L’événement Socrate
de Paulin Ismard
On le sait, la recherche en histoire affronte des difficultés particulières. Ne serait-ce que parce qu’un certain récit préexiste. Depuis deux siècles, une multitude d’efforts ont été consentis, avec plus ou moins de bonheur, pour conférer à l’histoire, en tant que discipline rigoureuse, le pouvoir de dire la vérité du passé, ou du moins de s’en approcher. Ce qui a donné lieu à diverses écoles et méthodes privilégiant l’une ou l’autre approche à laquelle il est prêté d’importantes vertus heuristiques. Un des derniers avatars du genre réside dans ce que certains appellent le retour de l’événement.
Le jeune historien Paulin Ismard - qui vient de publier L’événement Socrate (1) - est de ceux-là. Je le cite :
« L’événement, l’histoire : longtemps, les deux termes ont paru indissociables. “Toute histoire est l’exposition d’une suite d’événements”, écrivait au début du XXe siècle le grand historien allemand Edouard Meyer. Raconter les choses “telles qu’elles furent”, c’était avant tout réinscrire une suite d’événements dans l’ordre du temps et bâtir une chronologie. C’est contre cette conception traditionnelle telle que pouvait la défendre en France l’histoire méthodique, que l’école des Annales a porté ses coups les plus tranchants. L’événement devint alors une “fumée abusive”, “la surface éphémère du cours profond des choses” (*1), relevant du registre des structures et s’inscrivant dans la longue durée. Fernand Braudel allait même jusqu’à affirmer que “l’événement est l’ennemi des sciences sociales”.
L’historiographie française est aujourd’hui en grande partie sortie du paradigme annaliste, et la notion d’événement, comme celle de sujet ou d’acteurs, est revenue sur le devant de la scène. Derrière les proclamations de renouveau épistémologique, une partie de ce retour se présente souvent comme la simple perpétuation de pratiques disciplinaires demeurées rétives, ou, pire encore, sourdes au renouvellement annaliste. L’événement dont le retour est proclamé dans une série d’études n’est toutefois pas celui de l’école méthodique du XIXe siècle. Car son étude ne vise plus à restituer le fil chronologique des choses “telles qu’elles furent”, mais à donner accès à la structure même des sociétés - ce que Paul Ricœur a thématisé sous le terme de “dialectique systémo-événementielle” (*2). Si tout événement se présente comme une rupture dans l’ordre du temps, son étude permettrait d’appréhender comme au ralenti, sur un laps de temps court, l’ensemble des mutations profondes d’une société en un de ses moments clés. Il s’agirait ainsi de produire, comme en “scellant provisoirement le temps” (*3), une coupe géologique permettant d’apercevoir les différentes articulations d’une société en un moment crucial (*4). » (pp. 14-16)
Il me paraît qu’opposer de la sorte l’école des Annales, présentée comme adversaire résolue de l’événement, à ceux qui proclament son retour a quelque chose de très réducteur. Les querelles d’école doivent probablement davantage à la quête du pouvoir et du prestige qu’au souci d’efficacité de la recherche. Il n’est certes pas inutile de varier les méthodes et de les remettre continûment en cause. Mais il faut surtout se garder du vain espoir de trouver l’angle d’attaque enfin apte à la meilleure élucidation qui soit, là où il s’agit surtout de varier les approches pour mieux mesurer les inconvénients de chacune. Si l’école des Annales s’est détournée de l’événement, c’est que celui-ci est constitué avant tout par le sens commun, lequel discerne ce qui lui plaît bien davantage que ce qui a pu être décisif à tel ou tel égard. Et lorsqu’il s’agit de rechercher ce qui détermine le cours de l’histoire, il importe d’accorder une place aux déterminations cachées, de mesurer ce qui ne fut pas appréhendé au moment des faits et de rester circonspect vis-à-vis du prophétisme.
Il est cependant une entreprise qui suppose une attention toute particulière à l’égard de l’événement, c’est le travail visant à construire l’histoire de l’histoire. Car l’histoire spontanée est éminemment instructive, dès lors qu’elle est étudiée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour une mise à distance de l’événement passé en vue de lui conférer un sens apte à servir des desseins présents. Ainsi, la façon dont le baptême de Clovis fut raconté au fil des siècles fournit avant tout bien des indications précieuses sur ce que furent ces siècles et génère de la sorte un doute prudent sur ce qu’ont été les circonstances précises de l’événement. (2) À cet égard, les déterminations cachées n’interviennent que pour éclairer autant que possible les inflexions successives du récit, celui-ci restant l’objet principal étudié.
