À propos du bilan des révolutions
Jean Birnbaum a interviewé Alain Badiou et leurs échanges ont été publiés par le journal Le Monde (1) sous le chapeau suivant : « L’héritage révolutionnaire reste vivace. Plusieurs parutions en attestent, tel le nouveau volume du séminaire d’Alain Badiou, “Que signifie ‘changer le monde’ ?”. Le philosophe revient sur ce qui le lie à cette espérance. » Au sein de cette interview, deux questions et leurs réponses ont particulièrement retenu mon attention, parce qu’elles témoignent bien de ce coup de force dont usent certains intellectuels lorsqu’ils imposent des antécédents implicites à leurs affirmations, les rendant malaisément contestables. Ce dont je ne vais cependant pas me priver.
La première de ces deux questions est la suivante : « Dans votre séminaire, vous dites que la “propagande dominante” impose aux révolutions un “couvre-feu” mémoriel qui les rend incompréhensibles. Ne pensez-vous pas que les héritiers de ces révolutions ont aussi une part de responsabilité, eux qui rechignent souvent à faire le bilan ? »
Remarquons immédiatement la prudence de Birnbaum (qui veut sans doute éviter d’emblée le clash). Il évoque un bilan qui n’est pas fait par certains des héritiers, sans aller jusqu’à dire platement qu’il en est qui pratiquent le négationnisme, comme c’est le cas de Badiou (2).
Et voici la réponse : « Qu’appelez-vous un “héritier” des révolutions ? Il me semble que ce doit être quelqu’un qui continue, au-delà des échecs et des reniements, la politique de ses prédécesseurs. Mais que voit-on, alors ? Tout le léninisme procède d’un bilan de la Commune de Paris, que Marx avait déjà commencé. Et la vie politique de Mao se fonde sur des bilans critiques successifs de tout l’appareillage révolutionnaire de son époque : critique de la IIIe Internationale, quand il comprend que la voie insurrectionnelle urbaine est vouée à l’échec et qu’il faut se déployer dans les campagnes ; critique virulente de Staline, quand il voit que la figure du développement économique imposée à l’URSS est devenue étrangère à toute orientation communiste ; critique révolutionnaire de son propre parti, qu’il voit s’engager, précisément, dans le sillage de l’URSS. Évidemment, la réaction demande toujours que son “bilan” intégralement négatif des révolutions, ramenées en général à des crimes absurdes, qu’il s’agisse de Robespierre, de Lénine, de Staline ou de Mao, soit partagé par tous. Mais, en définitive, ce sont les révolutionnaires et eux seuls qui proposent le vrai bilan des révolutions. »
Voilà qui ne manque pas d’habileté, dès lors qu’il s’agit d’accorder à Lénine et à Mao des qualités de visionnaire et des souhaits altruistes. Mais enfin, soyons réalistes ! Quoi qu’il ait écrit, peut-on croire que Lénine, une fois au pouvoir, fut guidé par une analyse critique de la Commune de Paris ? À moins que ce que Badiou vise ne soit rien d’autre que la poursuite d’une critique faite par Marx (ne dit-il pas que celui-ci en a commencé le bilan ?), lequel considérait que les “Parisiens” s’étaient montrés « trop gentils » (3). Quant à Mao, la notion de « bilans critiques successifs » qui lui est appliquée serait savoureuse si elle ne visait pas les différentes tentatives par lesquelles Mao a imaginé des plans politiques aussi féroces qu’ineptes en vue de conserver son propre pouvoir dictatorial. Mais ce sont surtout deux bouts de phrase qui, selon moi, cristallisent la fourberie intellectuelle de Badiou, d’abord lorsqu’il dit que Mao « comprend que la voie insurrectionnelle urbaine est vouée à l’échec et qu’il faut se déployer dans les campagnes », ensuite lorsqu’il prête au même d’avoir vu « que la figure du développement économique imposée à l’URSS est devenue étrangère à toute orientation communiste »
Il fut un temps où la vulgate marxiste, forte d’une aura de scientificité que lui conférait ce qui fut appelé matérialisme dialectique et matérialisme historique, laissait entrevoir un futur au cours duquel la classe ouvrière (les salariés) prendrait le pouvoir pour, dans un premier temps, instaurer leur propre dictature en vue d’éliminer les classes bourgeoises (antérieurement propriétaires des moyens de production) et, dans un deuxième temps, organiser le dépérissement de l’État afin d’accéder au communisme. La caution de Marx, qui fut à bien des égards un chercheur lucide, servit à donner un poids énorme à ce fatum, une prophétie pourtant très étrange, puisqu’elle impliquait autant la certitude de son issue que la nécessité du combat propre à la garantir. Aujourd’hui que ce mirage (4) est dissipé, il convient d’en revenir, je crois, à des questions beaucoup plus pratiques, telles celles que posèrent auparavant des auteurs comme Machiavel, La Boétie ou Montesquieu. Il ne fut jamais rien dit sur ce que pourrait ou aurait pu être le communisme dans sa phase finale. Comment les humains en seraient-ils venus à se comporter vertueusement ou, à tout le moins, d’une façon qui satisfasse les conditions auxquelles est nécessairement subordonnée la collectivisation des biens de production et une juste répartition des biens de consommation ? Comment, pour arriver à ce résultat, la dictature préalable aurait-elle pu renoncer spontanément à son pouvoir ? Bref, comment tout cela aurait-il pu être rendu possible de telle sorte que la prise du pouvoir par ceux qui se proclament les représentants de la classe des vrais producteurs ne soit qu’une hégémonie temporaire et désintéressée ? Le mystère qui planait sur l’oméga enchanté auquel l’humanité était promise nourrissait une foi en ceux qui s’en faisaient les théoriciens, de telle sorte que nombreux furent ceux qui supposaient que ceux-là en connaissaient les conditions d’avènement là où eux-mêmes avaient tant de mal à les apercevoir.
