle la futilité.

Et c’en était encore une plus évidente que de déclarer : « Il y a une chose dans laquelle vous ne me verrez jamais : ce sont les chasses à l’homme. Je déteste ça. » L’expression consacrée “chasse à l’homme” vise évidemment tous les humains, de quelque sexe que ce soit. Mais en l’espèce, elle était vraiment malheureuse dès lors qu’il était question d’un mâle que la lettre dont je parle désigne à juste titre comme « le chasseur toujours à la recherche d’une proie facile ».

Mais la pire, celle qu’il est malaisé de lui pardonner, c’est d’avoir proclamé - sans doute sous le coup d’une inquiétude liée à ce qu’il s’était déjà permis de dire : « Je suis là aussi [sic] inattaquable sur la lutte contre les agressions faites aux femmes, les violences faites aux femmes et pour l’égalité femme/homme. Ce sont les deux grandes causes de mes deux quinquennats. » Il a présumé là de son innocence au motif des promesses faites. Il a surtout attiré l’attention sur le fait qu’il ne les avaient pas tenues.

Je crois avoir ainsi synthétisé (à ma façon) le contenu de la lettre dont j’avais parlé dans ma note du 28 décembre.

(1) On peut le revoir en cherchant sur Youtube “C à vous 20/12/23” et en choisissant la vidéo d’une durée de 1:14:41. Le cas Depardieu est évoqué de l’instant 55:44 à l’instant 1:01:33
(2) L’article R29 du Code de la légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre du Mérite énonce : « Toute proposition [en vue d'une nomination ou d’une promotion dans la Légion d'honneur] est accompagnée d'une notice exposant les motifs qui la justifient et les résultats de l'enquête faite sur l'honorabilité et la moralité du candidat […] »

jeudi 28 décembre 2023

Note d’opinion : Gérard Depardieu

À propos de Gérard Depardieu

« Ah ! Lui aussi va y aller de son commentaire à propos de Depardieu ! » J’entends déjà l’exclamation indignée de ceux qui considèrent que - décidément - ce qu’on appelle l’actualité se focalise sur les ragots. Dire du mal des gens connus, quelle revanche ! Et il y en a pour tous les goûts, car si l’on veut épargner Depardieu, il suffit de dire du mal de ceux qui en disent du mal. Et puis, quelle magnifique occasion de s’aligner : s’aligner sur les féministes jusqu’à en accepter toutes les outrances, s’aligner sur les machistes jusqu’à adhérer à leurs pires arrogances.

On peut évidemment se taire sur le sujet. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire. Mais on peut peut-être aussi y voir l’empire que le prêt-à-porter de la pensée exerce sur nous et tenter, vaille que vaille, de s’en déprendre. Curieusement, il ne me viendrait pas à l’idée de m’exprimer oralement à ce propos, fût-ce au milieu d’un conversation qui viendrait à s’en saisir, alors que me titille l’envie d’écrire ici quelques petites choses qui me démangent. On a beau dire, mais le premier attrait de l’écriture, c’est qu’elle permet de dire sans être interrompu.

Depardieu m’intéresse très peu. J’oserai même avouer qu’il n’est pas parmi les acteurs que je préfère, même s’il faut évidemment lui reconnaître une sorte d’instinct du jeu absolument prodigieux, talent qui ne me semble pourtant pas révéler nécessairement quelque génie que ce soit. Ce que l’on apprend de lui, ce que l’on dévoile ou prétend dévoiler de sa vie, cela nous dit quand même beaucoup sur les médias, sur la morale, sur la justice, sur l’art aussi.

Tiens ! Commençons par l’art.

Dans la tribune que Le Figaro a publiée le 25 décembre sous le titre N’effacez pas Gérard Depardieu et signée par 50 personnalités du monde de la culture, on trouve dès le deuxième paragraphe la phrase suivante : « Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. » Rien n’est plus faux. S’en prendre à Gérard Depardieu (l’effacer comme il est dit, c’est-à-dire appliquer la cancel culture), ce n’est pas attaquer l’art, c’est attaquer un artiste. Nombreux sont les artistes qui ont subi et à l’occasion mérité des reproches, quelquefois très graves, sinon judiciaires. L’art ne s’en est pas porté plus mal. Être artiste - qualité mal cernée et soumise à l’arbitraire de la réputation - n’exonère de rien.

Je ne prétends pas que chacun des 50 signataires ait pleinement mesuré ce que cette phrase pouvait traduire de corporatisme. Tout comme je ne prétends pas non plus que tous aient compris à quelle offensive orchestrée par les médias Bolloré ils donnaient leur concours. (1) Il y a une telle rage dans les accusations allumées par les médias que l’on imagine aisément l’envie de défendre celui que cette rage atteint. Il y a quelque chose de très ambigu dans ces enquêtes journalistiques qui prétendent révéler des choses cachées ou méconnues : souci de vérité, d’un côté, voyeurisme obscène, de l’autre ; participation à la transparence du monde social, d’un côté, activité en quête d’audience, de l’autre. Très souvent, les rouages du monde social cède bien davantage à l’intérêt qu’au souci de vérité, parfois en dissimulant celui-là derrière celui-ci.

Poursuivons avec la justice.

Entendez l’institution judiciaire, bien sûr. D’abord, il y a ce dont la justice est saisie et ce dont certains voudraient qu’elle le soit. Les violences, les agressions et les offenses sexuelles, principalement celles subies par les femmes, supposent un contexte dans lequel la plainte et la preuve sont très malaisées. Il y a là une réalité, souvent intime, qui se soumet difficilement aux impératifs légaux que l’évolution des mœurs veut plus attentifs. Laissons de côté l’accusation de viol sur laquelle l’avenir nous en apprendra peut-être. L’outrage sexiste que prévoit l’article R625-8-3 du Code pénal français a été révisé par un décret du 30 mars 2023, passant ainsi de la contravention au délit. (2) Il faut ici faire la part de ce qui devient public. Ce qui vise les gens célébrés adopte souvent une tournure qui ne touche pas la personne anonyme, et cela de plusieurs façons. Avant tout, la notoriété confère très souvent un pouvoir dont certains peuvent impunément abuser, ce qui rend encore plus malaisé de s’en plaindre. Ensuite, la mise en accusation décuple les inconvénients tant pour le coupable présumé que pour la victime présumée. Enfin, les procédures visant des gens renommés sont souvent conduites avec une célérité et une publicité qui ne sont guère accordées au commun des mortels. Tout cela, ajouté au retard endémique d’une justice débordée, fait de ce contentieux un domaine dans lequel on peut quelque peu douter de la sérénité avec laquelle sont prises les décisions judiciaires.

Venons-en à la morale.

Chaque époque a sa morale à laquelle il convient de s’adapter, même lorsque - à force de vivre longtemps - on en a connu une autre. Je suis et veux être attentif à celle d’aujourd’hui. La relativité temporelle (et territoriale) de la morale ne nous dispense pas d’être à l’écoute de celle qui prévaut ici et maintenant, parce que celle-ci représente le message collectif que la société adresse à chaque individu. On peut la discuter, en hiérarchiser les exigences, en regretter tel ou tel aspect, mais pas la réfuter au seul motif qu’elle serait en opposition avec la morale universelle et éternelle, la seule qui vaudrait. Bien sûr, la morale d’aujourd’hui n’est pas uniforme. Elle tremble sous les controverses. C’est souvent ce qui pousse les vieux à prétendre qu’ils ne comprennent plus les jeunes. Et voilà ainsi que la morale se fait politique. De quoi rit-on ? Avec qui rit-on ? Où commence la grossièreté ? Où commence l’outrage ? Peu de jeunes savent à quel point le débat d’hier était empreint de conventions bienséantes et, par conséquent, à quel point la franchise, la spontanéité, la vulgarité, la muflerie, la grivoiserie qui envahissent les médias ouvrent un champ de possibles aux outrages publics et, par voie de conséquence, aux dérapages privés. Un usage est d’abord une habitude avec laquelle la morale doit composer. Ce que l’on taisait hier publiquement, au risque d’une impunité du privé, on l’ose aujourd’hui, rendant imaginables les abus privés.

Cela dit, ce qui est privé reste appréciable en termes mesurés, même moralement. Lorsque ce qu’a dit Gérard Depardieu il y a 5 ans de cela en Corée du Nord n’est audible que de Yann Moix (parfois, ce n’est pas le cas), on voit mal ce qui mériterait de lui être reproché, même moralement. Ce n’en est pas pour autant très intelligent.

Enfin : les médias.

On parle volontiers de tribunal médiatique. On vise par là la manière dont les médias s’embarrasseraient peu de la présomption d’innocence et compromettraient imprudemment la réputation de personnes dont la preuve de la culpabilité n’a pas été jugée. Remarquons quand même que c’est l’audience qui motive toutes ces révélations et qu’il serait certainement plus opportun d’apprendre dès l’adolescence à discerner le vrai du faux, le profond du sensationnel et l’opportun du déplacé que d’incriminer des médias dont l’autonomie relative représente ce qui les distingue des médias de pays autocratiques. Couler son opinion dans ce qui se vend bien reste préférable à la soumission aveugle (3), même s’il n’en résulte ni une grande clairvoyance, ni une grande perspicacité. Je suis personnellement heureux qu’on laisse à beaucoup une possibilité de s’exprimer, comme l’on fait par exemple celles et ceux qui ont cosigné la tribune en forme de lettre au président de la République qui a été publiée par Le Monde le 27 décembre 2023, une lettre dont j’approuve l’essentiel.

La notoriété expose évidemment à des risques, comme celui d’être injustement accusé ; seuls les naïfs peuvent croire qu’elle n’apporte que des avantages.