Dans L’événement Socrate, Paulin Ismard s’attaque à l’histoire de l’histoire du procès de Socrate. L’ouvrage est intéressant, ne serait-ce que par le sujet choisi, rarement traité de la sorte. Selon moi, il pèche malheureusement de deux façons. D’abord, il s’est condamné à la superficialité en cherchant à rendre compte des diverses interprétations du procès qui furent répandues au cours de vingt-quatre siècles d’histoire. Nombreuses sont les pages où l’on regrette que l’analyse n’ait pas été poussée plus en profondeur. Pour tout dire, il eût sans doute été plus sage de circonscrire le propos, par exemple en se limitant à une période précise de l’histoire. Ensuite, bien des considérations émises - notamment au sujet de l’événement lui-même (dont on comprend qu’il reste d’une certaine manière, au-delà des incertitudes, la référence à l’aune de laquelle les interprétations sont interprétées) - accordent naïvement une sorte de valeur décisive à des théories contemporaines, comme si l’état actuel de la science historique garantissait que l’on soit sorti du temps des interprétations tendancieuses. (3)
Un premier exemple :
« Réécrit par les disciples du philosophe comme par ses adversaires, le procès donna lieu à une controverse inédite dans l’histoire de la cité sur la nature de son droit. On peut même considérer que les lendemains du procès sont un moment décisif dans l’histoire du divorce entre la rhétorique judiciaire et la philosophie, donnant naissance, pour suivre Michel Foucault, à la grande opposition entre “le philosophe, l’homme de la vérité” et “celui qui n’était qu’un orateur : le rhéteur, l’homme de discours, d’opinion, celui qui cherche des effets, celui qui cherche à remporter la victoire” (*5) » (p. 71)
Il est bien loin d’être établi que le premier quart du IVe siècle ait été ainsi décisif à propos d’une opposition à laquelle nous sommes aujourd’hui fort attentif. À quoi s’ajoute que l’homme de vérité dont parle Foucault n’est pas à proprement parler celui qui cherche la vérité, mais bien quelque chose comme un homme de véracité. (4)
Un autre exemple, relevant d’un tout autre domaine :
« Il est certain que le droit athénien ne définissait pas rigoureusement ses propres catégories juridiques, pour la simple et bonne raison qu’il n’existait pas d’instance ni de tradition intellectuelle en mesure de le faire. Dans cette justice pleinement démocratique, la procédure d’appel, au sens moderne, n’existait pas, et les juges n’avaient pas à justifier sous une quelconque forme leur décision, ce qui devait entraver l’apparition de la pratique jurisprudentielle et d’une tradition juriste. Or, cette imprécision dogmatique renvoie à l’existence même du droit dans une démocratie directe : il revenait aux juges-citoyens de redéfinir lors de chaque décision les catégories du droit athénien. » (p. 75)
Si ce que nous croyons savoir du procès de Socrate est le produit d’un récit que l’histoire a fait évoluer, il ne se justifie guère de soumettre la procédure judiciaire à laquelle le cas Socrate fut confronté à des comparaisons avec le droit contemporain. Or, le peu que livre Ismard sur le plan juridique témoigne d’une méconnaissance de la complexité des difficultés auxquelles la justice pénale s’est trouvée confrontée au fil de l’histoire et au gré des cultures. Cette approximation est à mettre en relation, je crois, avec la superficialité des propos tenus au sujet de la légalité athénienne.
« Dans la démocratie des dernières décennies du Ve siècle, aucune loi ne pouvait faire obstacle à la souveraineté populaire, au sens où l’ordre des lois (les nomoï), ne renvoyait à aucune autre forme de légitimité que celle qui émanait du peuple réuni en assemblée. Les lois de la cité ne constituaient pas un système de légitimation alternatif à la souveraineté populaire, et le droit athénien ne reconnaissait aucune hiérarchie normative entre ce que seront plus tard les lois et les décrets. » (p. 79)
Si la loi était malaisément opposable à l’Ecclesia - encore que la Boulè, qui en organisait le travail, ne devait certes pas l’ignorer -, il est vraisemblable qu’il n’en allait pas de même pour l’Héliée. C’est sans doute la difficulté à faire la part des choses entre la loi et la tradition qui donna à ce tribunal une grande latitude décisionnelle.
