À propos de l’absence
Elle, je ne sais trop si je fais bien de l’évoquer ici. En tout cas, je ne puis rien en dire d’autre que ce qui sert mon propos sur l’absence, sur son absence ; plus précisément encore sur un aspect de l’absence qui, peut-être, révèle une part de la cruauté de sa disparition. Et si c’est à son absence que je dois d’éprouver cet étrange vide, c’est en ce qu’il bouleverse ma vision des choses jusqu’en son tréfonds que j’en parle.
Voilà : ce 4 août 2013, elle a cessé de vivre. Et je patauge depuis dans un monde étrange, nouveau, différent.
Je ne veux rien dire de la douleur, de l’incompréhension, de la colère, de l’effroi qui s’ensuivirent ; ce serait parler de moi et d’elle, ce qui ne convient guère. Une seule chose retient ici mon attention : la nouvelle éminence qu’a fait surgir ce tremblement de terre et de laquelle je me vois imposé un tout nouveau point de vue.
Il m’a fallu quelques semaines pour tenter d’y voir clair. Les bouffées d’émotion qui nouent la gorge et embuent les yeux ont quelque chose d’équivoque. Est-ce sur elle et sur son sort que je pleure ? Ou serait-ce sur moi et ma nouvelle solitude ? Elle n’est plus et elle me manque : deux faces d’un même tourment, serait-on tenté de croire. Oui, peut-être. Mais surtout une dissociation subtile d’un lieu où j’étais autant qu’elle, où elle était autant sinon davantage que moi. Il n’est pas question là de fusion ; c’est peut-être tout le contraire. Il y a - il y avait -, simplement, une manière d’anticiper l’autre qui, au fil du temps, est devenue une seconde nature et qui a érigé un point de vue singulier (deux points de vue singuliers, pour être précis) fait des harmonies et des tensions qui nous ont liés.
La force des sentiments, c’est mon affaire. Il y a juste à dire que, à l’inverse de ce qui est souvent affirmé du sort inéluctable de tout couple, le temps n’avait rien désagrégé, que du contraire. Et telles ces étoiles doubles dont aucune n’a une trajectoire propre, le binôme était bel et bien fait de deux pièces distinctes, différentes, mais dont une part considérable des déterminations est progressivement née de leur conjonction. Tant et si bien que, sans se fondre dans le sien, mon point de vue s’était déplacé, subissant une inexorable attraction. Et voici que, de la même façon que l’on titube lorsqu’on descend du manège forain parce que le corps persiste à croire en des forces centrifuges pourtant éteintes, je chancelle de tenir à des pensées auxquelles manque une part de leur raison d’être. Cela va des convictions les plus profondes et les plus théoriques aux manières de faire les plus triviales et les plus pratiques.
Il faut évidemment se méfier des métaphores et des schémas théoriques. Ils nous poussent à croire à une rationalité qui peut être illusoire. Et - qui sait ? - ne devrais-je pas trop vite dire des sentiments qu’ils sont mon affaire. Non qu’il faille les inventorier, moins encore les décrire ; mais peut-être évoquer leur nature et le jeu dans lequel ils s’immiscent lorsqu’ils se frottent à l’entendement. Je vais encore théoriser, me dira-t-on. Oui, peut-être. Mais c’est que j’ai tendance à penser que le dernier mot revient à l’entendement, faute de quoi il ne resterait que la poésie ou le silence : affectivement, on ne peut que rendre compte des sentiments ; les expliquer échappe à leur sphère propre.
Dans le rééquilibrage auquel l’absence me condamne, la question des sentiments est capitale. D’abord et avant tout parce qu’elle leur supposait un écho que je sous-estimais sans doute trop volontiers. Je viens de relire cet essai de William James intitulé “La place des faits affectifs” (1). Pourquoi James ? Parce qu’elle a agi, face au danger, de telle sorte que l’utile prime sur le vrai. Et cela, sans en faire un choix, mais bien davantage comme la seule voie qu’impose la volonté de vivre. Et j’y fus entraîné sans que je puisse moi-même penser autrement. Combien de semaines, de jours et d’heures intenses, privilégiées, enchantées, nous auraient été sinon ravies ?
J’ai relu James avec la conviction qu’il me dirait aujourd’hui autre chose que ce que j’y avais lu jadis. Évidemment, il s’agit tout autant là de s’interroger sur la vérité du sentiment que de le laisser parler. Ce qui n’est pas le vivre au premier degré. Mais les yeux nouveaux que je jette sur ce texte m’indiquent que je ne reviendrai pas à un point de départ, si tant est qu’il y en ait jamais eu un. L’absence même de l’aimant (je voulais évoquer de manière imagée la magnétite, et voilà que c’est l’adjectif verbal substantivé qui surgit !) n’en annihile pas les effets : elle impose de faire sien une part de ce qu’il ne peut plus dicter. L’expérience du combat qu’elle a mené, et celle de son absence lorsqu’elle l’a perdu, tout cela me gouverne sans la moindre consigne, sans le moindre discours : des regards, des gestes, des enlacements, des mots troqués, vécus d’abord, remémorés aujourd’hui... L’absence, c’est une présence ; manquante.