(1) Cf. l’article de Raphaëlle Bacqué intitulé « Le cas Depardieu brouille tous les repères… jusqu’à ceux d’Emmanuel Macron » dans Le Monde le 27 décembre 2023.
(2) À noter que le comportement de Gérard Depardieu en Corée du Nord, pour autant qu’il ait été ce qu’il semble avoir été et pour autant qu’il fasse l’objet d’une procédure, ne serait passible que d’une contravention (sans parler du pays où elle aurait été commise), puisqu’il est antérieur à l’entrée en vigueur de la révision décrétale. Pourquoi pareille modification de la qualification d’une infraction a été décidée par la Première Ministre et non par le Parlement, voilà ce que quelqu’un de plus compétent que moi pourrait m’expliquer.
(3) L’emprise des puissants - économiquement et financièrement - sur les médias est très grande. Mais ces puissants-là savent que l’influence que les médias permettent d’exercer est à la mesure de l’audience qu’ils peuvent obtenir, laquelle audience réclame de suivre l’opinion autant que de la forger.

dimanche 24 décembre 2023

Note de lecture : Rosita Winkler et Déborah Gol

“Monsieur Magendavid est venu nous dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945
de Rosita Winkler et Déborah Gol


En 1944, Jean-Paul Sartre a écrit un essai intitulé Réflexions sur la question juive (1) dans lequel il développa la théorie dite de « l’être par l’autre » ; ce serait l’antisémite qui pousserait les Juifs à se juger inassimilables. Avatar d’une forme d’universalisme qui aspire à une citoyenneté sans identité, les idées de Sartre sur le sujet témoigne de son attachement à une liberté responsable qui ne trouverait à se réaliser que dans l’au-delà de la culture, dans la distance prise avec les attachements. Ce qui le conduisit à circonscrire le Juif à une inquiétude née uniquement du regard d’autrui. « … la racine de l’inquiétude juive c’est cette nécessité où est le juif de s’interroger sans cesse et finalement de prendre parti sur le personnage fantôme, inconnu et familier, insaisissable et tout proche, qui le hante et qui n’est autre que lui-même, lui-même tel qu’il est pour autrui. » (2) À l’inverse, Jacques Derrida a commis deux textes - Avouer l’impossible et Abraham, l’autre (3) - dans lesquels il se pense toujours Juif alors même qu’il l’est moins qu’aucun autre, dit-il. Ce qui est une manière - fût-elle alambiquée - d’affirmer quelque chose comme une substance juive qui transcende jusqu’à l’indifférence la plus affichée.

Les deux postures sont aujourd’hui fort courantes et se rangent préférentiellement d’un côté ou de l’autre du champ politique : l’universalisme à gauche et le particularisme (pour ne pas dire l’identitaire) à droite. Elles ne tentent pas non plus les mêmes tempéraments : le goût pour les principes généraux incline vers l’universalisme, le penchant pour la casuistique incite au particularisme. En forçant à peine le trait, on peut même y voir le paradigme de ces sempiternelles oppositions qui alimentent tantôt les débats les plus féconds, tantôt les violences les plus odieuses. C’est que, comme le dit Montaigne :
« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. […] La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. » (4)

Voilà qui fait que tantôt c’est l’universalisme qui parraine l’antisémitisme, tantôt c’est le particularisme. Avec, dans chaque circonstance, un recours à ce que j’ai appelé l’extrapolation abusive (5), laquelle peut également conduire aux assertions les plus ordinaires et les plus bénignes et aux doctrines les plus abjectes et les plus criminelles.

Lorsqu’il s’agit de rappeler - rappel plus que jamais indispensable - quel exemple extrême des atrocités commises par l’animal humain fut la Shoah, c’est sans doute une même dualité arbitraire qui conduit à hésiter entre la description objective des faits et l’évocation subjective des souffrances. Car la raison et l’émotion se disputent un même empire sur nos opinions. La raison se laisse souvent convaincre par l’émotion, laquelle puise en celle-là des occasions de s’éprouver.

J’ai lu le livre que viennent de signer Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945 (6) J’en suis à regretter (manière de dire, bien sûr) l’affection que je porte à ces deux amies, tant il m’eût plu d’expliquer tout le bien que je pense de leur livre avec l’objectivité de celui qui ne les connaît pas. Mais il me faut me résoudre à endosser ma subjectivité, ce que facilite probablement l’illusoire conviction que je reste néanmoins objectif.

Ce livre est d’abord le fruit d’un long effort de documentation. Ce qui y est raconté, c’est avant tout l’itinéraire d’une famille, celle de la mère de Jean Gol (7), la famille Karny. Les efforts consentis pour sortir de la misère, pour assurer à la famille des conditions de vie dignes, pour s’attacher à la terre d’accueil, pour donner aux enfants des chances d’épanouissement, pour vivre loin des persécutions et du joug, tout cela conduisant cette part de la famille qui a raisonnablement choisi de rentrer à Liège après l’exode à trouver le supplice le plus effroyable, voilà de quoi fut fait l’itinéraire en question. Le récit détaille ces efforts ; il note le supplice, sans plus. Le plus estimable dans tout cela, c’est le ton.

Choisir un ton, c’est choisir ce qu’on va vraiment dire. Car tout est dans le ton. C’est lui, ici, qui écarte tout ce vers quoi semblable récit aurait pu dériver. Inutile de caractériser ce quoi-là - petites ou grandes dérives -, sinon en admettant qu’il s’agit de ce qui aurait permis à certains de s’autoriser à balancer de l’une ou l’autre manière. Les faits sont rapportés dans le cadre étroit de ce qu’il a été possible d’en savoir. Les souffrances sont révélées par leurs causes tangibles. Les destins sont rattachés aux aléas, sinon à l’imprévisible monstruosité d’une idéologie scélérate. Un ton juste, donc, c’est-à-dire un ton qui émeut au-delà des mots choisis, du seul fait d’une réalité qui dépasse ce que la raison peut en dire.

Faut-il choisir entre l’universalisme et le particularisme ? Voilà bien la question que le livre de Rosita et Déborah suggère d’éviter. Puiser dans les deux, peut-être ; se passer de s’y référer, probablement. Car il ne s’agit pas de démontrer, simplement de montrer.

Je ne doute pas un seul instant que d’autres ont pu mûrir bien des réflexions différentes des miennes, alors qu’ils lisaient le récit des événements qui marquèrent la famille Karny entre 1908 et 1945. En ce qui me concerne, c’est l’urgence de ne rien y ajouter qui m’a semblé opportune. Pourquoi ? Je parlais de l’objectivité et de la subjectivité, de la raison et de l’émotion. M’est revenu alors en tête la fin de la Lettre morale 2 de Jean-Jacques Rousseau. Il y évoque la raison et, tout comme l’avait fait avant lui Montaigne (8), il en désigne les abus. Cette raison, qui n’a pas le même contour que celle de Leibniz (9), n’est utile face au destin des éprouvés de la Shoah que lorsqu’elle conforte sans circonlocution ce que le cœur nous apprend (pour parler comme Rousseau).

Voici la fin de cette lettre :
« L’art de raisonner n’est point la raison, souvent il en est l’abus. La raison est la faculté d’ordonner toutes les facultés de notre ame convenablement à la nature des choses et à leurs raports avec nous. Le raisonnement est l’art de comparer les vérités connues pour en composer d’autres vérités qu’on ignoroit et que cet art nous fait découvrir. Mais il ne nous apprend point à connaître ces vérités primitives qui servent d’élément aux autres, et quand à leur place nous mettons nos opinions, nos passions, nos préjugés, loin de nous éclairer il nous aveugle, il n’élève point l’ame, il l’énerve et corrompt le jugement qu’il devroit perfectionner.
Dans la chaine de raisonnemens qui servent à former un sistéme la même proposition reviendra cent fois avec des différences presque insensibles qui échaperont à l’esprit du philosophe. Ces différences si souvent multipliées modifieront enfin la proposition au point de la changer tout à fait sans qu’il s’en apperçoive, il dira d’une chose ce qu’il croira prouver d’une autre et ses conséquences seront autant d’erreurs. Cet inconvénient est inséparable de l’esprit de sistême qui mène seul aux grands principes et consiste à toujours généraliser. Les inventeurs généralisent autant qu’ils peuvent, cette méthode etend les découvertes, donne un air de genie et de force à ceux qui les font et parce que la nature agit toujours par des loix générales, en établissant des principes generaux à leu tour ils croyent avoir pénétré son secret. A force d’étendre et d’abstraire un petit fait, on le change ainsi en une régle universelle ; on croit remonter aux principes, on veut rassembler en un seul objet plus d’idées que l’entendement humain n’en peut comparer, et l’on affirme d’une infinité d’êtres ce qui souvent se trouve à peine vrai dans un seul. Les observateurs, moins brillants et plus froids, viennent ensuite ajoutant sans cesse exception sur exception, jusque’à ce que la proposition générale soit devenue si particulière qu’on en puisse plus rien inférer et que les distinctions et l’expérience la reduisent au seul fait dont on l’a tirée. C’est ainsi que les sistémes s’établissent et se détruisent sans rebuter les nouveaux raisonneurs d’[en] élever sur leurs ruines d’autres qui ne dureront pas plus longtems.
Tous s’égarant ainsi par diverses routes, chacun croit arriver au vrai but parce que nul n’apperçoit la trace de tous les détours qu’il a fait. Que fera donc celui qui cherche sincèrement la vérité parmi ces foules de savans qui tous prétendent l’avoir trouvée et se démentent mutuellement ? Pesera-t-il tous les sistêmes ? Feuille[tt]era-t-il tous les livres, ecoutera-t-il tous les Philosophes, comparera-t-il toutes les sectes, osera-t-il prononcer entre Epicure et Zénon, entre Aristippe et Diogène, entre Locke et Shafstburi ? Osera-t-il préférer ses lumières à celle[s] de Pascal et sa raison à celle de Descartes ? Entendez discourir en Perse un mollah, à la Chine un bonse, en Tarterie un lama, un brame aux Indes, en Angleterre un Quakre, en Hollande un rabbin, vous serez étonnée de la force de persuasion que chacun d’eux sait donner à son absurde doctrine. Combien de gens aussi sensez que vous chacun d’eux n’a-t-il pas convaincus ? Si vous daignez à peine les écouter, si vous riez de leurs vains arguments, si vous refusez de les croire, ce n’est pas la raison qui resiste en vous à leurs préjugés, c’est le vôtre.
La vie seroit dix fois écoulée avant qu’on eut discuté à fond une seule de ces opinions. Un bourgeois de Paris se moque des objections de Calvin qui effrayent un docteur de la Sorbonne. Plus on approfondit plus on trouve de sujets de doute et soit qu’on oppose raisons à raisons, autorités à autorités, suffrages à suffrages, plus on avance plus on trouve de sujets de douter ; plus on s’instruit moins on sait et l’on est tout étonné qu’au lieu d’apprendre ce qu’on ignorait on perd même la science qu’on croyait avoir.
 » (10)

Reprenant une expression chère à un ami regretté, on me dira que je me balade moi-même dans les considérations distinguées et que je succombe ainsi à ce que je dénonce. Peut-être. J’ai entendu dans le livre de Rosita et Déborah tant de choses que je n’y ai pas lues qu’il m’a paru utile - face à l’humilité du récit - d’expliquer jusqu’où il m’a entraîné quant aux ressorts de la compréhension des choses. Et l’utilité dont je parle ainsi, c’est celle qui détourne des raisonnements touffus, bien ou mal orientés (11), auxquels la Shoah donne souvent lieu. Une documentation rigoureuse suffit pour que les faits parlent d’eux-mêmes.

