mardi 7 mars 2023

Note de lecture : Mara Goyet

Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?
de Mara Goyet


J’ai souvent regretté combien rares sont les esprits indépendants. Je ne vise pas ainsi ceux qui prennent le contre-pied des idées reçues, mais bien ceux qui s’affranchissent des oppositions convenues. (1) Ils prennent le risque d’être mal compris, ce qui est précisément un signe de leur indépendance ; c’est aussi l’explication de leur rareté.

Je crois en avoir déniché un en la personne de Mara Goyet, laquelle a récemment publié un nouveau livre - le premier d’elle que je lis -, Finir prof (2), un livre qui ne se veut ni un précis de pédagogie, ni même un point de vue ordonné et conséquent sur l’enseignement ; simplement un témoignage qui raconte une pratique incertaine et terre-à-terre, uniquement guidée par une ardeur enthousiaste.

L’épigraphe - un extrait de Rousseau - que Mara Goyet a choisie pour son livre donne d’emblée le ton. Je la reproduis, parce qu’elle mérite un petit commentaire.
« Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. […] Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au Lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit. » (3)

Magnifique texte qui figure dans la préface de l’Émile ! On dirait un complément à l’art de conférer de Montaigne (4) et aussi une invitation indirecte à la parrhèsia (5).

Mais que disait ce passage qu’elle a estimé utile de sucrer ? Il disait : « Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. » Le reproduire au sein du reste aurait pu, d’une part, incliner certains à y apercevoir le signe d’une persécution déplorée et, d’autre part, donner à croire que le livre se voulait original, novateur, voire subversif. Mara Goyet avait donc de très bonnes raisons pour l’excepter de l’épigraphe.

Que trouve-t-on dans son livre ?

D’abord et avant tout, une sorte de déposition relative à l’état du collège français. Qu’est-ce qui s’y passe aujourd’hui, de quoi y souffre-t-on - élèves comme professeurs -, comment s’efforce-t-on d’y survivre, d’y durer ? La critique des circulaires, des consignes, des lieux délabrés, des méthodes préconisées par ceux qui n’enseignent pas, des réformes sempiternellement recommencées, tout cela y est évoqué, bien évidemment. Pourtant, cela occupe une place très réduite au sein d’un tableau dans lequel le rapport entre le prof et les élèves demeure central. C’est que, au-delà des ambitions sociétales, gouvernementales, ministérielles, bureaucratiques, l’école est avant tout le lieu de rencontre obligé d’un groupe d’adolescents et d’un adulte dans un contexte ritualisé. Il peut être facilement perçu comme un combat entre une coalition de jeunes que cimentent des interrelations cybernétiques - quelquefois encouragée par une collusion parentale - et un enseignant solitaire privé de quelque soutien que ce soit. Mais il peut aussi être vécu comme une occasion de connaître des échanges qui - bien loin de l’obsession de la transmission et bien loin également du calme et de la sérénité qu’impose le maître en chaire - apporte au prof la première de ses récompenses : une affection qui ne se dit pas, qui ne se manifeste pas, qui ne se trahit que par quelque chose comme de la contagion.

Mara Goyet professe l’histoire, la géographie et l’enseignement moral et civique. Ce qui doit probablement la rendre vigilante à cette fatalité : l’histoire ne s’arrête jamais ; ce qui nous semble constant est l’objet d’un « branle languissant » (comme disait Montaigne), et pas toujours aussi languissant que ça. Quand on perçoit le changement, il transforme le passé en révolu, en quelque chose qui ne sera jamais plus comme il était. Voilà qui la conduit à consacrer la deuxième partie de son livre, Le retour de l’histoire, à deux événements qui pesèrent très fortement sur l’école : la pandémie et l’assasinat de Samuel Paty. Là aussi, il s’agit pour elle de décrire les bouleversements intervenus, de mesurer l’impact qu’ils ont eu sur sa relation avec les élèves, en ce compris de façon très durable, de noter ce qu’ils ont révélé sur les non-dits antérieurs, bref d’y trouver l’occasion de découvrir l’inconscient machinal brusquement dévoilé.

Il y a aussi l’enseignement moral, avec ce qu’il peut avoir de piégeux. D’un côté, les valeurs morales sont souvent bravées au nom d’un pragmatisme qui se réclame de l’identité, voire de l’égoïsme assumé ; de l’autre, elles sont sacralisées jusqu’à justifier des accusations mal étayées ou des procès anachroniques. Impossible de faire l’impasse sur le wokisme, d’autant qu’il conduit souvent les adolescents à se réclamer d’une pureté dont l’intransigeance est à craindre. Mara Goyet choisit à cet égard la meilleure voie qui soit, à savoir celle de la contextualisation. Les valeurs sont d’aujourd’hui - ce qui ne les diminue pas - et elles n’autorisent que des jugements dont la confection les respecte elle aussi par l’éclairage rigoureux des faits. Ce qui se traduit dans le livre par des exemples qui sont évidemment plus proches de la vie d’une classe que les distinctions théorisées que j’énonce.

La pédagogie, axiomatisée à outrance, nous répète depuis des siècles - avec des mots comme intérêt, activité, motivation - que la curiosité des élèves doit être le ressort principal de l’enseignement. Or, ce qui compromet cette logique, ce sont les méthodes censées rencontrer cette curiosité, méthodes imposées aux profs. Pour le dire de façon simpliste, la seule méthode qui vaille est peut-être de laisser chaque enseignant s’y prendre comme bon lui semble. Et c’est en tout cas ce qu’a choisi Mara Goyet, sans provocation, sans dénonciation, sans théorisation, avec pour seule règle le souci de bien faire face à chaque conjoncture, y compris lorsqu’elle prend le parti d’abandonner tout enseignement pour vivre dans sa classe un moment récréatif inopiné.

(1) Sur l’indépendance d’esprit, cf. ma note du 22 décembre 2016.
(2) Mara Goyet, Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?, Robert Laffont, 2022.
(3) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes IV, Gallimard, La Pléiade, 1969, p. 242.
(4) Cf. le chapitre VIII du livre III des Essais, auquel j’ai consacré une note le 27 février 2009.
(5) J’ai tenté d’expliciter ma conception de cet art du franc-parler dans ma note du 10 novembre 2011.

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