mardi 17 septembre 2024

Note de lecture : Roland Barthes

“Iconographie de l’abbé Pierre” in Mythologies
de Roland Barthes


Les révélations qui participent à modifier profondément l’opinion que bien des Français se font de l’abbé Pierre donnent à voir un certain nombre de présomptions. Il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur celles de ces présomptions qui retiennent particulièrement l’attention et celles qui, au contraire, sont facilement oubliées. Un homme violent et menaçant caché derrière l’image du saint, une église prompte à étouffer des crimes commis par ses clercs, une inclination à l’agressivité sexuelle chez la gent masculine, l’hypocrisie possible du discours généreux, les violences sexuelles potentiellement possibles par n’importe qui, la solitude des victimes de prédateurs sexuels, lesquelles de ces conjectures sont les plus vérifiables, les plus significatives, qui les préfèrent et à qui profitent-elles ? Voilà qui mériterait d’être étudié de près.

Je souhaite ici m’en tenir à une seule, sans prétendre qu’elle serait la plus importante, mais sans nier que je la considère tout spécialement éclairante. Je veux parler de la notoriété, thème que j’ai plus d’une fois abordé (1), non seulement parce que je suis convaincu qu’elle prive celui qui la possède de toute véritable indépendance d’esprit, mais aussi parce que je pense qu’elle détermine fortement les croyances du grand nombre (2).

En 1957 est paru un livre de Roland Barthes, Mythologies, dont on sait que les articles qu’il rassemble ont été écrits au plus tard en 1956, soit peu de temps après que la notoriété de l’abbé Pierre prenne une dimension nouvelle à la suite de son appel le 1er février 1954 en faveur des sans-abri sur les antennes de Radio-Luxembourg. Dans ce livre figure un article intitulé “Iconographie de l’abbé Pierre” (3) qui révèle un soupçon, un soupçon formé à partir d’indices dont Barthes donne le détail. Il ne s’agit pas, bien sûr, de soupçonner l’abbé Pierre d’être un criminel sexuel, chose très largement ignorée à l’époque et très certainement ignorée par l’auteur de l’article. Le seul soupçon que Barthes nourrit, c’est celui d’une apparence trompeuse que permet la notoriété, une apparence dont il reste à savoir si elle témoigne ou non de la vérité de l’abbé Pierre. Il ne me paraît pas inutile de se pencher sur la manière dont Roland Barthes, avec la forme d’écriture qui lui est propre, évoque ce qu’il soupçonne du seul fait de l’apparence que celui-ci affecte à l’époque.
« Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.
La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la coupe ; il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pourtant être quelque chose. La coupe de l’abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l’archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté.
Mais où les choses se compliquent - à l’insu de l’abbé, il faut le souhaiter - c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme
signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l’abbé en saint François. D’où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffira à l’acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l’abbé).
Même circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle être simplement l’attribut d’un homme libre, détaché des conventions quotidiennes de notre monde et qui répugne à perdre le temps de se raser : la fascination de la charité peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n’est point barbu au hasard, parmi les prêtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de
signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques : l’horrible Frolo [sic !] était rasé, le bon Père de Foucauld barbu ; derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l’Église politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des fondateurs du monachisme, dépositaires de l’esprit contre la lettre : porter la barbe, c’est explorer d’un même cœur la Zone, la Britonnie ou le Nyassaland.
Évidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de
signes a pu couvrir l’abbé Pierre (encore qu’il soit à vrai dire assez surprenant que les attributs de la bonté soient des sortes de pièces transportables, objets d’un échange facile entre la réalité, l’abbé Pierre de Match, et la fiction, l’abbé Pierre du film, et qu’en un mot l’apostolat se présente dès la première minute tout prêt, tout équipé pour le grand voyage des reconstitutions et des légendes). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation ; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limités. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »
Même si Barthes limite son analyse principalement à la coupe de cheveu et à la barbe de l’abbé Pierre, on imagine facilement ce qu’on pourrait dire de la même veine au sujet des propos tenus, du ton employé et de tout ce qui faisait alors son apparence. Et s’il est vrai que les références auxquelles il renvoie sont aujourd’hui très méconnues (qui connaît encore la hiérarchie et les ordres du clergé catholique ? qui se souvient de la Britonnie, ce pays où officiait Sosthène Oscar Saturnin, le héros de Jean Anouille ?), il n’est pas compliqué de bien saisir le type d’observation auquel il se livre et, par exemple d’en faire usage vis-à-vis d’un personnage tel Donald Trump - usage facilité par son côté ubuesque -, puis vis-à-vis de n’importe quel personne célèbre.

Ceci n’implique nullement de cultiver le soupçon pour le soupçon, ni a fortiori de sombrer dans cette tendance qui conduit bien des gens à imaginer que toute information, voire toute parole publique, recèle un mensonge qui camoufle une vilénie ou une stratégie concertée de domination. (4) Il s’agit de maintenir une vigilance minimale à l’égard de toute notoriété, laquelle peut mentir et tromper sur sa moralité, ses intentions et ses motivations. Ce dont il reste souvent possible d’apercevoir des indices par l’examen des apparences. Par là, on se prémunit de cette naïveté qui conduit tant de gens à faire confiance aux personnes renommées ou simplement connues, une confiance qu’il refuserait peut-être à un simple alter ego.

(1) Cf. notamment mes notes des 22 décembre 2016, 1er février 1019 et 1er mai 2021.
(2) Bien des auteurs ont souligné les effets de ce type de croyances. Dans des registres très différents, je pense notamment à Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire [vers 1548] et à Max Weber dans Économie et société [1922].
(3) Roland Barthes, “Iconographie de l'abbé Pierre” in Mythologies, Seuil, 1957, pp. 54-56.
(4) Les croyances les plus ahurissantes ne doivent pas tant à ce qu’elles affirment qu’à ce qu’elles nient. Selon un sondage réalisé fin 2017 par l’Institut français d’opinion publique, 9 % des Français sont d’avis que la Terre est plate. L’étonnement que suscite cette information diminuera sans doute si l’on prend en considération le fait que ceux-là qui pensent que la Terre est plate manifestent avant tout leur soupçon à l’égard des canaux d’information habituels - école, journaux, photos, films, etc. -, lesquels canaux prétendent selon eux que la Terre est ronde uniquement pour induire la population en erreur.

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