(1) Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive [1946], Gallimard, 1954. Le titre a été inspiré par ce texte de Karl Marx intitulé Sur la question juive, œuvre très controversée en raison de la façon dont on qualifie des propos qu’on y trouve, à savoir ceux-ci : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. » (La Fabrique, 2006, p. 12).
(2) Jean-Paul Sartre, Op. cit., p. 95.
(3) Avouer l’impossible a été publié dans Comment vivre ensemble (Albin Michel, 2001), fruit du 37e Colloque des intellectuels juifs de langue française. Abraham, l’autre figure dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida (Galilée, 2003). Les deux textes ont été rassemblés dans Le dernier des Juifs (Galilée, 2014), livre que je n’ai pas lu. J’admets l’audace qu’il y a à interpréter l’opinion de Derrida tel que je le fais. Voici les quelques propos mis en avant pour la promotion du Dernier des Juifs : « … quand je joue sans jouer, dans un carnet de 1976 cité dans “Circonfession”, à me surnommer “le dernier des Juifs”, je me présente à la fois comme le moins juif, le Juif le plus indigne, le dernier à mériter le titre de Juif authentique, et en même temps, à cause de cela, en raison d’une force de rupture déracinante et universalisante avec le lieu, avec le local, le familial, le communautaire, le national, etc., celui qui joue à jouer le rôle du plus juif de tous, le dernier et donc le seul survivant destiné à assumer l’héritage des générations, à sauver la réponse ou la responsabilité devant l’assignation, ou devant l’élection, toujours au risque de se prendre pour un autre, ce qui appartient à l’essence de l’élection ; comme si le moins pouvait le plus… » (cf. http://editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3433) ; rien là qui puisse m’incliner à me départir de l’avis que j’ai formulé sur Derrida dans ma note du 21 juillet 2013.
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1072-1073.
(5) Cf. ma note du 11 janvier 2021.
(6) Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945, Les Territoires de la Mémoire, Liège, 2023.
(7) Pour qui ne connaîtrait pas Jean Gol, je renvoie à l’article que lui consacre Wikipédia.
(8) Cf. ma note du 30 janvier 2018.
(9) Cf. ma note du 6 novembre 2023.
(10) Jean-Jacques Rousseau, “Lettre morale 2” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, pp. 1090-1091. Comme les 5 autres, cette lettre fut envoyée à Sophie d'Houdetot fin 1757.
(11) Les derniers en date sont de la bouche de membres du Gouvernement israélien et établissent des parallèles déshonnêtes en vue de justifier des violences aveugles envers les habitants de Gaza.

jeudi 7 décembre 2023

Note d’opinion : l’information

À propos de l’information

En 1948, Claude Shannon, ingénieur américain (1916-2001), a publié un article (1) qui constituera le fondement de ce qu’on appelle la théorie de l’information. Il y était notamment question des moyens permettant de faire passer un message de sa source jusqu’à un récepteur à moindre frais. (2) Trois quart de siècle plus tard, je m’interroge sur les moyens grâce auxquels je pourrais me mettre à l’abri de l’information. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, un progrès ne s’est-il pas retourné contre ses bénéficiaires ?

J’entends de plus en plus souvent des gens dire qu’ils renoncent à s’informer, entendez qu’ils n’écoutent plus les journaux parlés et télédiffusés et qu’il ne lisent plus la presse. Ils ne négligeaient pas de le faire ; ils ont volontairement dételé. Évidemment, reste posée la question de savoir s’ils ne reçoivent pas des nouvelles par d’autres canaux auxquels ils n’accordent pas toujours le rang de source d’informations.

Tout cela revient à se demander de quoi nous sommes faits. Car sommes-nous autre chose que ce qui forge notre esprit, c’est-à-dire ce qui s’y insinue de l’extérieur depuis notre naissance ? Si nous choisissons - si nous croyons choisir, bien sûr - de barrer certaines informations, il y va d’une inclination qui n’est pas neuve. Volens nolens, nous avons toujours filtré ce que notre esprit accueille. Nous pouvons le faire en bien des circonstances, souvent peu conscientes, mais nous pouvons aussi le faire de façon très délibérée, très réfléchie. Le renoncement aux journaux constitue souvent une démarche qui coûte, ne serait-ce qu’en raison d’une sorte de devoir qui enjoint au citoyen d’un état démocratique de s’enquérir de ce qui justifiera son vote un jour ou l’autre.

Qu’est-ce qui explique ce type de renoncement ? Peut-être est-ce le dégoût des mauvaises nouvelles ; peut-être aussi l’effroi devant la confusion généralisée ; la crainte enfin d’un effondrement d’on ne sait trop quoi. À quoi aspirent ainsi ceux que l’information courante décourage ? À des raisons d’espérer, parfois ; à des éclaircissements au vrai sens du mot, quelqu’autres fois ; et souvent à des projets réparateurs.

Craignant autant l’anagogie que l’utopie, j’aspire aux éclaircissements. Le mot renvoie aux Lumières, bien sûr, c’est-à-dire à un effort qu’ont consenti des auteurs du XVIIIe siècle pour orienter l’intelligence vers une compréhension approfondie du monde. Cet effort réclame de prendre le temps, à l’abri des sollicitations désordonnées dont l’information quotidienne nous bombarde aujourd’hui. Cela signifie bel et bien que l’absence des moyens techniques par le canal desquels l’information circule à présent a en quelque sorte constitué une des conditions de l’émergence de la pensée des Lumières. Voilà qui pousse à admettre que c’est un contexte objectif qui conduit au dégoût, à l’effroi et à la crainte, nous détournant d’une disposition à la rationalité qui réclame des méthodes, des ressources et une logique faites de retrait, de calme, de circonspection et surtout d’un indéfectible penchant pour la vérité.

Le 22 octobre 2022, lors d’une des Rencontres du Figaro consacrée au livre de Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne (3), Alain Finkielkraut, évoquant le péché originel, a reproché à Rousseau de lui avoir substitué le crime originel, à savoir la propriété et l’inégalité. (4) Il faisait ainsi écho, d’une certaine manière, à la doctrine qu’exposèrent Theodor Adorno et Max Horckheimer lorsqu’ils tentèrent d’établir un lien entre les Lumières et le totalitarisme (5). Je ne puis me défendre de l’impression que Finkielkraut ne peut reprendre de pareilles idées que parce qu’il se laisse pénétrer par les courants implicites que l’information ininterrompue charrie. La rage de trouver un coupable, de justifier les différences, de soupçonner des tyrannies cachées, voilà ce qui semble l’animer une fois de plus. Le crime originel, c’est là une conception à ce point radicale de la pensée de Rousseau, à ce point réductrice, à ce point piteuse, qu’elle amplifie la confusion. Non qu’il ne soit des idées de Rousseau que l’on puisse contester, mais parce que son œuvre est complexe, profuse, nuancée. Peut-on vraiment supposer qu’il envisageait « l’élimination des méchants » sans autre discernement que l’obéissance à la volonté générale ? (6)

Je m’en voudrais de paraître prendre la défense de Rousseau, dès lors que j’ai déjà dit combien je l’admire. Simplement - peut-être de manière un peu malicieuse -, je me contenterai de livrer un tout petit passage de son œuvre dans lequel il souhaite que soient lus ceux auxquels on refuse qu’ils s’expriment :
« Conoissez-vous beaucoup de Chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le Judaïsme allègue contre eux ? Si quelques uns en ont vû quelque chose c’est dans les livres des Chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osoit publier parmi nous des livres où l’on favoriseroit ouvertement le Judaïsme nous punirions l’Auteur, l’Éditeur, le Libraire. Cette police est commode et sure pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler. » (7)
Il y a aussi quelquefois plaisir à réfuter des gens qui ne peuvent plus parler.

Chaque question peut s’aborder par une recherche permettant de mieux saisir ce que le passé révèle vraiment de lui-même et en quoi il éclaire la pertinence et les enjeux de cette question, ce qui ne peut que conduire à la nuance, à la relativisation, souvent à l’apaisement. Cela réclame effectivement du temps, mais n’exige pas de se couper de l’information immédiate. Renoncer à l’information continue - ce que certaines chaînes de télévision veulent précisément nous infliger - est le symptôme d’une aspiration à une autre forme de réflexion. Peut-être celle que j’évoque, sans oser la suggérer.

(1) Claude E. Shannon, A Mathematical Theory of Communication, in Bell System Technical Journal, vol. 27, no 4, octobre 1948, p. 623-666. Le texte original de cet article peut être téléchargé ici.
(2) J’ai un peu honte de réduire cet article à ce qu’il ne dit pas explicitement. La théorie de l’information s’attaque à des questions mathématiques et physiques (probabilités, cybernétique, logique booléenne, etc.) d’un grand intérêt scientifique. Elle prétend même dire quelque chose à propos des contenus de l’information, notamment lorsqu’elle en vient à poser des paradoxes du genre de celui-ci : plus une information est incertaine, plus elle est intéressante ; tandis qu'un événement certain, dans un certain sens, ne contient aucune information.
(3) Grasset, 2022. Je n’ai pas lu ce livre.
(4) Une bonne partie de ce débat est actuellement accessible sur Youtube où fut ajouté le titre suivant : Le wokisme est-il une religion de substitution ? Les propos dont je parle ont été prononcés entre 10 minutes et 13 minutes 45’ après le commencement, mais ce n’est pas perdre son temps que d’écouter les 27 minutes 40’ proposées.
(5) Cf. La dialectique de la raison [1944], trad. par Elaine Kaufholz, Gallimard, 1974. C’est bien sûr Kant qu’Adorno et Horckheimer visaient.
(6) Il est vrai que Rousseau a approuvé la peine de mort. Il est également vrai qu’il a même écrit : « Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. » (“Du contrat social” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 376). Cela en fait-il l’inspirateur des purges staliniennes ? On peut ne pas être d’accord avec lui sans aller jusque-là.
(7) Jean-Jacques Rousseau, “Émile ou de l’éducation” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 620.

samedi 25 novembre 2023

Nota di lettura : Alessandro Manzoni

I promessi sposi
di Alessandro Manzoni
(*)

Il romanzo di Alessandro Manzoni, I promessi sposi (1), è un capolavoro assoluto. Questa è almeno l'opinione della maggior parte dei critici che ne hanno parlato. Cos'è un capolavoro assoluto ? Perché merita il romanzo di Manzoni di essere descritto in questo modo ? É quello che vorrei districare un po’.