C’est bien ce coup-là que Badiou nous rejoue ! Les stratégies dont Mao usa sont évoquées d’une façon qui permet de supposer qu’il ne les a choisies que parce qu’elles traçaient un chemin - du moins l’espérait-il - vers les objectifs finaux de la Révolution : « la voie insurrectionnelle urbaine est vouée à l’échec », d’où « il faut se déployer dans les campagnes » ; le développement économique imposé à l’URSS est devenu étranger « à toute orientation communiste ». Comment mieux laisser entendre que Mao restait digne de confiance dans la lutte pour le communisme, pendant que Staline, à partir de 1960, voit ses erreurs comprises par Mao comme la conséquence d’un oubli du chemin vers le communisme ? Birnbaum n’a pas jugé utile d’évoquer les raisons purement militaires qui sont à l’origine du choix de la voie paysanne par Mao, ni davantage les doutes qui peuvent saisir celui à qui on raconte que la distance prise par Mao vis-à-vis de l’URSS tenait à une orientation insuffisamment efficace vers le communisme.
Venons-en à la deuxième question, formulée immédiatement après la première et énoncée comme suit : « “Crimes absurdes”, dites-vous. Pourtant, il est des philosophes, comme Claude Lefort, qui ont considéré que toute perspective d’émancipation demeure vaine tant que les gauches n’ont pas affronté sérieusement la question totalitaire, à commencer par les crimes staliniens… ou maoïstes. »
Cette fois, Birnbaum met enfin les pieds dans le plat. Il faut dire que Badiou parlait du bilan des révolutions ramené « en général à des crimes absurdes » par la réaction. Or, encore une fois, le mot est rusé : absurdes peut signifier que les crimes ont bien eu lieu, mais qu’ils n’étaient pas adaptés à l’objectif révolutionnaire, tout comme il peut vouloir dire que leur existence même n’est qu’absurdement affirmée.
Et voici la réponse de Badiou : « Le mot “totalitaire” résume le pauvre, le faux bilan, proposé par nos maîtres et leurs serviteurs intellectuels, des grandes révolutions du XXe siècle, voire de toute la séquence ouverte par la Révolution française. De quelle “totalité” unifiée se soutenaient Staline et Trotski, ou Mao et Liu Shaoqi, alors qu’il s’agissait clairement, dans ces conflits, d’une lutte entre deux voies stratégiques quant au devenir de ces États dits socialistes, l’une en direction de leur consolidation perpétuelle, l’autre dans la direction communiste de leur dépérissement ? Quel “totalitarisme” quand une de ces voies repose sur la police et sur l’armée, l’autre sur des mobilisations de la jeunesse et des ouvriers dont la dimension démocratique, divisée, multiforme, est sans précédent dans l’histoire ? Pour faire le bilan des violences en pays socialistes, il faut partir d’un éclaircissement de la contradiction majeure entre voie capitaliste et voie communiste dans les conditions totalement inédites de l’existence de ces États, et certainement pas de catégories comme “totalité” et “crimes”, qui n’ont pas d’autre visée ni d’autre usage que de liquider l’hypothèse communiste et d’installer un sinistre consensus autour du capitalisme mondialisé. »
Cette fois, le déni est flagrant ! Faisant mine de donner au mot totalitaire un sens qui s’approche de celui de totalité et ignorant ainsi superbement le sens aujourd’hui généralement admis (5), voici Badiou cherchant à nous montrer que les mésententes au sein des dirigeants communistes prouvent à suffisance qu’il ne s’agissait pas de totalitarisme. Ce qui lui donne en outre l’occasion de nous révéler que l’un des protagonistes au moins se battait pour qu’advienne ce si mystérieux dépérissement de l’État dont le communisme est attendu. Avouons que cela nous avait effectivement échappé ! Et sachons-le, les catégories de “totalité” et “crimes” (admirez le recours à la notion de catégorie) sont irrelevantes : tout qui en use ne désigne pas des faits, mais trahit son intention de nuire à l’idée communiste.
Je pose la question : est-il acceptable qu’un journaliste donne le moindre écho à des propos pareils, fussent-ils prononcés par quelqu’un qui jouit d’une réputation largement reconnue, une réputation qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec la partialité outrancière de ses prises de position ? Si cela avait été dit par un quelconque passant, et avec des mots moins ondoyants, le propos n’aurait même pas été noté ou enregistré. Ou alors, compte tenu de l’événement que Badiou a réussi à créer dans le cadre du Théâtre de la Commune à Aubervilliers et qui à ce titre mérite peut-être d’être rapporté, ne fallait-il pas joindre à ces réponses un commentaire qui en dénonce le caractère mensonger ? La catégorie “mensonges” vaut ici d’être utilisée, sans même qu’il soit question de liquider l’hypothèse communiste, laquelle mérite après tout mieux qu’une glorification inexcusable de son passé.
(1) Le Monde des Livres, 23 juin 2017, pp. 2-3.
(2) Je n’en veux pour preuve que ces propos éhontés que rapportait Simon Leys dans un article publié en août 2009 : « S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Tsé-toung, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. »
(3) Cf. la lettre à Kugelmann de Marx du 17 avril 1871 (accessible ici) et le chapitre II de La guerre civile en France [30 mai 1871] (accessible ici).
(4) Auquel je n’ai pas été insensible dans ma jeunesse.
(5) « Qui fonctionne sur le mode du parti unique interdisant toute opposition organisée ou personnelle, accaparant tous les pouvoirs, confisquant toutes les activités de la société et soumettant toutes les activités individuelles à l'autorité de l’État. » (CNRTL)
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