lundi 24 juin 2024

Note d’opinion : le triomphe de la vérité d’opinion

À propos du triomphe de la vérité d’opinion

Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’accroissement très important des personnes qui votent pour un parti d’extrême droite ou qui déclarent être disposées à le faire. Le phénomène intrigue d’autant plus que l’histoire européenne des quatre-vingts dernières années a été principalement marquée par le rejet des courants extrêmes, fascistes ou nazis, tenus pour responsables de la deuxième guerre mondiale et des atrocités qui l’ont précédée et qui l’ont accompagnée.

J’ai trop de respect pour les méthodes rigoureuses en sciences sociales que pour fournir une explication qui me serait venue à l’esprit sans autre effort que d’y avoir pensé. Des études sont menées sur la question, lesquelles reformulent l’interrogation sur la base de considérations qui touchent aussi bien la définition des termes que les motivations extra-politiques. Je me dois donc de dire que je ne sais pas.

Il y a cependant un changement dont je suis le témoin depuis longtemps. Et ce changement, je me demande s’il ne participe pas à imprimer aux comportements des prédispositions nouvelles, bien faites pour étonner ceux qui - comme moi - ont gardé dans l’existence, envers et contre tout, un cap rationnel. Je ne prétends pas que cela puisse rivaliser avec les résultats de quelque enquête sérieuse que ce soit. Mais c’est une idée possible, dès lors qu’elle m’est venue, et rien n’interdit de l’exposer.

L’après-guerre a été notamment caractérisée par une longue lutte contre toutes sortes de préjugés. Que ce soit dans les conventions internationales, dans les institutions supra-étatiques, dans les dispositions constitutionnelles, dans les lois, les codes et les normes, ont été inscrites des règles qui vilipendent la discrimination, le racisme, l’intolérance, le sectarisme, la xénophobie, l’apartheid. Une morale anti-nationaliste a prévalu, jusqu’à devenir l’inspiration première du droit. Cela n’a évidemment pas fait disparaître les préjugés les plus courants. Mais cela les a souvent muselés.

Le changement dont je souhaite parler, c’est l’importance qu’a prise ce que j’appelle la vérité d’opinion. On peut être séduit par celui dont on pense qu’il formule les choses d’une façon que l’on juge adéquate au réel. Celui-là dit la vérité. Mais on peut également être séduit par celui dont on estime qu’il dit sincèrement ce qu’il pense, sans aucune dissimulation. L’opinion qu’il défend est vraie, en ce qu’elle coïncide avec l’opinion qui est la sienne. Dans un cas comme dans l’autre - vérité de fait ou vérité d’opinion -, il est bien malaisé d’avoir la certitude que c’est bien le cas, particulièrement dans le domaine politique où le discours se veut convaincant au-delà de toute prudence et de toute précaution.

À partir du moment où les préjugés se répandent et s’accumulent, la vérité d’opinion prend une allure nouvelle. Celui dont on reconnaît la sincérité peut alors être celui qui exprime le préjugé que les autres - entendez ici les autres politiques - s’interdisaient de formuler. On en vient peut-être à regarder comme quelqu’un de courageux celui qui ose dire bien haut les préjugés que l’on hésitait à dire tout bas. La question n’est pas de savoir si ce courageux-là dit la vérité, mais plutôt s’il partage l’opinion discriminante que plus d’un rumine. S’il l’a dit, c’est qu’il est sincère, ce qui le qualifie bien davantage que ceux qui, autour de lui, la taisent. La vérité d’opinion triomphe en ce qu’elle devient le gage de la confiance qu’elle peut susciter.

À celui qui reste attaché aux vérités de fait ou simplement à la sincérité des sentiments honorables, la vérité d’opinion ainsi ajustée aux préjugés apparaît insupportable, parce que liée au vice. Il semble alors que l’opposition à ces courants politiques emporte la sauvegarde de la vertu. Ce n’est pas un sursaut nouveau. Déjà Montaigne s’indignait :
« J’ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s’effaroucher des manières contraires aux leurs : ils leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie ? ils fêtent cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu’elles ne sont pas françaises. » (1)

Il n’est peut-être pas impossible que les quatre-vingts dernières années offrent un visage particulier en raison même de la paix relative qu’ont connu une grande part des pays européens et d’une morale congrue. Peut-être retrouvons-nous ce que Montaigne appelait ce « temps malade », fait d’anomie, de conflits ouverts et de haines épanchées. Car c’est alors que la vérité d’opinion triomphe des vérités de fait et que le vice se fait vertu.