Prima di tutto devo raccontare ciò a cui ho assistito di recente. A un gruppo di persone - una ventina, accomunate dall'amore per l'Italia e la lingua italiana e molti di loro abituati a leggere romanzi - è stato chiesto chi tra loro avesse letto il romanzo di Manzoni. Nessuno di loro lo aveva fatto. E una di loro si è giustificata dicendo che ci aveva provato, ma aveva rinunciato perché aveva trovato il libro noioso.

Un capolavoro assoluto da un lato, un libro noioso dall'altro. Mi sembra che questa sia una caratteristica dei nostri tempi, e un segno dell'evoluzione che sta interessando tutti gli aspetti della vita sociale. La questione è che cosa provoca la noia. Varia da un'epoca all'altra, da un ambiente all'altro, da una persona all'altra. Ma, nel complesso, rivela qualcosa di molto importante sul futuro del mondo sociale e sulla sua capacità di dominare le sfide che deve affrontare. Credo che il romanzo di Manzoni offra l'opportunità di riflettere su questo.

Dunque, la mia presentazione si articola in tre parti, in tre domande :
- innanzitutto, chi era Alessandro Manzoni ?
- in secondo luogo, cosa troviamo nel suo romanzo ?
- e in terzo luogo, se mi è consentito, cosa significa oggi la noia e, allo stesso modo, qual è il significato dell'incapacità dei giovani di rimanere concentrati su un singolo argomento per tutto il tempo necessario ?

Chi era Manzoni ?

Per cominciare, la sua stessa vita. E poi, il suo modo di essere romanziere.

Per quanto riguarda la sua vita, sarò molto breve. La vita di Alessandro Manzoni merita senza dubbio di essere approfondita, anche perché contiene la chiave del suo romanzo. Ma non ne so molto e non sono ancora in grado di stabilire i legami rilevanti tra la vita dell'autore e la sua opera. Mi limiterò quindi ad alcuni fatti che lo collocano temporalmente e intellettualmente.

Nacque a Milano nel 1785 da una famiglia benestante. Suo padre, l'anziano conte Pietro Manzoni, era probabilmente solo il marito della madre. Il suo vero padre sarebbe stato Giovanni Verri, un letterato. L'ambiente in cui crebbe lo portò a definirsi liberale e anticlericale. Liberale nel senso che la parola aveva all'epoca, cioè favorevole al progresso, alle nuove idee e alla scienza.

I suoi genitori si separarono nel 1792 - aveva 8 anni - e lui fu affidato al padre, che perse interesse per lui ma lo affidò a eccellenti istituzioni educative.

Nel 1805 raggiunse la madre a Parigi. Vi rimase per 5 anni, incontrando poeti, drammaturghi e scrittori francesi. Frequentava regolarmente il salotto di Sophie de Grouchy, la marchesa di Condorcet, vedova di Nicolas de Condorcet. L'influenza francese avrà un impatto decisivo sulla sua concezione della poesia e della letteratura.

Il suo soggiorno a Parigi ebbe altre due conseguenze. Innanzitutto, nel 1808 sposò la figlia di un banchiere calvinista ginevrino, Henriette Blondel. Poi, due anni dopo, accadde qualcosa di ancora più decisivo. Era tra la folla che acclamava Napoleone e Maria Luisa quando un razzo esplose, scatenando il panico. Credendo di aver perso la moglie, si rifugiò nella chiesa di San Rocco. Lì la ritrovò e credette che questa coincidenza fosse una manifestazione di Dio, cosa che lo portò a convertirsi al cattolicesimo.

Tornato a Milano nel 1810, si dedica alla scrittura. Nel 1821 viene pubblicata una prima stesura de I promessi sposi con il titolo Fermo e Lucia. I volumi che compongono la prima versione completa de I promessi sposi furono pubblicati tra il 1825 e il 1827, e l'ultima versione rielaborata - soprattutto per adottare una scrittura italiana sorvegliata - nel 1840.

Nello stesso anno muore Henriette Blondel. In seguito sposò Teresa Stampa-Borri, che fu un'importante iniziatrice del culto manzoniano. Morì a sua volta nel 1861.

Nel 1862 fu nominato senatore del Regno e Presidente della Commissione per l'unificazione della lingua ; nel 1870 accettò la cittadinanza romana in segno di sostegno alla politica nazionale.

Morì il 22 maggio 1873, seppellito con un solenne funerale. L'anno successivo, nel primo anniversario della morte, Verdi gli dedicò la sua messa da requiem, che diresse personalmente al mattino nella Chiesa di San Marco e alla sera al Teatro alla Scala.

Cosa possiamo dire del suo stile come romanziere ?

Manzoni scrisse poesie e opere teatrali, oltre a saggi filosofici, libri di storia e trattati di linguistica. Ha scritto un solo romanzo.

Che cos'è un romanzo ? Il romanzo è un genere letterario che ha una storia. I romanzi iniziarono a essere scritti già nel XIImo secolo. Ma gli storici della letteratura ritengono generalmente che il periodo più interessante per il romanzo sia quello che va dall'inizio del Ottocento all'inizio del Novecento, che chiamano il periodo del romanzo moderno. Come inizi e come finisca il romanzo moderno sono questioni che hanno dato luogo a molti dibattiti e che non affronterò oggi.

Una delle caratteristiche principali del romanzo moderno è il posto che occupa per il romanzo storico. Pensiamo subito a Walter Scott, naturalmente, che è stato una sorta di iniziatore e ha avuto un'enorme influenza su Manzoni. Ma i Francesi non sono da meno : Balzac, ad esempio, il cui primo romanzo della “Comédie humaine”, Les Chouans, pubblicato nel 1829, segna l'inizio di un'opera dedicata alla descrizione di un mondo in cui dominano il denaro, il vizio e il male. Non è questo che il romanzo di Manzoni vuole illustrare. I promessi sposi appaiono molto diversi, se non altro perché Balzac ha pubblicato 93 romanzi per dire quello che aveva da dire, mentre Manzoni lo ha fatto con un solo romanzo - ma quale !

Manzoni occupa un posto piuttosto particolare nella storia del romanzo moderno. Sebbene sia stato subito ammirato, ad esempio da Goethe e Stendhal, e abbia ottenuto il successo che è uno dei tratti distintivi del romanzo moderno, ha scritto un'opera che si distingue da tutti gli altri scrittori che hanno costituito questo movimento letterario, almeno fino a Proust.

Cosa troviamo nel romanzo di Alessandro Manzoni ?

La storia si svolge nel Ducato di Milano e nella Serenissima Repubblica di Venezia tra il 1628 e il 1630. Dopo aver sofferto sotto i francesi in quelle che oggi sono conosciute come Guerre d'Italia, il Ducato è soggetto alla Spagna da l’imperatore Carlo V d’Asburgo. Venezia rimane indipendente, ancora forte del suo impero in Oriente, dove ha vinto la battaglia di Lepanto con l'aiuto della Spagna nel 1571. Ma non è di queste questioni internazionali che Manzoni ci parlerà. Si tratta delle prove e delle tribolazioni di due giovani - Renzo e Lucia - che hanno deciso di sposarsi. Vengono dallo stesso paesino sulle colline sopra Lecco, la cui principale fonte di reddito è la viticoltura e la produzione di seta. Sono poveri e vulnerabili, ma ricchi dei sentimenti cristiani che guidano il loro comportamento.

Le prime pagine del romanzo sono famose. Mostrano un prete pusillanime, don Abbondio, che si arrampica su un sentiero che porta al paesino. Proprio quel giorno deve celebrare il matrimonio di Renzo Tramaglino e Lucia Mondella. Ma due sgherri al soldo di un nobile spagnolo, don Rodrigo, che brama la giovane Lucia, lo ostacolano. E questi due sgherri - “bravi” come si diceva a quei tempi - chiedono minacciosamente che il matrimonio non abbia luogo. Il povero don Abbondio, già spaventato dalla sua cameriera Perpetua, sta per cedere sotto minaccia.

Di conseguenza, non solo il matrimonio non avrà luogo, ma gli sposi dovranno prendere strade diverse, in fuga dai bravi di don Rodrigo. Il resto del romanzo racconta le epiche avventure che ognuno di loro affronta prima di ricongiungersi.

Ne I promessi sposi, ci sono tre tipi di personaggi. Innanzitutto, ci sono i personaggi di fantasia. Non sono molti : Renzo, Lucia, la madre di Lucia, don Rodrigo e alcuni personaggi molto secondari. Poi ci sono i personaggi realmente esistiti, ai quali Manzoni conferisce un contegno, azioni e sentimenti immaginari. Infine, ci sono i personaggi storicamente accertati, il cui ruolo non va oltre quanto la ricerca storica ha potuto accertare. Per certi versi, il secondo tipo di personaggi è il più interessante, perché dimostra lo sforzo di stabilire un legame tra finzione e realtà. Due esempi : in primo luogo, il noto personaggio che Manzoni chiama l’Innominato, che abbiamo appreso essere ispirato a Bernardino Visconti, un bandito che fu indotto a pentirsi e a convertirsi alle virtù cristiane ; in secondo luogo, il cardinale Federico Borromeo, nipote di san Carlo Borromeo, arcivescovo di Milano, noto soprattutto per aver scritto un libro che racconta la peste che colpì Milano nel 1630.

Finzione e realtà : questa è la miscela che, a mio avviso, distingue Alessandro Manzoni dagli altri scrittori di narrativa storica. È stato spesso detto che, tra tutte le influenze che lo hanno ispirato, Cervantes e Rousseau sono tra le più importanti. Ma nell'opera di Rousseau, e più in particolare nel cosiddetto manoscritto Favre, lo scritto preparatorio dell’Emile, c'è molto che alimenta la questione di come la finzione possa aiutarci ad avvicinarci alla realtà. In questo caso, si tratta di capire come l'invenzione del personaggio di Émile faciliti la comprensione della portata filosofica del libro. È lecito porsi la stessa domanda sulla portata del romanzo manzoniano, misurata dalle avventure di Renzo e Lucia.