On imaginerait facilement une histoire de l’histoire du procès de Socrate qui renoncerait totalement à se pencher sur les faits qui en constituent l’origine. Ce n’est pas le choix qu’a fait Paulin Ismard.
« Pourquoi les Athéniens condamnèrent-ils Socrate à la mort ? Dès que l’historien cherche à identifier l’ultima ratio qui livrerait la clé définitive de l’événement, le sol se dérobe sous ses pas. Voué à accumuler des fragments de réponse qu’il est bien en peine de hiérarchiser, il lui faut avant tout circonscrire la nature du dissensus entre la cité et le philosophe dont l’événement porte la trace. » (p. 199-200)
La question est-elle bien posée ? Peut-on dire que les Athéniens condamnèrent Socrate, alors que c’est l’Héliée - réunissant certes beaucoup de monde - qui prit la décision ? Plus généralement, peut-on espérer trouver la clé de l’événement ? Ismard lui-même en doute. Mais il ne renonce pas à la chercher. Posons la question autrement : parlerait-on encore de Socrate et de son procès aujourd’hui si Platon n’en avait pas fait l’acteur principal de ses Dialogues, et cela, même dans l’hypothèse où les textes d’Aristophane, de Xénophon et de Polycrate (perdus, ceux-là) eussent été conservés ? Autrement dit, l’histoire de l’histoire du procès de Socrate n’est-elle pas essentiellement celle des idées de Platon ? Il y a là, bien sûr, l’avantage d’un texte connu sur une parole rapportée. Mais aussi la force d’enjeux politiques, philosophiques et sociaux considérables et relativement bien circonscrits par rapport au mystère d’un personnage prêt à endosser des costumes variés et peu mis à mesure. Après tout, il existe bien peu de traces dans l’histoire des vingt derniers siècles d’opinions portées à défendre le bien-fondé de la condamnation de Jésus, même de la part de ceux qui s’opposèrent au christianisme. C’est que, comme Paulin Ismard le montre dans le septième chapitre de son livre (pp. 211-234) (5), c’est de Socrate que l’on tenta de faire un chrétien avant la lettre et non de Jésus que quiconque prétendit faire un disciple de Socrate.
Le grand mérite du livre de Paulin Ismard, c’est de remettre en pleine lumière d’importantes questions relatives à la figure de Socrate et au sort que lui réserva au fil des siècles l’intelligentsia occidentale. Il est possible que s’il eût publié un ouvrage beaucoup plus copieux, où chaque période eût été examinée en profondeur, ces interrogations fussent restées confidentielles. Il n’en reste pas moins que certains raccourcis déçoivent. Ainsi, l’important tournant que connut l’approche de Socrate au XVe siècle à Florence est-il traité en deux paragraphes d’un synthétisme ravageur. Qu’on en juge par le premier de ceux-ci :
« C’est ainsi que peu à peu naquit un Socrate moderne qui, bien loin de l’extravagant silène de Platon, se présentait comme un citoyen exemplaire, dont la simplicité naturelle passera bientôt pour un amour de l’égalité entre les hommes. Aux côtés des traductions de Bruni et de l’œuvre de Ficin, un texte en particulier joue un rôle déterminant dans cette transformation. Au milieu du XVe siècle, Giannozzo Manetti (1396-1459) publia une Vie de Socrate, qui connut rapidement une ample diffusion. En fidèle disciple de Leonardo Bruni, Manetti y défendait la compatibilité de l’héritage païen avec le message évangélique. Le portrait qu’il brosse du philosophe présente toutefois plusieurs singularités. Par un large usage des sources antiques, Manetti, à la différence d’un Marsile Ficin, distingue clairement la philosophie socratique de son héritage platonicien. C’est Socrate l’Athénien qui intéresse Manetti, davantage que le théoricien du daimonion, et sa lecture du procès est en ce sens assez originale. Insistant sur le caractère insensé de la proposition de Socrate réclamant l’honneur du Prytanée, il disculpe en grande partie le paganisme de la mort du philosophe aux dépens d’un régime démocratique athénien désormais seul coupable. Su ce point, Manetti se montre fidèle à la leçon de Bruni, partisan de la constitution mixte, qui écrivait dans l’argument de son Apologie de Platon de 1424, que Socrate avait été la victime de “la multitude ignorante, c’est-à-dire Athènes sous un régime populaire”. » (pp. 240-241)
Que n’en apprend-on davantage sur cette période qui voit les textes païens antiques à nouveau traduits et diffusés !