« Celui qui, en un temps malade comme celui-ci, se vante d’employer au service du monde une vertu véritable et franche, ou ne la connaît pas, les idées se corrompant avec les mœurs (effectivement, écoutez-les la dépeindre, écoutez la plupart se glorifier de leur conduite et établir leurs règles : au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’injustice toute pure et le vice, et ils la présentent fausse comme cela pour l’éducation des princes), ou, s’il la connaît, il se vante à tort et, quoi qu’il dise, fait mille choses dont sa conscience le blâme. » (2)

Ah oui, mais Montaigne était du parti catholique et soutenait le pouvoir légitime du roi. Assurément. Pourtant, ce n’est pas ce parti qu’il défend en l’occurrence : seulement la vertu d’où qu’elle vienne et contre tous ceux que la cause aveugle à son sujet. Il l’explique clairement :
« La marque la plus honorable de vertu dans une situation aussi difficile, c’est de reconnaître librement sa faute et celle d’autrui, de résister de tout son pouvoir au déclin vers le mal et de le retarder, de suivre en résistant cette pente, d’espérer mieux et de désirer mieux. Je vois, dans ces démembrements de la France et ces divisions où nous sommes tombés, chacun se donner du mal pour défendre sa cause, mais - jusqu’aux meilleurs - avec dissimulation et mensonge. » (3)

Quand le bien réclame de passer par le mal - à l’époque de Montaigne, par les violences guerrières ; aujourd’hui, par les injustices criantes -, le bien fera toujours défaut. Ce n’est pas l’objectif qui fait la valeur d’une politique ; c’est d’abord et avant tout les moyens mobilisés pour l’atteindre. La plupart des maux réels auxquels les gens sont confrontés ne sont pas guérissables par les politiques. Qu’ils puissent l’être par des politiques nouveaux est une opinion d’une immense naïveté. Les plus modestes, les plus conscients de leurs limites, les plus hésitants dans leurs intentions, voilà ceux qui conviendraient le mieux, si tant est qu’il en soit.

Ne nous leurrons pas sur ce que l’avenir pourrait rendre possible, et moins encore sur l’efficacité du discours.
« Qui écrirait sur le sujet en toute franchise, le ferait à la légère et de façon défectueuse. Le parti le plus juste est cependant encore le membre d’un corps vermoulu et véreux. Mais, dans un tel corps, le membre le moins malade s’appelle sain, et à bon droit, parce que nos façons d’être n’ont de titre que par comparaison. L’innocence civile se mesure selon les lieux et les temps. » (4)

Que l’innocence civile puisse perdurer lors d’« un temps malade » reste peut-être ce qui mérite d’être mobilisé. Quitte à surnager quelque peu sur une déferlante inarrêtable.
« […] ce n’est pas bien procéder que de reconnaître seulement le flanc et le fossé d’une place forte ; pour juger de sa sûreté, il faut voir par où on peut y entrer, en quel état est l’assaillant. Peu de vaisseaux sombrent du fait de leur propre poids et sans violence étrangère. Tournons maintenant les yeux partout : tout croule autour de nous : dans tous les grands États, soit de la Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y : vous y trouverez une évidente menace de changement et d’écroulement ;
Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas
[ceux-là ont aussi leurs infirmités et une pareille tempête les menace.]
 » (5)

(1) Montaigne, Les Essais en français moderne, adaptation d’André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 1192.
(2) Montaigne, Op. cit., p. 1201.
(3) Ibid..
(4) Ibid..
(5) Montaigne, Op. cit., p. 1162.