Mi sembra che ci siano due tipi di testo ne I promessi sposi. Da un lato, c'è la narrazione vera e propria, cioè tutto ciò che riguarda le avventure di Renzo, di Lucia, dell'Innominato o anche di Padre Cristoforo, un personaggio che non è poi così secondario. E dall'altra parte, ci sono le grandi descrizioni degli eventi che segnarono Milano tra il 1628 e il 1630 : la carestia, i tumulti, le revolte che ne seguirono e poi la peste.

È a questo punto che va chiarito un aspetto estremamente importante. Prima di scrivere il romanzo, Manzoni ha svolto un'approfondita ricerca storica per conoscere il più possibile gli anni in questione. Ha letto tutti i documenti disponibili dell'epoca e si è documentato a lungo su come si viveva a Milano, Monza, Bergamo e persino a Lecco. Di conseguenza, il romanzo ha una verosimiglianza storica che non si trova in altri romanzi storici dell’Ottocento ; si pensi, ad esempio, ai romanzi francesi di Victor Hugo, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert o Emile Zola. In un interessante saggio pubblicato nel 1983 sulla rivista Alfabeta e intitolato Postille al Nome della rosa, Umberto Eco spiega il posto occupato dalla storia nel suo proprio romanzo Il nome della rosa e la precisione che ha dovuto rispettare, sia per quanto riguarda il contesto generale della storia sia per la verosimiglianza dei personaggi. In questa occasione, egli cita il romanzo di Manzoni e scrive quanto segue : « [...] tutto quello che Renzo, Lucia o Fra Cristoforo fanno poteva essere realizzato solo nella Lombardia del Seicento [...] anche se sono inventati. Dicono di più, e con una chiarezza senza pari, sull'Italia di allora, dei classici libri di storia. » (2)
Nel suo romanzo, Manzoni non nasconde di aver consultato molti scritti dell'epoca. Immagina persino che tutto ciò che riguarda i personaggi, che sospettiamo essere inventati, sia stato trovato in un documento anonimo, di cui non può rivelare la fonte esatta.

Resta il fatto che, nel romanzo, sono i passaggi che descrivono la carestia, le rivolte e la peste quelli più istruttivi dal punto di vista storico. E sono questi passaggi che purtroppo sono considerati noiosi.

(Se ne avessimo il tempo, la lettura di 2 o 3 estratti mostrerebbe facilmente l'interesse delle considerazioni fatte).

Se ne avessi avuto la possibilità, mi sarebbe piaciuto mostrare come, in tutta la loro accuratezza, i personaggi inventati siano quelli che incarnano l'interesse ideologico di Manzoni per una forma di cattolicesimo molto evangelico - lontano, senza dubbio a ragione, dal cattolicesimo della Controriforma che mobilitava gli ambienti colti del primo Seicento - e, dall'altro, i racconti della carestia, delle rivolte e della peste sono intrisi di uno straordinario realismo che, in un certo senso, smentisce la speranza e la carità di Renzo e Lucia.

Devo confessare che la grande preoccupazione per la noia che i giovani di oggi provano nei confronti delle opere classiche mi distrae dalle questioni intellettualmente più interessanti che un romanzo come quello di Manzoni solleva. Questa noia è il segno di una svolta che potrebbe travolgere l'umanesimo e i valori democratici che ne derivano.

Questo mi porta alla terza parte : la noia e l'intrattenimento oggi.

Qui, sto esponendo alcune opinioni discutibili, ovviamente, ancor più discutibili di quelle che ho espresso su Manzoni e il suo romanzo.

Oggi, per la maggior parte dei giovani, la cosiddetta cultura generale è molto spesso noiosa. Perché ? Non è escluso che questa incapacità di rimanere concentrati su un unico argomento sia una delle conseguenze dello sviluppo delle tecnologie della comunicazione : radio, telefono, cinema, televisione, Internet, ecc. che accorciano e abbreviano i contatti, saturano la mente di informazioni e le disperdono al punto da rendere imperativo il continuo bisogno di saltare da un argomento all'altro, distraendo costantemente l'attenzione impedendole di perseverare su un determinato argomento. Quando abbiamo integrato la parola parlata con la scrittura - circa tremila anni fa - abbiamo decuplicato le possibilità di riflessione, poiché ci siamo dotati di una memoria parallela in grado di conservare le nostre idee e quindi di ritornarvi facilmente. Quando abbiamo moltiplicato all'infinito le immagini, abbiamo ristretto queste possibilità, fino a confinare la scrittura agli usi meno favorevoli alla riflessione. I giovani - questa è un'osservazione statistica, ovviamente con molte eccezioni - tendono a filtrare i loro interessi in base alla quantità di tempo che richiedono. Questo non perché le generazioni precedenti fossero più intelligenti, più serie o più conservatrici. È perché ognuna di queste generazioni era immersa in uno stato culturale diverso, che le portava ad annoiarsi con cose diverse. Alcune di queste cose non hanno più valore di altre ; si distinguono per l'eco che danno alle differenze.

Mi spiego meglio.

È vero che la cultura generale è stata per lungo tempo prerogativa delle classi più ricche. È vero che spesso è stata uno strumento di dominio, disprezzo e distinzione. È anche vero che è stato un elemento di discriminazione all'interno del sistema scolastico. Ma tutto questo non toglie nulla alla sua virtù cardinale, che è quella di rendere percepibile la continuità evolutiva che ci rende ciò che siamo. L'ignoranza della cultura generale - e l'ignoranza di questa ignoranza - porta molte persone a vivere il presente come una ripetizione di un modo di essere eterno, che probabilmente rappresenta una perdita di lucidità di cui il caos del mondo di oggi è testimone.

Si pensava che, eliminando da 50 anni la cultura generale da ciò che doveva essere acquisito a scuola, avremmo equiparato le possibilità di successo. Ora dobbiamo riconoscere che siamo effettivamente riusciti a eliminare la cultura generale dalla scuola, ma non siamo riusciti a equiparare le possibilità di successo.

Lasciamo da parte quelle persone spregevoli che usano la cultura generale - o qualsiasi cosa le assomigli - per rendersi interessanti, per sembrare superiori, per mettersi in mostra. Per gli altri, la cultura generale è un potente mezzo per capire cosa ha fatto di noi il passato, e quindi per capire chi siamo, come si sono evoluti i nostri modi di pensare, quanto sono relative le nostre certezze, quanto sono fragili le nostre abitudini, quanto sono effimere le nostre convinzioni. La cultura generale è uno strumento molto efficace per mettere le cose in prospettiva, per capire fino a che punto il tempo ha creato differenze, diversi modi di pensare, diversi modi di vivere e persino diversi modi di morire. Eppure la storia del progresso umano - per quanto precaria e fugace - non è altro che una lenta marcia verso la relativizzazione, verso la messa in prospettiva, verso una conoscenza che si sa essere approssimativa, imprecisa e suscettibile di revisione.

Un popolo tagliato fuori dalla cultura generale è un popolo che chiude gli occhi sul proprio passato, che si riconcilia con la scienza infusa, che ignora le domande che portano alla lucidità, che lascia che sia il caso a guidare la società. Guardare al passato non significa necessariamente essere conservatori, non significa necessariamente voler perpetuare le idee, i poteri e la ricchezza di un tempo. Soprattutto, può essere un'opportunità per immaginare cambiamenti in linea con una giusta misura di ciò da cui siamo venuti.

Leggere il romanzo di Manzoni è darsi un'occasione, tra le mille altre, per capire cosa ci separa dal passato, per capire cosa in questo caso ci separa almeno in parte dall'Ottocento, per capire almeno in parte cosa potremmo pensare del Seicento nell'Ottocento. E questa comprensione si trova in quei passaggi del romanzo che sono ritenuti noiosi, quei passaggi che contengono il prodotto di una ricerca storica ricca di nuovi metodi per l’epoca, quei passaggi che riducono a ben poco la carica ideologica contenuta nel racconto delle avventure di Renzo e Lucia. È vero che la lettura integrale richiede pazienza e perseveranza. Ma è in questo modo che si può arricchire una conoscenza diffusa, composita, incerta, dalla quale si può sperare di trarre giudizi meno bruschi, meno definitivi, meno soggettivi. Il passato fa parte di noi, che ci piaccia o no, che lo sappiamo o no. Se la cultura generale ci dicesse solo questo, varrebbe già la pena di mantenerlo. E Manzoni (e tanti altri) andrebbero letti.

Ovviamente, nessuno ha il potere di dire cosa è essenziale e cosa no. Ciò che io considero inessenziale è essenziale per altri, e hanno tutto il diritto di pensarlo. Vorrei semplicemente che tutti fossero in grado di spiegare perché ciò che considerano essenziale è tale. Personalmente, è cosa sto cercando di fare. Ma è vero che sono anche il prodotto della mia storia e che ho nostalgia di ieri, quando potevo credere che le cose sarebbero andate meglio domani.

(*) Questa nota è stata scritta in vista di una breve presentazione a una tavola di conversazione italiana organizzata a Liegi dall'associazione Mimosa.
(1) Alessandro Manzoni, I promessi sposi [1840], I Minimammut, Newton Compton editori, 21ma edizione, 2021. Questo romanzo è stato tradotto in francese (Manzoni, Les Fiancés, Gallimard, trad. da Yves Branca, Folio, 1995).
(2) Non avendo Alfabeta, mi sono permesso di ritradurre queste parole in italiano dalla versione francese : Umberto Eco, Apostille au "Nom de la Rose », trad. di Myriam Bouhazer, Grasset, 1985.

lundi 6 novembre 2023

Note de lecture : Michael Kempe

Sept jours dans la vie de Leibniz
de Michael Kempe


L’histoire de la philosophie présente un intérêt qui, d’une certaine manière, dépasse la philosophie. C’est que l’évolution de la philosophie témoigne d’une interaction avec ce qui n’est pas philosophique, sans qu’il soit vraiment possible de déterminer dans quel sens l’influence est la plus grande. Chaque époque a la philosophie que sa culture propre appelle et chaque culture propre se forge notamment au gré de sa philosophie.