La frustration est encore plus forte en ce qui concerne Montaigne, qui est expédié en deux pages et demie. Ismard ne s’y intéresse qu’aux deux chapitres des Essais dans lesquels le procès est évoqué, “De la physionomie” et “De trois commerces”. Mais Socrate surgit sans cesse tout au long de l’œuvre et il me paraît hardi de tenter de dresser un portrait du philosophe grec, tel que Montaigne le voit, sans s’interroger sur les raisons qui pousse ce dernier à l’invoquer face à chaque difficulté morale qu’il soulève.
Que tout cela ne décourage personne de lire ce livre qui pose de bonnes questions et dans lequel je vois personnellement une incitation à pratiquer l’histoire de l’histoire plutôt qu’une illustration, comme le veut l’auteur, du retour de l’événement.
(1) Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, 2013.
(*1) F. Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, 1969, p. 45-46.
(*2) Voir en particulier, au sein d’une bibliographie considérable, P. Ricœur, “Le retour de l’événement”, MEFRM t. 104. 1, 1992, p. 29-35 (ici p. 32), A Bensa et É. Fassin, “Les sciences sociales face à l’événement”, Terrain 38, 2002, et F. Dosse, Renaissance de l’événement, Paris, 2010.
(*3) Voir sur ce point les remarques de F. Rousseau, “Fragments pour une ingénierie de l’événement”, dans F. Rousseau et J.-F. Thomas éd., La fabrique de l’événement, Paris, 2009, p. 7-14, qui emprunte l’expression à A. Tarkovski, Le temps scellé, Paris, 1990.
(*4) Programme paradoxalement déjà réalisé par l’école des Annales elle-même, pour qui songe au Dimanche de Bouvines de Georges Duby, qui analysait l’ensemble du système féodal sous le prisme singulier de la bataille de 1214.
(2) Il n’est que de consulter l’explication que donne de l’événement l’Église gallicane sur son site Internet pour mesurer ce que le récit du baptême du roi des Francs doit à la construction postérieure de la France et de son Église et aux voeux actuels du clergé gallican.
(3) La frontière entre l’histoire commune (celle dont j’ai donné un exemple avec le baptême de Clovis interprété par l’Église gallicane) et l’histoire rigoureuse reste très incertaine. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire le dernier ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, La Grande Guerre, si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire (Seuil, 2013). Très impliqué dans les grandes commémorations, Jeanneney - qui ne manque certes ni d’intelligence, ni du sens de la nuance - n’hésite pas à voir dans le passé et son rappel des occasions de magnifier la France. Ainsi, il écrit : « Je suis de ceux qui demeurent étonné qu’en octobre 2005 on ait demandé à notre flotte de participer avec élan à la commémoration, sous la férule anglaise, de notre défaite maritime de Trafalgar et que le 2 décembre 2005 le gouvernement français ait décidé de jeter un voile pudique sur le deux-centième anniversaire de notre victoire d’Austerlitz ; se contentant d’envoyer sur les lieux de la bataille, en République tchèque, où une reconstitution avait été organisée par les autorités du pays, notre ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie : pâle figure... La chose fut d’autant plu surprenante que le Premier ministre était alors Dominique de Villepin, ostensiblement passionné de Napoléon, sur lequel il avait beaucoup écrit et publié. » (p. 41) Peut-on étudier sérieusement le sens des commémorations et suggérer soi-même ce qu’elles devraient être ? La gageure ne me semble pas tenable.
(*5) M. Foucault, Dits et écrits, vol. II : 1976-1988, Paris, 2001, p. 634.
(4) Je dois avouer ne pas encore avoir compris à ce jour ce que signifie précisément la vérité dont Foucault parle dans ses derniers cours. Ce n’est en tout cas pas celle vers laquelle tendent les efforts de la science.
(5) Ce chapitre est un peu décevant. Il passe fort vite sur des va-et-vient de l’évolution historique qui auraient mérité de plus longs développements.
Autre note sur Ismard :
La démocratie contre les experts
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