lundi 17 juin 2024

Note d’opinion : l’union des gauches

À propos de l’union des gauches

« La vie sociale consiste à détruire ce qui lui donne son arôme. » (1) C’est un peu ce que j’ai ressenti en découvrant les résultats des élections qui ont occupé l’Europe ce 9 juin 2024. Ce qui a inspiré cette réflexion à Claude Lévi-Strauss, c’est le fait que les rhums fabriqués à la Martinique dans de « vieilles cuves de bois engrumelées de déchets » était bien meilleurs que ceux distillés à Porto Rico au moyen de « réservoirs en émail blanc et de robinetterie chromée ». « La finesse des premiers est-elle donc faite des impuretés dont une préparation archaïque favorise la persistance ? » (2) se demande-t-il. Les vieilles tendances politiques qui ont nourri des illusions bienfaisantes cèdent-elles devant le goût contemporain pour les solutions verticales ? me suis-je à mon tour questionné. Car c’est un peu comme si la saveur des libertés chéries s’évanouissait au contact de la vulgarité et de la brutalité.

Ce qui se passe du côté des extrêmes-droites n’est guère intéressant, car ce qui les distingue de la droite réside principalement dans la vacuité de leurs programmes et dans l’inopportunité des mesures qu’elle prétendent adopter.

Par contre, ce qui se passe à gauche - je vise ici essentiellement cette volonté d’unir les gauches - me paraît fort préoccupant. Il est étrange que personne ne s’élève contre cette fausse convergence soi-disant opportune, alors que l’histoire de la gauche n’a cessé d’illustrer ce principe qui veut que la gauche révolutionnaire précipite la chute de la gauche réformiste. C’est navrant dans la mesure où la révolution ne s’est jamais faite autrement qu’en sacrifiant les libertés et en favorisant les tyrannies. Je ne vais pas égrener tous ces épisodes du passé qui illustrent cette fatalité ; chacun peut choisir ce qu’il juge le plus victorieux et reconnaître ensuite que ce succès s’est mué en défaite rapide ou s’est transformé en tragédie.

Bornons-nous à un seul point qui permet de dissocier les gauches : l’anticapitalisme.

La révolution qu’une certaine gauche appelle de ses vœux vise à modifier l’économie de telle sorte qu’elle n’obéisse plus aux investisseurs privés. Car le capitalisme réside dans ce système qui porte ceux qui ont accumulé de l’épargne à la transformer en moyens de production. Au sens strict, ce qu’on appelle le capital, ce n’est rien d’autre que ces moyens de production. Qui veut combattre le capitalisme incline donc à déposséder les capitalistes et à collectiviser les moyens de production, soit par la nationalisation, soit par l’autogestion. La primauté de ce changement justifie généralement le recours à la violence ; ses conséquences économiques sont habituellement désastreuses ; un coup d’œil sur l’histoire des deux derniers siècles devrait suffire à en convaincre tout qui dont le jugement n’est pas idéologiquement altéré.

Cela ne signifie évidemment pas que le capitalisme soit une bonne solution. Outre les inégalités extrêmes qu’il engendre, outre l’exploitation de l’homme par l’homme qu’il favorise, outre le pouvoir exorbitant qu’il confère aux propriétaires, il alimente un bouleversement industriel qui a conduit l’humanité à dilapider ses ressources, à nuire à la vie sur Terre, à polluer son environnement et à altérer le climat.

Constatons-le : à certains égards, les solutions anticapitalistes sont pires, ne serait-ce que parce qu’elles concentrent en des mains ambitieuses des pouvoirs qu’il maintient dispersés. Lorsque les objectifs politiques qui ont vos préférences se trouvent éparpillés dans des courants qui en proclament de détestables, il importe de ne pas céder à la naïveté : approuver le bon en ignorant le mauvais, avec l’espoir utopique que le mauvais pourra être ultérieurement écarté. C’est toujours le mauvais côté qui triomphe, car c’est celui qui correspond aux motivations des personnes éprises de pouvoir.

Réguler le capitalisme est évidemment malaisé, même si cela reste possible. Consolider les services publics qui méritent d’être soustraits aux intérêts privés est souhaitable. (3) De même, des mesures que réclame l’état catastrophique du monde - tant du point de vue biologique, chimique et climatique - peuvent être adoptées. Ce qui reste sûr, c’est que rien de cela ne sera possible si ne sont pas préservées les libertés individuelles et les valeurs de respect et de justice qui les accompagnent. Voilà ce qui rend illusoire et néfaste toute alliance avec cette gauche révolutionnaire où mijotent continûment les ferments de l’arbitraire.