En se penchant sur le cas de Gottfried Wilhelm Leibniz, on ne peut sans doute donner meilleur exemple de cette interdépendance. Car ce philosophe est resté obnubilé par deux questions dont la rencontre a cessé aujourd’hui de mobiliser la philosophie : Dieu et la raison. Je ne peux mieux définir cette collision que ne l’a fait Jacques Brunschwig dans l’introduction qu’il a rédigée aux Essais de théodicée (1) :
« Quand on voit, dans nos procès humains, un accusé confier le soin de sa défense à un avocat particulièrement célèbre, on se prend parfois à penser : faut-il que son affaire soit mauvaise ! À ce compte, l’affaire de Dieu, si l’on ose dire, ne serait pas loin d’être désespérée. Quelques hommes en effet, parmi les plus intelligents et les plus profonds qui aient jamais paru, païens, juifs, catholiques, protestants, ont dépensé des trésors d’énergie et de science à se faire ses défenseurs. Quels soins n’ont-ils pas mis à le laver de toute responsabilité dans le scandale du mal ! S’il est vrai, selon une expression de Kant, que la raison n’a cessé de soulever des accusations contre la sagesse suprême, en s’appuyant sur tout ce qui, dans le monde, contredit au bien, il n’est pas moins vrai que c’est encore la raison qui, au risque de se diviser contre elle-même, s’est constamment employée à justifier Dieu de ces mêmes accusations. » (2)

Ce n’est certes pas la première plaidoirie en faveur de Dieu qui prétend se fonder sur la raison. Saint Anselme et Descartes, pour n’évoquer que les plus célèbres, en ont fait dépendre son existence. Mais le procédé avait ceci de gênant - c’est du moins ce qu’en pensait Leibniz - que l’argument utilisé, la preuve ontologique, était tiré de sa définition, ce qui correspondait en quelque sorte à une rationalité qui se mordait la queue. À l’aube du XVIIIe siècle, il s’agissait d’accorder à la raison davantage de latitude, quitte à ne s’attaquer qu’aux attributs de Dieu, la question de son existence restant somme toute subordonnée à la rationalité de ses buts et de ses moyens.

Évidemment, lorsqu’on parle de la raison, il est indispensable de savoir de quoi on parle. Aujourd’hui, on s’accorde généralement à définir la raison comme la faculté permettant de discerner le vrai du faux et le bien du mal. (3) Mais c’est là une définition qui ne dit rien des moyens mis en œuvre pour obtenir ce résultat, alors même que les plus déraisonnables ne craignent jamais d’affirmer qu’ils détiennent la vérité et agissent pour le bien. Tout le monde pense avoir raison quand bien même les opinions proférées seraient contradictoires.

De quoi parle Leibniz lorsqu’il évoque la raison. Il l’a défini comme « l’enchaînement des vérités », ajoutant ceci :
« La raison, consistant dans l’enchaînement des vérités, a droit de lier encore celles que l’expérience lui a fournies, pour en tirer des conclusions mixtes ; mais la raison pure et nue, distinguée de l’expérience, n’a affaire qu’à des vérités indépendantes des sens. » (4)
C’est ce qui le conduira à opposer les vérités éternelles aux vérités positives, puis à les qualifier de a priori et a posteriori, appellations que Kant fera siennes.

Lorsque Leibniz parle de Dieu - ce qu’il fait fréquemment -, il distingue volontiers ce que serait un raisonnement de Dieu comparé à celui auquel l’homme peut accéder. Il l’avait fait à propos des points de vue, imaginant le géométral de toutes les perspectives spécifique à Dieu (5). Il l’a fait aussi à propos de la raison :
« Il est vrai que Dieu ne raisonne pas à proprement parler, en employant du temps, comme nous, pour passer d’une vérité à l’autre : mais comme il comprend tout à la fois toutes les vérités et toutes leurs liaisons, il connaît toutes les conséquences, et il renferme éminemment en lui tous les raisonnements que nous pouvons faire, et c’est pour cela même que sa sagesse est parfaite. » (6)
Ce sont là des manières de raisonner qui sont liées à une époque, d’autant que les croyants d’aujourd’hui y sont probablement assez peu sensibles. Pour moi qui préfère me passer de l’hypothèse de Dieu, elles restent pourtant très intéressantes, ne serait-ce que parce qu’elles cernent les limites de l’esprit humain d’une façon qui demeure profitable à quiconque.

Il convient bien sûr de s’arrêter un instant sur ces vérités dont l’enchaînement correspondrait à l’usage de la raison. Car il y a bien sûr présomption de vérité, ce qui rend tout raisonnement incertain. Moins que toute affirmation qui ferait fi de la raison ? Peut-être pas, puisqu’on s’applique à ce que ce que l’on croit vrai ait des chances de l’être. C’est généralement le mieux qu’on peut faire. Du moins est-ce là ce que l’on est aujourd’hui conduit à penser. Car pour Leibniz, la présomption de vérité - du moins à l’égard des vérités éternelles - était sans doute bien plus forte. Il pouvait supposer que les sens trompent souvent ; mais l’a priori se révélait de manière autrement impérieuse. Il bénéficiait de la force de ce que Descartes avait appelé l’évidence (7).

L’enchaînement des vérités présente, selon moi, une autre faiblesse. Lorsque Jacques Brunschwig évoquait cette situation où la raison courait le risque « de se diviser contre elle-même » parce qu’elle participait à justifier deux idées contradictoires, il mettait en fait le doigt sur la prémisse de l’enchaînement, laquelle ne dérive pas d’une vérité antérieure. Si l’on peut admettre que les différentes vérités - j’aimerais mieux dire les différentes propositions - qui se succèdent au fil de leur enchaînement se confortent l’une après l’autre, la première n’a aucun précédent. Elle constitue l’affirmation hasardée que la suite entend valider. Il est donc possible de raisonner au départ d’une idée fausse aussi bien qu’au départ d’une idée vraie. Reste bien sûr que l’irrationalité - dont on pourrait dire qu’elle consiste à s’en tenir à une prémisse ou à enchaîner (disons plutôt inventorier) des prémisses indépendantes les unes des autres - augmente très considérablement le risque de prendre du faux pour du vrai. La raison demeure le meilleur recours contre l’erreur, même si la croire infaillible serait une erreur de plus.

En fait, je suis porté à croire que tout l’intérêt de l’œuvre de Leibniz réside dans ce qui nous semble malaisé à approuver.

Prenons un autre exemple : celui des idées innées dont il parle au début des Nouveaux essais sur l’entendement humain, alors qu’il se consacre à construire une critique de l’Essai sur l’entendement humain de John Locke. Théophile, qui ne peut être identifié qu’à Leibniz répond à Philalèthe en déclarant notamment ceci à propos du nouveau système (celui de Leibniz, bien sûr) :
« Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu’on est allé encore. J’y trouve une explication intelligible de l’union de l’âme et du corps, chose dont j’avais désespéré auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités de substance que ce système introduit, et dans leur harmonie préétablie par la substance primitive. J’y trouve une simplicité et une uniformité surprenantes, en sorte qu’on peut dire que c’est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la matière pour un être imparfait et transitoire ; ce qu’Aristote voulait dire par son entéléchie ; ce que c’est que la promesse que Démocrite même faisait d’une autre vie, chez Pline ; jusqu’où les sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens, comment les animaux sont des automates suivant Descartes, et comment ils ont pourtant des âmes et du sentiment selon l’opinion du genre humain. » (8)
Parmi tout ce que Théophile en tire, il y a ceci :
« […] j’ai toujours été, comme je le suis encore, pour l’idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent pour d’autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau système, et je crois même que toutes les pensées et actions de notre âme viennent de son propre fonds, sans lui pouvoir être données par les sens […]. » (9)

Ce qui, à ce moment-là, fait la différence entre Locke et Leibniz, c’est que ce dernier n’a pas voulu rompre totalement avec l’aristotélisme et avec la scolastique. Leibniz est un homme conciliant qui prête à chaque auteur discuté des mérites qu’il serait dommageable d’ignorer. C’est de la sorte qu’il a traité Pierre Bayle dans ses Essais de théodicée ; c’est encore de cette façon qu’il en use avec John Locke dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain ; c’était déjà comme cela qu’il lisait Aristote ou Thomas d’Aquin. Ce n’est pas qu’il n’ait sa propre opinion, consolidée par sa foi en sa raison ; mais il le fait sans agressivité, peut-être convaincu - lui l’homme de cour - des avantages de la courtisanerie. Le monde n’est-il pas le meilleur des possibles ?

Je viens de lire les Sept jours dans la vie de Leibniz de Michael Kempe (10). Michael Kempe est un historien allemand diplômé en 2000 de l’Université de Constance et directeur depuis 2011 du Centre de recherche Leibniz de l'Académie des sciences de Göttingen aux archives Leibniz de la bibliothèque Leibniz de Hanovre. Il avait préalablement étudié la philosophie à Constance, ainsi qu’au Trinity College de Dublin. C’est dire s’il a une certaine connaissance de l’œuvre de Leibniz, mais aussi et surtout de sa vie.

Personnellement, j'incline à croire que l’intérêt premier du livre de Kempe réside dans la façon dont il établit un parallèle entre l’œuvre et la vie de Leibniz. J’ai jusqu’ici beaucoup insisté sur l’époque et sur la façon dont celle-ci imprime en nous les schémas mentaux qui nous font juger les choses, Leibniz lorsqu’il prend position sur les questions philosophiques, religieuses, scientifiques, historiques de son temps, nous lorsque nous jugeons Leibniz avec les schémas d’aujourd’hui. Mais je n’ai pas la naïveté de croire que les schémas d’une époque sont univoques. Ils sont au contraire très variés, dans une variété qui occupe un champ dont il est très malaisé de sortir, mais néanmoins un champ au sein duquel les controverses peuvent être nombreuses, quelquefois acharnées, d’autres fois encore productrices de violences, de guerres et d’horreurs. Ce qui fait la spécificité de Leibniz dans ce champ intellectuel qui est celui de la deuxième moitié du XVIIe siècle et du début du XVIIIe - ce qui fait qu’il se distingue de Hobbes, d’Arnaud, de Spinoza, de Locke, de Malebranche, de Bayle -, c’est ce que son histoire personnelle à imprimé en lui. Bien sûr, la genèse de chaque trait qui lui est propre est impossible. Mais il reste faisable de documenter ses écrits au départ du contexte particulier dans lequel ils ont été rédigés.