(1) William James, Essais d’empirisme radical, trad. par Guillaume Garréta et Mathias Girel, Flammarion, Champs, 2007, pp. 117-127.
Texte infiniment touchant et beau, à lire et relire. Même si le dernier mot revient à l'entendement, il est frémissant de sentiment et de passion. L'occasion de vous dire, dans l'épreuve, toute fraternelle sympathie d'un fidèle lecteur.
RépondreSupprimerMerci CéCédille d'avoir su en trois phrases dire sobrement l'essentiel. Ce texte est incroyablement fascinant. Il faut le lire, le relire, le relier aux commentaires de la note de lecture Joseph Conrad qui prennent ainsi tout leur sens, à tout ce qu’on a appris et aimé sur ce blog.
RépondreSupprimerMerci à l’auteur de ce texte qui ne mesurera sûrement jamais à quel point le sentiment de proximité chaleureuse que l’on ressent à le suivre va de pair avec une véritable admiration pour sa personne, sa clairvoyance, son humanité.
Entre la volonté de ne rien censurer et l’embarras que suscitent des appréciations hyperboliques, vous m’avez contraint de choisir. N’ayant aucun soupçon à propos de votre sincérité, je me dois d’accepter vos propos, à l’un comme à l’autre. D’autant que, même si je ne les mérite pas, ils témoignent d’un regard sur la vie que je partage. Vous êtes un peu comme cet ami du Monomotapa qui propose de l’argent, une épée, une esclave à celui-là qui le pensait triste, sans doute parce que lui-même l’était. (C’est Guy Malavialle qui m’a inspiré la comparaison, alors qu’il craint un peu d’agir tel l’ours qui débarrasse le jardinier d’une mouche.)
RépondreSupprimerJe reviens sur votre blog après un peu plus d’un été consacré à la préparation de cours et voici que je tombe sur ce texte très émouvant, qui s’adresse tant au cœur qu’à la raison, dans un style qui vous caractérise, cher Jean.
RépondreSupprimerJ’ai assez vite pensé à la Lettre à D., d’André Gorz (2006), l’un des plus beaux textes d’amour qu’il m’ait été donné de lire. J’avais retranscrit un passage qui résonne fortement avec ce que vous dites ici, mais je n’arrive pas à mettre la main dessus.
J’ai trouvé très émouvant ce passage qui affirme « à l’inverse de ce qui est souvent affirmé du sort inéluctable de tout couple, le temps n’avait rien désagrégé, que du contraire », et qui en effet réfute un mot de Paul Valéry que j’avais toujours plus ou moins à l’esprit : « Au souffle glacial du prosaïque, j’ai perdu une à une toutes mes illusions. »
Amitiés. C.
Vos mots aussi, cher Cédric, je les accepte et ils me touchent. Et vous ne m’en voudrez pas - vous m’y reconnaîtrai - si je discute votre dernière citation. Je pense d’abord que la phrase n’est pas de Valéry, mais plutôt de Théophile Gautier. Cela dit, ma femme et moi n’aurions pas pensé la réfuter. Simplement, nous perdions ensemble nos illusions (sauf peut-être sur ce qui nous unissait).
SupprimerAh oui en effet c'est Gautier, autant pour moi. J'ai tellement de citations de l'un et de l'autre (Valéry) qui vadrouillent dans ma tête que parfois elles se télescopent... Perdre "ensemble" ses illusions, voilà en tout cas une autre solution en effet... Brückner développe une idée semblable dans son très jolie "Paradoxe amoureux", publié récemment. Bien à vous. C.
RépondreSupprimerJe viens de découvrir un texte écrit en 2001 par Pascal Engel : “La vérité malgré tout”. Il s’agit d’un texte qui traite de la vérité due au malade atteint d’un cancer. Il a été publié in Samy Abtroun, Mots pour maux, Éd. Le bord de l’eau, Lormont, 2001 (republié aux éd. N. Martin en 2003). Il peut être lu ici, sur le site de l’Université de Genève. J’aurais adhéré sans hésitation à sa conclusion il y a deux ans à peine de cela. Aujourd’hui, j’y trouve l’occasion d’alimenter une réflexion qui, enrichie contre mon gré, se perd dans les doutes. À noter que cette conclusion est beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît à première vue, la vérité du rapport humain le disputant à la vérité médicale. Mais la question demeure de savoir jusqu’à quand il peut être exigé ou recommandé de vivre dans et pour la vérité.
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