J’irai jusqu’à dire que cette forme de société qui veillerait à concilier les libertés et la justice sociale peut être appelée sociale-démocrate ou socialiste. Mais ce socialisme-là, c’est alors celui de George Orwell.

Quant à ceux qui prennent prétexte du désir de barrer la route à l’extrême-droite pour justifier une union à ce point contre-nature, qu’ils sachent que semblable union est mieux faite pour jeter des électeurs dans les bras de leurs ennemis plutôt que de les en détourner. L’union n’a pas et ne peut avoir pour but de battre l’extrême-droite ; elle n’a que celui d’accéder au pouvoir.

Qu’importe de gagner telle ou telle élection, si c’est en faisant le jeu de ceux qui imposeront leur joug ou couleront toute expérience qui chercherait à leur échapper ? Il n’est que d’examiner les statuts des partis que je vise ainsi pour comprendre que l’absence de suffrages internes augure de politiques autrement autoritaires.

(1) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques Plon, 1955, p. 444.
(2) Ibid., p. 443.
(3) Une tentative de définition intéressante a été formulée par l’économiste Schumpeter (cf. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1965)

jeudi 6 juin 2024

Note d’opinion : l’art

À propos de l’art

Grâce à l’une de mes petites-filles, j’ai la chance d’entendre parler des travaux demandés aux étudiants de l’Université de Maastricht inscrits au bachelor’s programme “Digital Society” (1). Récemment, il était question d’expliciter l’opinion que l’on peut se forger à propos des conséquences que la numérisation peut avoir sur l’art. Question vaste et compliquée qui ne se limite sans doute pas aux problèmes d’une conception de l’art qui doit intégrer la production digitale et le caractère reproductible de certaines œuvres, mais qui déborde sur l’interrogation plus générale du champ de l’art, de son extension ou de son rétrécissement, de sa signification et de sa portée.

Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qui est de l’art ? Que nous apprend l’histoire du mot et de ce qu’il désigne ?

Je ne puis rien en dire qui n’ait déjà été dit, bien sûr. D’autant que je connais bien mal tout ce qui regarde l’esthétique, discipline dont le développement, à partir du XVIIIe siècle, encombre l’art d’une théorie sur l’art. Qu’il me soit cependant permis de détailler quelque peu ce que j’en pense aujourd’hui, ne serait-ce que parce que cela donne à voir une pensée produite en grande partie à l’insu de son porteur et dans un contexte dont il ignore les principales caractéristiques.

Si j’ai bien compris le peu qu’elle m’en a dit, ma petite-fille a notamment réfléchi aux questions soulevées par la numérisation à partir de la notion d’authenticité, telle qu’elle fut évoquée en son temps par Walter Benjamin. Je suis allé relire le texte qui explicite cette notion, à savoir “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (2) et j’ai été immédiatement frappé par une citation qu’on y trouve. Il s’agit d’un extrait d’un manifeste de Filippo Tommaso Marinetti intitulé Nécessité cosmique de la guerre (3), diffusé en 1935 à l’occasion de la guerre d’Éthiopie. Voici l’extrait reproduit par Walter Benjamin :
« Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique. […] Aussi sommes-nous amenés à constater […] que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore […]. Poètes et artistes du Futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! »
Cette ahurissante opinion n’était pas nouvelle. Déjà dans le Manifeste de fondation du futurisme de 1909, il était proclamé :
« Nous voulons glorifier la guerre, – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent et le mépris de la femme. » (4)

Il est loisible à quiconque de déclarer beau ce que d’autres jugent laid, mais il est également possible d’estimer que l’art ne consiste pas à rechercher ce qui est beau. Et c’est sans doute en cela que l’art conserve un lien permanent avec l’arbitraire, y compris lorsqu’il est entendu comme conforme au sentiment le plus unanime. L’art distingue, de la même manière que le sacré distingue. Cela signifie qu’il confère à quelque chose - par le seul fait d’être proclamé tel - une aura (comme dit Benjamin (5)) qui modifie le regard qu’on porte sur lui. Exactement comme la qualification de sacré implique des attitudes ségrégatives qui lui doivent tout. Je te baptise carpe, telle est - d’une certaine façon - la logique de l’art.