Pour approcher un seul exemple de ce que révèle le livre de Michael Kempe, je m’en tiendrai à la journée du 2 juillet 1716, la dernière des sept évoquées. Leibniz a 70 ans et mourra quatre mois plus tard. Il vient tout récemment de rencontrer le tsar Pierre Ier à Pyrmont, à qui il a suggéré de monter des expéditions dans le nord-est de la Sibérie afin de vérifier si l’Asie et l’Amérique du nord se touchent. Ce jour-là, il écrit comme d’habitude de nombreuses lettres, et notamment une à Louis Bourguet, géologue, naturaliste, mathématicien, philosophe et archéologue suisse. Du contenu très riche de cette lettre et des différentes discussions que Leibniz a présentes à l’esprit à cette occasion, Kempe donne à voir l’extraordinaire profusion des questions auxquelles Leibniz prête attention. Nombreuses sont celles qu’il échafaude lui-même ; nombreuses aussi sont celles qu’on lui impose. Lui qui fut toujours partisan de la conciliation, le voilà confronté à deux disputes assez âpres : d’abord, celle que lui font ceux qui l’accusent de plagiat dans l’affaire du calcul infinitésimal dont ils attribuent l’invention à Newton ; ensuite, celle qu’alimente le théologien britannique Samuel Clarke à propos de la trinité métaphysique de Dieu et du caractère absolu ou relatif du temps et de l’espace.

Ce qu’illustre avant tout cette lettre adressée à Louis Bourguet, c’est ce qui résulte d’une vie consacrée à la curiosité savante. Leibniz est vieux, perclus et souffrant (il est atteint d’éprouvantes inflammations articulaires) et il ne cesse pourtant de s’interroger, d’interroger ses correspondants, d’élaborer des projets de recherche. Ainsi, il discute avec Bourguet de l’âge de la Terre, réfutant audacieusement les durées en millénaires que la Bible révélerait. Il argumente à propos des fossiles, de ce dont ceux-ci témoignent. Il parle de l’évolution, conséquence du principe de continuité qui lui est si cher. Toute cela lui vient nécessairement d’une vie durant laquelle l’interrogation est devenue quelque chose comme une seconde nature. Ce qui l’a conduit à cet état de vieux hyperactif, c’est-à-dire d’un homme que le corps abandonne progressivement, mais dont l’esprit n’abdique pas.

Je suis tenté d’admirer chez Leibniz une certaine façon de ne jamais renoncer à relier tout dans un monde unique, allant du microcosme au macrocosme, sans pourtant prétendre avoir le fin mot de tout.
« Décider, après un certain temps de réflexion, de ne pas décider est typique de Leibniz. Il y voit un principe d’économie des ressources intellectuelles. Car, parce qu’il ne peut s’abstenir de s’attaquer simultanément à plusieurs tâches différentes, il lui reste notoirement peu de temps pour mener des raisonnements ou des recherches au long cours. Il se sent “comme l’animal tigre dont on dit que ce qu’il n’atteint pas au premier, au deuxième ou au troisième bond, il le laisse courir”. » (p. 298)
C’est sans doute ce qui l’a amené à accorder tant de place à la question des possibles (11)

Bref, je suis porté à croire que ce que sa propre histoire a fait de Leibniz illustre peut-être la pertinence de ce nécessitarisme auquel il a voulu résister, de la même manière que l’époque à laquelle il a vécu a produit Leibniz, parmi bien d’autres choses bien sûr. Et de la même manière aussi que notre époque conduit nombre d’entre nous à ne pas comprendre Leibniz, en tout cas comme il aurait sans doute aimé être compris.

Ce que j’en dis là est très probablement de nature à offusquer les spécialistes de Leibniz, car je n’en suis pas un. Mais dans la mesure où je l’ai lu comme j’en parle, cela représente une compréhension possible - un possible advenu, donc épistémique - qu’il n’est peut-être pas indigne de révéler.

(1) Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu la liberté de l’homme et l’origine du mal, Garnier-Flammarion, 1969.
(2) Ibid., p. 9.
(3) Cf. le portail lexical du Centre national de Ressources Textuelles et Lexicales (www.cnrtl.fr/lexicographie/raison) , I A 3 a).
(4) Leibniz, Op. cit., p. 50.
(5) Maurice Merleau-Ponty a très clairement expliqué cette comparaison : « Notre perception aboutit à des objets, et l’objet, une fois constitué, apparaît comme la raison de toutes les expériences que nous en avons eues ou que nous pourrions en avoir. Par exemple, je vois la maison voisine sous un certain angle, on la verrait autrement de la rive droite de la Seine, autrement de l’intérieur, autrement encore d’un avion ; la maison elle-même n’est aucune de ces apparitions, elle est, comme disait Leibniz, le géométral de ces perspectives et de toutes les perspectives possibles, c’est-à-dire le terme sans perspective d’où l’on peut les dériver toutes, elle est la maison vue de nulle part. » (Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, “Tel”, 1974, p. 81.)
(6) Leibniz, Op. cit., p. 385.
(7) Là où Descartes ne voyait qu’une seule connaissance, Leibniz énumère toute une série de connaissances imparfaites, claires ou obscures, adéquates ou inadéquates, intuitives ou suppositives (cf. Leibniz, “Discours de métaphysiques” [1686] in Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, pp. 66-68).
(8) Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain [1704], GF-Flammarion, 1990, p. 56. Tout comme les Essais de théodicée, les Nouveaux essais ont été écrits en français.
(9) Ibid., p. 58.
(10) Michael Kempe, Sept jours dans la vie de Leibniz [2022], trad. de l’allemand par Olivier Manonni, Flammarion, 2023. Puis-je préciser que je ne suis guère enthousiasmé par la traduction ?
(11) Sur cette question, cf. Jacques Bouveresse, Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz (Collège de France, Philosophie de la connaissance, 2013), et plus particulièrement le cours 5 intitulé “L’intellect, la volonté et les possibles”, notamment disponible sur l’OpenEdition Books du Collège de France. Une vidéo du cours (professé en 2009) est pour l’instant visible sur Youtube.

dimanche 15 octobre 2023

Note de lecture : Patrice Lumumba et Baudouin

Discours
de Patrice Lumumba et Baudouin


Oserais-je appeler ça une note de lecture ? Car je fournis ci-dessous l’intégralité de ce qu’il suffit de lire. Mais ce qui, en l’occurrence, mérite d’être lu, c’est bien davantage que les deux discours prononcés le 30 juin 1960 à Léopoldville, lors de la cérémonie de proclamation de l’indépendance du Congo. Il s’agit de lire à travers ces discours le rapport impardonnable que les colonisateurs ont établi avec les colonisés.

Bien sûr, chaque culture et chaque époque se caractérisent par des morales, des opinions, des actes et des politiques que l’on ne peut réduire aux jugements que l’ici et maintenant leur destinent. Mais ce qui fut déjà constitutif de crimes à l’époque et au lieu de leur perpétration restent à jamais des crimes qu’un éclairage ultérieur peut arracher à la dissimulation.

Ce qu’on appelle l’Occident offre le paradoxe d’avoir imposé au reste du monde ses désirs, ses intérêts et son mode de vie et d’avoir simultanément inventé les morales et les savoirs les plus générateurs de droits individuels. Dans quelle mesure les uns ont-ils fournis les moyens de satisfaire les autres, voilà qui demeure aussi opaque qu’équivoque. Quand le fort veut faire la paix avec le faible, il doit donner davantage que ne le feraient deux égaux qui souhaitent l’instaurer. Il est assez improbable que, en l’occurrence, il arrive un jour à le faire.

Le discours que le roi Baudouin a prononcé le 30 juin 1960 ne vaut pas d’être qualifié, mais il mérite d’être lu. Toute la politique de la Belgique à l’égard du Congo, avant et après l’indépendance, s’y trouve exposée.

Le voici :
« Monsieur le Président,
Messieurs,
 
L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l'œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. Elle marque une heure dans les destinées, non seulement du Congo lui-même, mais, je n'hésite pas à l'affirmer, de l'Afrique toute entière.

Pendant 80 ans la Belgique a envoyé sur votre sol les meilleurs de ses fils, d'abord pour délivrer le bassin du Congo de l'odieux trafic esclavagiste qui décimait ses populations, ensuite pour rapprocher les unes des autres les ethnies qui jadis ennemies s'apprêtent à constituer ensemble le plus grand des États indépendants d Afrique; enfin pour appeler à une vie plus heureuse les diverses régions du Congo que vous représentez ici unies en un même Parlement. En ce moment historique, notre pensée à tous doit se tourner vers les pionniers de l’émancipation africaine et vers ceux qui, après eux, ont fait du Congo ce qu' il est aujourd'hui. Ils méritent à la fois NOTRE admiration et VOTRE reconnaissance, car ce sont eux qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel. Il faut que jamais ils ne soient oubliés, ni par la Belgique, ni par le Congo.

Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, Il ne s'est pas présenté à vous en conquérant mais en civilisateur. Le Congo, dès sa fondation, a ouvert ses frontières au trafic International, sans que jamais la Belgique y ait exerce un monopole institué dans son intérêt exclusif. Le Congo a été doté de chemins de fer, de routes, de lignes maritimes et aériennes qui, en mettant vos populations en contact les unes avec les autres, ont favorisé leur unité et ont élargi le pays aux dimensions du monde. Un service médical, dont la mise au point a demandé plusieurs dizaines années, a été patiemment organisé et vous a délivré de maladies combien dévastatrices. Des hôpitaux nombreux et remarquablement outillés ont été construits. L'agriculture a été améliorée et modernisée. De grandes villes ont été édifiées et, à travers tout le pays, les conditions de l'habitation et de l'hygiène traduisent de remarquables progrès. Des entreprises industrielles ont mis en valeur les richesses naturelles du sol. L'expansion de l'activité économique a été considérable, augmentant ainsi le bien être de vos populations et dotant le pays de techniciens indispensables à son développement. Grâce aux écoles des missions, comme à celles que créèrent les pouvoirs publics, l'éducation de base connaît une extension enviable : une élite intellectuelle a commencé à se constituer que vos universités vont rapidement accroître. Un nombre de plus en plus considérable de travailleurs qualifiés appartenant à l'agriculture, à l'industrie, à l'artisanat, au commerce, à l'administration font pénétrer dans toutes les classes de la population émancipation individuelle qui constitue la véritable base de toute civilisation. Nous sommes heureux d'avoir ainsi donné au Congo malgré les plus grandes difficultés, les éléments indispensables à l'armature d'un pays en marche sur la voie du développement.