Ce qui conduirait à penser que ce serait simple, si ce n’était en réalité autrement complexe. Car si l’arbitraire suppose une distribution sans norme apparente, il n’est pas pour autant sans signification, c’est-à-dire qu’il doit quelque chose aux conditions de ses choix, que ce soit dans la chose désignée comme dans le chemin de la désignation. J’ai beau me dire que l’on m’impose le beau - voire l’artistique - indépendamment des raisons dont on prétend le justifier, je reste empli d’un besoin de beau - voire d’artistique - qui participe de la complétude de la vie. Ce qui me mène à des préférences dont je n’aime pas démordre.

Évidemment, lorsque l’arbitraire devient en quelque sorte une règle assumée, comme c’est le cas dans l’art contemporain, on restitue aux autres genres une légitimité qui renforce l’invisibilité du caractère discrétionnaire de l’œuvre. Je me souviens avoir pris conscience de l’existence d’un genre nouveau en lisant un article de Dario Gamboni intitulé “Méprises et mépris. Éléments pour une étude de l’iconoclasme contemporain” (6). Il y était notamment question d’une exposition en plein air à Bienne pour laquelle l’artiste Gérald Minkoff (7) avait préparé une œuvre intitulée Video blind piece, œuvre faite de 14 tubes-images de télévision tournés vers le ciel et formant en braille le mot latin video signifiant “je vois”. Un jardinier, persuadé être face à des déchets sauvagement placés là, évacua le tout en décharge. La proposition de reconstituer l’œuvre fut refusée par Minkoff au motif qu’elle était originale et unique, générant alors un conflit dont la presse donna écho, le plus souvent de manière ironique. Bien sûr, ce genre que l’on appela l’art contemporain apparut dès les années 50 (8), mais à bien des gens - dont je fus - il fallut attendre plusieurs décennies pour comprendre que certaines excentricités s’inscrivaient dans un courant qui contredisait volontairement les aspirations de l’art moderne.

Parmi ce qui arrive à distraire les humains des questions sans réponse liées à leur genèse, à leur raison d’être et à leur fatum - ce que Pascal appelait le divertissement -, l’art est certainement le plus consolant et, à certains égards, le moins éloigné d’elles. Mais une pareille affirmation réclame une définition de l’art, de telle sorte qu’il soit décelable que l’on est bel et bien dans son champ. Et c’est évidemment là que les difficultés surgissent. Chacun a le loisir d’appeler art quoi qu’il désigne sous ce nom, en ce compris ce qui joue avec les limites habituelles du mot comme le fait l’art contemporain.

Le mot art, utilisé au moins depuis le XVe siècle, n’a pris le sens d’un réservoir singulier qu’au XIXe siècle. Sa singularité était que n’y émargent que ceux qui disposent d’un talent propre à capter la beauté ou à manifester du génie. C’est avec l’art pour l’art que ce sens s’est distancé du rapport qu’il avait auparavant avec l’habileté technique et avec l’utilité de l’œuvre. En 1835, Théophile Gautier a défini l’art pour l’art de cette façon :
« À quoi bon la musique ? À quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. […] Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout. » (9)
Je ne suis pas convaincu que tout ce qui est utile est laid, et moins encore que tout ce qui est beau ne serve à rien. Pas davantage que le génie puisse consister à obtenir la reconnaissance d’un statut d’artiste, ni a fortiori de s’enrichir éhontément grâce à une production qualifiée d’artistique. Ce qui ne me permet cependant pas de définir ce qu’est l’art, ni même de justifier clairement mes préférences face à ce qui m’est présenté comme en en faisant partie.

Il me faut avouer que cette part de l’art moderne qui a glissé vers l’abstrait, et surtout tout ce qui relève de l’art contemporain me touchent très peu, pour ne pas dire me rebutent. (10) Ce qui me range bien évidemment dans une catégorie dont le nom varie selon le goût de celui qui catalogue. Et je pousserai ce que certains jugeront de la naïveté jusqu’à très volontiers admettre que l’art contemporain donne selon moi facilement accès à la fumisterie et favorise les imposteurs. Ce qui me retient généralement d’exprimer ces sentiments-là, c’est l’impossibilité dans laquelle on se trouve de circonscrire un référent justifié, c’est-à-dire un art dont la légitimité serait indiscutable.