Le grand mouvement de l’indépendance qui entraîne toute l'Afrique a trouvé auprès des pouvoirs belges la plus large compréhension. En face du désir unanime de vos populations nous n'avons pas hésité à vous reconnaître, dès à présent, cette indépendance.

C'est à vous, Messieurs qu'il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance. Dorénavant la Belgique et le Congo se trouvent côte à côte comme deux États souverains mais liés par l'amitié et décidés à s'entraider. Aussi, nous remettons aujourd'hui entre vos mains tous les services administratifs, économiques, techniques et sociaux ainsi que l'organisation judiciaire sans lesquels un État moderne n'est pas viable. Les agents belges sont prêts à vous apporter une collaboration loyale et éclairée. Votre tâche est immense et vous êtes les premiers à vous en rendre compte. Les dangers principaux qui vous menacent sont l'inexpérience des populations à se gouverner, les luttes tribales qui jadis ont fait tant de mal et qui à aucun prix ne doivent reprendre l'attraction que peuvent exercer sur certaines régions des puissances étrangères prêtes à profiter de la moindre défaillance.

Vos dirigeants connaîtront la tâche difficile de gouverner. Il leur faudra mettre au premier plan de leurs préoccupations, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, les intérêts généraux du pays. Ils devront apprendre au peuple congolais que l’indépendance ne se réalise pas par la satisfaction immédiate des jouissances faciles, mais par le travail, par le respect de la liberté d'autrui et des droits de la minorité, par la tolérance et l’ordre, sans lesquels aucun régime démocratique ne peut subsister. Je tiens à rendre ici un particulier hommage à la Force Publique qui a accompli sa lourde mission avec un courage et un dévouement sans défaillance.

L'indépendance nécessitera de tous des efforts et des sacrifices. Il faudra adapter les institutions à vos conceptions et à vos besoins, de manière à les rendre stables et équilibrées. Il faudra aussi former des cadres administratifs expérimentés, intensifier la formation intellectuelle et morale de la population, maintenir la stabilité de la monnaie, sauvegarder vos organisations économiques, sociales et financières. Ne compromettez pas l'avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique, tant que vous n'êtes pas certains de pouvoir faire mieux. Entretenez avec vigilance l'activité des services médicaux dont l'interruption aurait des conséquences désastreuses et ferait réapparaître des maladies que nous avions réussi à supprimer. Veillez aussi sur l'œuvre scientifique qui constitue pour vous un patrimoine intellectuel inestimable. N'oubliez pas qu'une Justice sereine et indépendante est un facteur de paix sociale : la garantie du respect du droit de chacun confère à un État, dans l'opinion internationale, une grande autorité morale.

N'ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos cotés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin. L'Afrique et l'Europe se complètent mutuellement et sont appelées, en coopérant, au plus brillant essor. Le Congo et la Belgique peuvent jouer un rôle de première grandeur par une collaboration constructive et féconde, dans la confiance réciproque.

Le monde entier a les yeux fixés sur vous. À l'heure où le Congo choisit souverainement son style de vie, je souhaite que le peuple congolais conserve et développe le patrimoine des valeurs spirituelles, morales et religieuses qui nous est commun et qui transcende les vicissitudes politiques et les différences de race ou de frontière.

Restez unis et vous saurez vous montrer dignes du grand rôle que vous êtes appelés à jouer dans l'histoire de l'Afrique.

Mon pays et moi-même nous reconnaissons avec joie et émotion que le Congo accède ce 30 juin 1960, en plein accord et amitié avec la Belgique, à l'indépendance et à la souveraineté internationale.

Que Dieu protège le Congo !
 » (1)
La réponse non programmée de Patrice Lumumba mérite également d’être lue dans son intégralité. Elle peut être qualifiée de vérace et courageuse. Par le contraste qu’elle marquait avec le discours du roi, elle a provoqué son courroux, ce n’est pas douteux. En la lisant, il ne faut pas perdre de vue qu’il reste de l’ordre du possible que Baudouin ait implicitement approuvé le projet d’assassiner Lumumba. (2)
« Congolais et Congolaises, combattants de l'indépendance aujourd'hui victorieux, je vous salue au nom du Gouvernement congolais.

À vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos cotés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l'histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.

Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd'hui dans l'entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d'égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c'est par la lutte qu'elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et sang, nous en sommes fiers jusqu'au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l'humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste ; nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des « nègres ». Qui oubliera qu' à un noir on disait « tu » non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls blancs ? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n'était jamais la même selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu'il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les noirs, qu'un noir n'était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits « européens » ; qu'un noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades ou périrent tant de nos frères, les cachots ou furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d'une justice d'oppression et d'exploitation.

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus agrée pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre coeur l'oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini.

La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes soeurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l'homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l 'Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement a ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d'autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l'oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des Droits de l'Homme. Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelqu'elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des coeurs et des bonnes volontés. Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez surs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l'assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu'elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelqu'elle soit.

Dans ce domaine, la Belgique même qui, comprenant enfin le sens de l'histoire, n'a plus essayé de s'opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d'être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j'en suis sûr, sera profitable aux deux pays. De notre coté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis.

Ainsi, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, le Congo nouveau que mon gouvernement va créer sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m'aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d'oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l'étranger. Je demande à la minorité parlementaire d'aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays.

L'indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j'ai voulu vous dire au nom du Gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine. Notre gouvernement fort -national -populaire, sera le salut de ce pays. J'invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants de se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.

Hommages aux combattants de la liberté nationale !
Vive l'Indépendance et l'unité africaine !
Vive le Congo indépendant et souverain.
 » (3)
(1) Le discours de Baudouin peut être consulté sur docs.google.com.
(2) Sur les soupçons que le comportement de Baudouin a suscité, cf. l’article de Ludo de Witte que José Fontaine a traduit et publié le 29 juin 2010 dans La Revue Toudi.
(3) Le discours de Lumumba peut être consulté sur www.afrocentricite.com.

lundi 2 octobre 2023

Note de lecture : Alphonse Daudet

Les étoiles
d’Alphonse Daudet


La vie doit tout aux différences. La profusion de la flore et de la faune doit tout aux différences. (1) Les cultures doivent tout aux différences. L’intelligence doit tout aux différences. Même le souci d’égalité doit tout aux différences. Encore que ce souci-là, né d’une révolte contre certaines différences (elles ne se valent pas toutes), a suscité un mouvement dont il serait peut-être opportun d’examiner s’il n’a pas provoqué davantage de différences, en tout cas davantage d’inégalités. Reste que l’uniformisation stérilise. Comme l’a très justement dit Claude Lévi-Strauss, « on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». Et il ajoutait : « Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » (2)

Percevoir les différences est un des rares privilèges de l’âge. Parce que c’est des différences que se nourrit la nostalgie. Il ne faut pas s’y complaire, certes. Mais il ne faut pas non plus lui dénier cette forme particulière de discernement que l’on doit aux souvenirs et aux errances de la sensibilité. Car celui que nous fûmes est différent, très différent, de celui que nous sommes. Et ce qui nous a entouré - ce qui nous a fait - a disparu.

Voilà qui permet de comprendre que, en relisant un livre découvert il y a bien longtemps, on ne lit pas le même livre. En supposant que le livre en question est bien le même objet, à peine un peu défraichi, celui qui le relit n’est plus le même que celui qui le lut. J’en donnerai un exemple que je viens de vivre et qui m’a inspiré les présents propos : Les étoiles d’Alphonse Daudet (3).

Les étoiles, sous-titrée Récit d’un berger provençal, est une des Lettres de mon moulin. Elle n’a pas obtenu la notoriété de La chèvre de M. Seguin, de La mule du pape, du Curé de Cucugnan ou des Trois messes basses. Cela tient sans doute à la maigreur de l’histoire : un jeune berger isolé sur les crêtes du Lubéron voit venir à lui, pour le ravitailler, la fille des patrons qui hante ses rêves et d’imprévisibles intempéries forcent celle-ci à passer la nuit avec lui.

Bornons-nous d’abord au ciel étoilé sous lequel et avec la complicité duquel le berger et la fille de ses patrons vont vivre une nuit extraordinaire, extraordinaire de sentiments retenus et d’impressions ineffables. Ce ciel-là, je l’ai connu dans ma jeunesse, jusqu’à identifier facilement bien des constellations. De nos jours, il est très généralement ignoré, comme si notre vision du monde avait perdu une part considérable de ses azimuts, comme si nous étions désormais confinés sous un couvercle.

Et puis, qui passerait encore la nuit à la belle étoile pour s’assurer le gagne-pain, ou, plus étrange encore, pour se garder d’intempéries ?

Mais ce n’est pas là le plus différent. Je pense à ces deux jeunes. Tout séparés qu’ils soient par leur position sociale respective, ils passent une nuit entière, seuls dans un coin reculé de la montagne. Et ils limitent les contacts à un effleurement, une tête qui pèse légèrement sur une épaule. Elle ne pourra pas dire “me too” ; elle n’imaginera jamais qu’elle aurait pu le dire. Du moins est-ce ainsi que le poète raconte l’histoire, supposée vraisemblable.

Enfin, il y a le ton du récit et les incises dont il se nourrit.

Quand le berger décrit sa solitude :
« De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’était des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. » (p. 44)
Dois-je commenter ?

Quand il va aux nouvelles auprès du garçon de ferme qui habituellement le ravitaille et qu’il brûle de savoir ce qu’il advient de Stéphanette, la fille des patrons :
« Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie. » (p 45)
Dois-je commenter ?

Et ce jour d’orage où le ravitaillement tarde beaucoup :
« Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés, les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro ni la vieille Norade qui le conduisait. C’était… devinez qui ?… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droit entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage. » (p. 45)
Dois-je commenter ?

Quand la nuit est là et que l’on se rapproche du feu :
« Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement, et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait des branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur… Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. » (p. 48)

Non, je n’ai pas envie de commenter davantage. La nostalgie ne se partage qu’avec ceux à qui l’histoire personnelle donne accès.

(1) Sur les effets délétères de la dispersion d’espèces végétales et animales indigènes sur tous les continents, cf. l’article de Perrine Mouterde intitulé “Le ‘rôle majeur’ des espèces invasives dans l’effondrement de la diversité” et publié le 4 septembre 2023 dans le journal Le Monde.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 47-48.
(3) Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin [1869], Librairie générale française, 1994, pp. 44-50 [1873].