J’ai déjà eu l’occasion d’expliciter quelque peu l’opinion selon laquelle l’art et le rapport à l’art sont éminemment relatifs (11) Cela ne dispense évidemment pas de tenter d’en analyser la signification. C’en est même une condition de sa pertinence. Alors qu’il a dressé un tableau visant à « résumer la problématique du travail d’interprétation de l’histoire de l’art » - tableau dans lequel il distingue l’objet de l’interprétation, sa source subjective et son correctif objectif -, Erwin Panofsky écrit :
« Bien sûr, un schéma tel que celui-ci s’applique à la démarche véritable d’un processus intellectuel avec autant de finesse qu’un quadrillage cartographique à la réalité d’un paysage italien. De ce fait, il court toujours le danger de se voir mal interprété et accusé de “rationalisme éloigné de la vie”. C’est pourquoi nous voudrions, en conclusion, insister sur le fait que, bien entendu, ces processus que notre analyse devait présenter comme étant des mouvements apparemment distincts dans trois couches de sens distinctes et, en quelque sorte, comme des conflits frontaliers entre l’usage subjectif de la violence et l’histoire objective sont, dans la pratique, étroitement imbriqués et ne forment qu’un seul et unique processus d’ensemble parfaitement homogène se développant organiquement en une succession de tensions et de détentes. Ce n’est qu’a posteriori et sur le plan théorique qu’on peut le décomposer en éléments distincts et en actions séparées. » (12)
C’est peu dire que l’appréciation d’une œuvre d’art peut être comme un fusil à deux coups : le premier appartient à un préalable dont on cherchera bien malaisément la motivation ; le second projette sur l’œuvre quelque chose qui la dépasse. C’est pourquoi on invoque un peu vainement la sincérité d’un goût, quoi qu’il soit si important en ce domaine de dénoncer quelque duplicité que ce soit.

(1) Cf. this programme.
(2) Walter Benjamin, Œuvres III, trad. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio, 2000, pp. 269-316.
(3) Ce texte figure dans Le Futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, textes établis et préfacés par G. Lista, Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon, 2015 (que je n’ai pas lu). W.B. le cite d’après La Stampa, sans en préciser la date.
(4) Cité d’après le texte figurant sur le site C’est pas les fautes à Voltaire.
(5) Cf. Op. cit., p. 276. Il parle de la notion d’aura à propos de l’original d’une œuvre, ce qu’il appelle d’abord le hic et nunc (cf. pp. 273-276). Quoi qu’il dise à propos des antécédents en matière de reproductibilité, le numérique n’a pu qu’en altérer une nouvelle fois le sens.
(6) Dario Gamboni, “Méprises et mépris. Éléments pour une étude de l’iconoclasme contemporain” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 49, septembre 1983, pp. 2-28.
(7) Dans l’article du n° 49 des Actes, le nom de l’artiste n’est jamais cité. Je l’ai retrouvé ultérieurement dans le livre publié par Gamboni : Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques contemporaine du vandalisme artistique, Éd. d’En-bas, Lausanne, 1983, p. 108.
(8) Cf. Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique [2014], Gallimard, Folio, 2022.
(9) Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin [1835], Alphonse Lemerre, 1891, préface.
(10) Je suis assez d’accord avec les critiques formulées par Jean Clair dans ses Considérations sur l’état des beaux-arts ([1993] Gallimard, Folio, 2015), à ceci près qu’il avait sous-titré son essai Critique de la modernité alors que sa cible est bien ce que nous avons à présent l’habitude d’appeler l’art contemporain. Nathalie Heinich s’est beaucoup défendue d’avoir pris parti contre l’art contemporain. Reste que, objectivement, ce qu’elle a analysé ne convainc aucunement qu’il s’agit d’art, sinon comme reconnu tel illégitimement.
(11) Cf. ma note du 11 septembre 2020.
(12) Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique [1924], trad. sous la dir. de Guy Ballangé, Éd. de Minuit, 1975, p. 255.